Épisode 87 – Elise et l’Apocalypse
Qu’est-ce que l’Apocalypse, comment cet épisode était-il représenté au Moyen Âge et qu’elle était sa signification pour les médiévaux ?
Élise Haddad, docteure à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, est l’invitée de cet épisode 87 de Passion Médiévistes. En 2019, sous la direction de Marie Anne Polo de Beaulie, elle a soutenu sa thèse intitulée Le bien à l’épreuve du mal. À partir du tympan de Beaulieu-sur-Dordogne : adversité apocalyptique et image analogiste. Elle s’est penchée sur l’analyse des images médiévales de l’Apocalypse dans les images monumentales et manuscrites, et vous en révèle davantage sur le sujet.
L’Apocalypse au Moyen Âge
Dans le cadre de ses recherches, Élise Haddad a parcouru des manuscrits médiévaux et décortiqués des images médiévales de l’Apocalypse. Ainsi, elle insiste d’abord sur un point : l’Apocalypse n’apparait pas au Moyen Âge à proprement parler. C’est un évènement de la fin des temps, cité du reste dans différentes religions et pas uniquement dans la religion chrétienne. Comme vous l’explique Élise Haddad, dans l’iconographie médiévale, les premières représentations de l’Apocalypse conservées datent de l’époque carolingienne, autour du IXème siècle de notre ère. Dans les textes manuscrits, les commentaires de l’Apocalypse sont, eux, beaucoup plus anciens.
“L’Apocalypse, ou tout simplement la révélation en langage plus commun, est le dernier livre de La Bible. C’est un grand évènement qui se passe à la fin des temps. [Et entre nous], c’est un livre complètement fêlé !” – Élise Haddad.
Élise Haddad définit l’Apocalypse comme le dernier livre de La Bible. Elle le décrit comme un livre de visionnaires, un livre prophétique qui traite des calamités envoyées sur Terre, mais aussi du jugement qui en découle et qui annonce l’Éternité. D’ailleurs, elle classe les images de l’Apocalypse en trois catégories : les scènes contemplatives, les scènes de conflits et les scènes représentant le jugement dernier.
Élise Haddad a étudié plus spécifiquement les représentations des conflits propres à la fin des temps, tels que racontés dans l’Apocalypse. Au fil de sa thèse, elle cherche à démontrer que les conflits serviraient à représenter l’épreuve, au sens théologique. Elle vous révèle également que le livre de l’Apocalypse traiterait aussi bien du présent que d’un futur prophétique, et avoue que le débat fait rage dans le monde de la recherche.
Les représentations de l’Apocalypse
“Le Jugement Dernier, c’est l’image gagnante au XIIIème siècle, on la retrouve partout [sur les monuments] !” – Élise Haddad.
Comme le décrit Élise Haddad, le Jugement Dernier est un épisode phare de l’Apocalypse. À ce titre, il y a énormément de représentations de cet évènement dans l’iconographie médiévale, cela plutôt à partir du XIIIème siècle. Élise Haddad vous explique ainsi qu’entre les XIème et XIIème siècle, les médiévaux représentent d’autres scènes. Par exemple, elle compte pour cette époque davantage de scènes contemplatives sur lesquelles une assemblée d’hommes est représentée en contemplation autour du Christ.
Bêtes de la Terre, bêtes de la Mer, dragons, sangliers, bêtes à cornes aux multiples têtes, Élise Haddad s’intéresse spécifiquement aux figures animales représentées sur les images de l’Apocalypse qu’elle étudie. Elle vous explique que chaque image ou sculpture peut livrer une interprétation distincte de ses figures bestiales citées dans les textes, et ainsi représenter une bête de plusieurs manières différentes, selon les époques et les versions.
“La fin des temps est la clé de compréhension du monde dans lequel on vit.” – Élise Haddad.
L’Apocalypse et la fin des temps permettent aux médiévaux de donner sens au monde. Il s’agit de passer d’un monde imparfait – qu’Élise Haddad qualifie de brouillon –, à un nouveau monde aux côtés de Dieu, du moins pour l’humanité qui aura la chance d’en faire partie à la suite du Jugement Dernier. C’est également une représentation du pouvoir temporel en lien avec l’ordre divin. Élise Haddad le définit ainsi comme une mise en scène du pouvoir avec Dieu et une justification de l’ordre du monde.
Quand on pense Apocalypse et arts, on peut avoir en tête la Tapisserie de l’Apocalypse conservée au domaine nationale du château d’Angers. En effet, Élise Haddad vous explique qu’au fil des siècles, les représentations de l’Apocalypse évoluent. Ainsi, à partir du milieu du XIIIème siècle, cet épisode devient un sujet politique récupéré par des mouvements de révoltes. L’Apocalypse devient alors un texte de contestation qui justifie des révoltes.
De fait, l’Apocalypse devient un sujet de représentations polémique, davantage réservé aux puissants, que ce soit dans les manuscrits ou en termes de décors – à l’instar des tapisseries. Exposés dans les milieux princiers, il s’agit donc, en quelque sorte, de dissimuler ces représentations afin d’éviter de donner des idées à des mouvements de contestation qui pourraient s’en emparer pour fomenter des révoltes.
L’église de Beaulieu-sur-Dordogne
“Quand vous voyez un portail d’église, il faut vous imaginer la quantité de travail, la quantité d’investissement […]. Ce n’est pas un petit gribouillis dans un manuscrit, non ! C’est une grande œuvre, avec des années de réflexions […]. C’est une entreprise énorme qui mobilise des équipes hyper expérimentées [qui ont] quelque chose derrière la tête.” – Élise Haddad.
Élise Haddad a décortiqué les représentations de l’Apocalypse sculptée sur le Tympan de l’abbatiale Saint-Pierre, située à Beaulieu-sur-Dordogne, en Corrèze, le long la vallée de la Dordogne. Cette abbaye date du premier tiers du XIIème siècle. C’est une abbaye d’architecture romane dont Élise Haddad vous détaille les particularités. Le tympan, tel que le Tympan de Conques, est cet espace sculpté semi-circulaire qui surplombe le portail, la porte d’entrée d’un édifice religieux.
Le tympan de l’abbatiale Saint-Pierre est sculpté du côté de l’entrée de l’édifice, celle réservée aux fidèles et qui permet de passer de l’espace profane à l’espace sacré. Ce tympan représente, au centre, une sculpture monumentale du Christ ressuscité embrassant de ses bras l’ensemble de l’humanité et surplombant des représentations de bêtes.
Comme elle l’explique dans l’épisode, Élise Haddad s’est particulièrement penchée sur l’étude de ces figures bestiales dans le tympan de Beaulieu-en-Dordogne. Pour vous, elle s’étend avec précisions sur ces trois bandes horizontales placées sous les pieds du Christ, et figurant les images de trois bêtes sur fond d’étoiles enchâssées dans des rosaces. Toujours selon Élise Haddad, il s’agit des trois bêtes des forces du Mal qui s’opposent à Dieu dans l’Apocalypse, à savoir la Bête de la Mer, le Dragon à sept têtes et la Bête de la Terre.
Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :
Ouvrages sur l’image médiévale, et plus particulièrement l’image romane :
- Cunillère Vincent, Pastoureau Michel, Tympans et portails romans, Paris : Seuil, 2014.
- Baschet Jérôme, Bonne Jean-Claude, Dittmar Pierre-Olivier, Le Monde roman par-delà le bien et le mal : une iconographie du lieu sacré, Paris : Arkhê, 2012.
- Bonne Jean-Claude, L’art roman de face et de profil. Le tympan de Conques, Paris : Le sycomore, 1984.
- Belting Hans, Image et culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris : Cerf, 1998.
- Schmitt Jean-Claude, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris : Gallimard, 2002.
- Baschet Jérôme, Les justices de l’au-delà : les représentations de l’Enfer en France et en Italie (xiiᵉ – xvᵉ siècles), Paris-Rome : École Française de Rome, 1993.
Ouvrages sur l’Apocalypse et ses usages :
- Cohn Norman, The pursuit of the Millennium : Revolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages, Londres : Secker & Warburg, 1957, Oxford University Press, expanded edition, 1970. traduit en français : Les fanatiques de l’Apocalypse, Bruxelles : Aden édition, 2012.
- Vauchez André (dir.), L’attente des temps nouveaux. Eschatologie, millénarismes et visions du futur, du Moyen Âge au xxe siècle, Turnhout : Brépols, 2002.
- Christe Yves, L’Apocalypse de Jean, sens et développement de ses visions synthétiques, Paris : Picard, 1996.
Publications de l’invitée :
- Prévu pour 2023 : «Les étoiles de Beaulieu-sur-Dordogne», actes des journées d’études Abstraction et Image médiévale – Abstraction before the Age of abstract Art, ed. Vincent Debiais et Elina Gertsman.
- Prévu pour 2023 : «Les étoiles de Beaulieu-sur-Dordogne», actes des journées d’études Abstraction et Image médiévale – Abstraction before the Age of abstract Art, ed. Vincent Debiais et Elina Gertsman.
- Soumis, prévu pour 2023 : «La coloración de la piel en los manuscritos de la Conquista: ¿marcador de alteridad étnica?» in Forjando Mexico, ed. Guillaume Gaudin, Presses Universitaires du Midi.
- Soumis, accepté, publication prévue fin 2022/début 2023 : « Délimiter le champ des exempla dans les lettres de Pierre Damien – retour sur une expérience d’indexation. » in Pierre Damien et les exempla. Stratégies auctoriales et réception, Patrick Henriet, Marie Anne Polo de Beaulieu Eds, Garnier.
- « Bête eschatologique, bête sauvage. Quelle place pour la bestia au sein de la création? », dans Trier, classer, organiser : Ordonner le monde au Moyen Âge, Questes, 2022, https://doi.org/10.4000/questes.5854.
- « Iconography. Dynamics of Innovation at Work in the Representation of the Hellmouth » in Culture of Contagion, Béatrice Delaurenti, Thomas Leroux, dirs,Cambridge (MA): MIT Press, 2021.
- «Iconographie. Dynamiques d’innovation à l’œuvre dans la représentation de la « gueule d’enfer ».» in De la Contagion, Béatrice Delaurenti, Thomas Leroux, dirs, Vendémiaire, Paris, 2020.
- «Le bien à l’épreuve du mal : iconographie du portail et de l’église à Beaulieu-sur-Dordogne.», Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n°50, 2020.
- « Former une communauté par la fin. Options eschatologiques romanes.», portfolio dans Terrain n°71, avril 2019. pp. 158-181.
- « (Ré)utilisation de formes anciennes dans le décor sculpté de Beaulieu-sur-Dordogne », Questes, 40, 2019.
- Direction des actes, avec Alicia Viaud et Doina Craciun : Moyen-Âge et Médiévalisme, les formes de la domination, sous la forme d’un numéro des Cahiers du CRH, 2018.
- «Common space or cleft places? The example of Beaulieu, an architectural and figured space.», in Place and Space in the Medieval World, Meg Boulton, Jane Hawkes, Heidi Stoner Ed., Routledge/Taylor and Francis, 2017.
- «ONTIC STRUCTURES, SOCIAL CONJUNCTURES: Images of the Twelfth Century through the looking-glass of a contemporary anthropological proposition.» in Proceedings of the II. international philosophy Conference, Istanbul, 2015.
- « Palimpsest », in Elkins, McGuire et al. Ed., Theorizing Visual Studies, Writing through the discipline, NY and London : Routledge, 2013.
- «Sémiologie de la symbolique romane, l’exemple de Vézelay», intervention prononcée devant le séminaire doctoral du CRAL, publiée sur HAL-SHS (halshs-00670727), 2010.
Note de l’invitée Elise Haddad sur l’illustration de cet épisode (voir ci-contre) :
« L’image d’illustration est une création artistique contemporaine. Il est aussi intéressant d’y lire toute la distance qui sépare notre culture visuelle et celle des images médiévales. Dans la partie haute, certains chiffres ou indices signifiants ont disparu (nombre de personnages, quelques auréoles, quelques nuées), et l’artiste a privilégié le mouvement d’ensemble et l’expressivité ; pour cela, elle a simplifié et dés-imbriqué la hiérarchisation des espaces, qui deviennent donc un seul ensemble global. La lisibilité est plus rapide, plus immédiate. Dans la partie basse, elle a privilégié la symétrie sur la variété des figures… De quoi nous faire réfléchir sur l’image d’aujourd’hui, aussi bien que sur l’image médiévale ! »
Dans cet épisode, vous avez pu entendre les références des œuvres suivantes :
- La Tapisserie de l’Apocalypse du domaine national du Château d’Angers, dans le Maine-et-Loire
- Le Tympan de l’abbatiale Saint-Pierre, à Beaulieu-sur-Dordogne, en Corrèze
- Le Tympan de l’abbaye Sainte-Foy de Conques, en Aveyron
- Le Tympan de l’abbaye Saint-Pierre, à Moissac, dans le Tarn-et-Garonne
- Le Tympan de l’abbaye Sainte-Marie, à Souillac, dans le Lot
- Le Château de Schloss Tyrol, à la frontière entre la Suisse et l’Italie
- Jean-Claude Schmitt, Le cloître des ombres, Gallimard, 2021
Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :
- Le cabinet des estampes » : Jean Marie DROT présente l’Apocalypse de DURER (1953)
- Dies Irae | Schola Cantorum Of Amsterdam Students, Wim Van Gerven
Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :
- Épisode 22 – Jeanne et l’art macabre
- Épisode 2 – Ombeline et les dragons
- Hors-les-murs #9 – L’abbaye de la Sauve-Majeure
- Épisode 72 – Agathe et les carreaux de pavement
- Épisode 74 – Julia et l’escargot au Moyen Âge
- Hors-série #19 – L’ensemble cathédral du Puy-en-Velay
- Épisode 81 – Lucas et l’art gothique en Bourgogne
- Sciences et Moyen Âge : Le vitrail
- Au cœur de Notre-Dame de Paris
Merci à Clément Nouguier qui a réalisé le magnifique générique du podcast, à Baptiste Mossiere pour le montage de l’épisode et Alizée Rodriguez pour la rédaction de l’article !