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Épisode 78 – Emma et les marchands à la fin du Moyen Âge

Que voulait dire être marchand au Moyen Âge ? Et est-ce que c’était une bonne situation ?

Dans cet épisode de Passion Médiévistes, Emma Delcros vous parle des marchands à la fin du Moyen Âge. En juillet 2022, dans le cadre d’un master d’histoire à l’Université de Pau, elle a soutenu un mémoire de recherches sur le sujet Les marchands castillans dans le duché de Bretagne, durant les deux derniers siècles du Moyen Âge. Elle était sous la direction de Véronique Lamazou et de Romain Telliez. À savoir que cet épisode du podcast a été enregistré en public, à Toulouse, dans le bar Level Up. Alors est-ce une bonne situation d’être marchand au Moyen Âge ? Emma Delcros répond à cette question, sans détours… ou presque.

Le commerce à la fin du Moyen Âge en France

Enregistrement à Toulouse
Enregistrement à Toulouse en février 2023

Emma Delcros a étudié les marchands castillans dans le royaume de France au cours des XIVème et XVème siècles. Elle s’est intéressée particulièrement à la façade atlantique, à la fois en Espagne et en France, de la Galice à Dunkerque. Ses recherches portent donc principalement sur les duchés de Bretagne et de Normandie, avec des passages par la péninsule ibérique.

À cette époque, le royaume de France et le royaume d’Angleterre se disputent la même couronne. C’est la guerre de Cent Ans qui dure de 1337 à 1453. En ces temps troublés, les rois de France qui se succèdent ont besoin de nouer des alliances diplomatiques et militaires. Ils se tournent notamment vers la Castille d’où sont originaires les marchands espagnols qui commercent dans le royaume de France à ce moment de l’Histoire.

Dans ce contexte, les conflits armés entre la France et l’Angleterre ont des répercussions sur les liaisons commerciales : les sièges de villes ainsi que les blocus entravent les flux de marchandises et multiplient les raisons de poursuivre la guerre. Bien que décisif dans l’histoire du royaume de France, le contexte politique n’arrête pas le commerce pour autant – même s’il complique parfois les échanges. Emma Delcros a examiné les déplacements des marchands et des biens se font autant par voies fluviales et maritimes, que via les routes et les chemins terrestres. Les marchands continuent donc de traverser les frontières, d’entrer et sortir du territoire et d’échanger leurs stocks.

En outre, dans le royaume de France, les marchands se déplacent le long de l’une des principales voies commerciales du pays, à savoir, le couloir du Rhône. Cet axe de circulation des marchandises et des hommes qui en font commerce relient des villes comme Marseille, Lyon et Paris, ou encore la ville de Nantes – grade plateforme commerciale. Il permet, entre autre, d’accéder aux foires de Champagne, de même qu’aux principales villes de Flandres, à l’instar de Bruges.

Pour ce qui est des biens échangés, Emma Delcros mentionne les draps produits en Normandie, comme l’Ecarlate de Rouen et le Gris de Montivilliers. Les céréales ou le vin font partie des denrées les plus prisées. Dans un autre registre, le fer, produit dans le nord de l’Espagne et conditionné sous la forme de lourdes barres, est déchargé à Rouen, Harfleur ou Dieppe. Parmi les biens les plus précieux, on retrouve le safran, venu d’Aragon, mais aussi des draps de luxe, scellés par des cachets de cire portant le sceau de la corporation drapière qui les produit – un gage d’authenticité.

Les marchands au Moyen Âge

La place des marchands [dans la société médiévale] est multiple. […] Ils forment le premier noyau bourgeois des villes. — Emma Delcros

Nouvelle acquisition latine 1673, fol. 66v, Marchand de sel. Tacuinum sanitatis
Nouvelle acquisition latine 1673, fol. 66v, Marchand de sel. Tacuinum sanitatis

Au Moyen Âge, dès le XIIe siècle dans le royaume de France, les marchands français constituent le premier noyau bourgeois des villes. Ils occupent alors souvent des charges (offices) et sont ainsi échevins, conseillers ou encore prudhommes. À ce titre, ils sont donc exemptés de taxes, de même qu’ils relèvent d’une justice particulière. En parcourant les sources, Emma Delcros a également réalisé qu’être marchand était souvent une histoire de famille, un métier transmis d’une génération à la suivante.

Elle nous apprend aussi que les marchands médiévaux ne sont pas forcément spécialisés dans le commerce d’un type de bien en particulier. Tous semblent s’adapter à la fois aux territoires qu’ils traversent et aux marchandises qui y sont produites. Ils ne se contentent donc pas d’un seul type de produit. Ils achètent et revendent différents biens en fonction de la demande.

Par ailleurs au Moyen Âge, les marchands sont regroupés en guildes – ou hanses. C’est-à-dire qu’ils font partie d’une corporation marchande au sein de laquelle ils jouissent de certains privilèges octroyés par le roi lui-même. Au XIVème siècle, Philippe VI, le premier roi de la famille des Valois, accorde des privilèges aux marchands portugais puis espagnols, principalement dans le but de s’attirer les faveurs du roi de Castille, Alphonse XI, et de s’assurer de son soutien dans la Guerre de Cent Ans.

Ainsi, les privilèges sont délivrés par ordonnances royales. Il s’agit de documents normatifs qui délivrent des prérogatives et des exemptions à certaines catégories de la population : aux artisans, aux bourgeois, mais aussi, aux marchands étrangers. Comme le détaille Emma Delcros, puisque ces derniers ne sont pas sujets du roi de France, ni bourgeois d’une ville du royaume, ils disposent de certains acquis, essentiellement sous la forme d’exemptions fiscales. Cela revient à dire que les marchands ne paient pas de taxes sur les produits dont ils font commerce.

Pour ce qui est des marchands étrangers exerçant dans le royaume de France, Emma Delcros nous apprend plusieurs choses. Dans son mémoire, elle s’est intéressée tout spécialement aux marchands castillans venus faire du commerce en France. Elle a notamment pu constater que pour s’implanter dans le royaume, ces marchands étrangers s’associent à des partenaires locaux. Ils ont ainsi recours à des courtiers qui leur permettent d’avoir accès à différents marchés au sein des places commerçantes qu’ils visitent. Ils doivent également disposer d’un lieu d’habitation et d’un entrepôt dans les villes dans lesquelles ils prévoient d’échanger.

Les sources sur les marchands

Les registres de la cour des aides sont impressionnants ! — Emma Delcros

Illustration de l'épisode 78 par Din
Illustration de l’épisode 78 par Din

Pour mener à bien ses recherches, Emma Delcros a parcouru de nombreuses sources : archives économiques (livres de comptes), archives judiciaires (pièces de procès), mais aussi registres de baptêmes. Elle avoue qu’il n’était pas si facile de collecter tous ces documents, car ils sont divisés entre différents fonds départementaux dispersés entre la Seine-Maritime, la Loire-Atlantique et l’Ille-et-Villaine. Elle a aussi travaillé sur des fonds de la Bibliothèque nationale de France, et via la plateforme Pares, le portail virtuel des archives espagnoles.

Parmi ces documents, Emma Delcros cite les sources comptables et fiscales des registres de Dieppe et d’Harfleur, les registres de chancellerie du duché de Bretagne ou le trésor des Chartes des rois de France, à Paris – cet ensemble d’archives est nommé ainsi parce qu’avant d’être conservées en un seul endroit, les archives royales étaient précieusement conservées dans des coffres que les rois de France transportaient avec eux au gré des déplacements de la cour.

Pour explorer ces archives, Emma Delcros confie avoir utilisé la recherche par mot-clé, en sélectionnant les siècles qui l’intéressait. Au gré de ses recherches, elle a pu isoler et étudier environ 200 marchands castillans.

[Dans les sources], il y a des marchands espagnols dont le nom n’est pas francisé, mais carrément bretonnisé. — Emma Delcros

Enfin, Emma Delcros révèle que les documents faisant état des recettes – d’une ville, par exemple – furent particulièrement intéressants à étudier en ce sens où ils sont très précis. Elle y a, entre autres, retrouvé le détail des échanges et des cargaisons : la quantité et la nature des marchandises importées (barres de fer, ballots de laines, etc.), de même que la quantité et la nature des marchandises exportées (du vin, généralement). L’ensemble des informations témoigne également des acquis à payer par les marchands espagnols à leur entrée dans le royaume de France et à leur sortie du territoire. Elle a ainsi pu comprendre que ces derniers, malgré leurs privilèges, avaient du mal à se faire exempter de certains impôts.

Cet épisode est sponsorisé par l’université PSL et le podcast Tangram, je vous conseille leur épisode sur le rythme avec l’interview de Jean Claude Schmitt sur les prières dans les monastères.

Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :

  • MOLLAT Michel, Comptabilité du Port de Dieppe au XVe siècle, Armand Colin, Paris, 1951
  • KERHERVE Jean, L’État breton aux XIVe et XVe siècles : les ducs, l’argent et les hommes, t.1 et 2, éd. Maloine, Paris, 1987
  • LE BOUËDEC, Gérard (dir.) ; ÉRIC, Guerber (dir.). Gens de mer : Ports et cités aux époques ancienne, médiévale et moderne. Presses Universitaires de Rennes, 2013
  • MOAL Laurence, L’étranger en Bretagne au Moyen Âge, Présences, attitudes, perceptions, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
  • MOLLAT Michel, Le Commerce maritime normand à la fin du Moyen Âge, Paris, 1952.
  • PRETOU Pierre, L’invention de la Piraterie en France au Moyen Âge, PUF, Paris, 2021.
  • SAPIN Guy, PRIOTTI Jean-Philippe (dir.), Le commerce atlantique franco-espagnol : acteurs, négoces et ports (XVe-XVIIIe), Presses universitaires de Rennes, 2008.
  • TOUCHARD Henri, Le commerce maritime breton à la fin du Moyen Âge, Belles lettres, Paris, 1967.
  • TRANCHANT Mathias, Le Commerce maritime de la Rochelle à la fin du Moyen Âge, Presses universitaires de Rennes, 2003.
  • WOLFF Philippe, Commerce et marchands de Toulouse (vers 1350-vers 1450), Paris, 1954.
  • LE GOFF Jacques, Marchands et banquiers du Moyen Âge. Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2001