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Épisode 20 – Aurore et Nantes au Moyen Âge

Dans cet épisode 20 Aurore Denmat-Leon parle de sa thèse sur les villes bretonnes au Moyen Âge.

Aurore Denmat-Leon
Aurore Denmat-Leon

Comment était organisé la Bretagne au Moyen Âge ? Quel était le rôle de Nantes par rapport aux autres villes ? Mais d’ailleurs, est-ce que Nantes était bretonne ? Aurore répondra à ses questions dans l’épisode, à partir de sa thèse sur les miseurs et sur l’administration économique, qu’elle effectue à l’université Sorbonne Université Paris IV.

Aurore nous explique comment étaient organisés les villes au Moyen Âge, leur grande indépendance, leur fonctionnement entre elles et le rôle important de Nantes. Elle raconte aussi son travail aux archives, sa méthode pour examiner des livres de comptes, jusqu’à en rêver la nuit !

« Ma recherche se concentre sur les comptabilités des villes bretonnes à la fin du Moyen Âge, appelées « comptes des miseurs ». Les plus grandes séries conservées concernent Nantes et Rennes, les deux principales villes du duché de Bretagne, et sont examinées comme des sources d’histoire économique et sociale participant d’une culture documentaire se normalisant et d’un écrit pratique accru. Le compte doit devenir un outil pour revenir aux hommes : l’histoire urbaine au prisme des acteurs doit faire apparaître les modalités du service de la ville ainsi que du service du prince. Les villes se prêtent à une réflexion sur l’investissement et la mise en place de stratégies sociales et politiques. »

Pour en savoir plus sur, Aurore vous conseille de lire :
Les extraits diffusés dans cet épisode :
Transcription de l’épisode 20 (cliquez pour dérouler)
[Introduction du podcast]

Générique

Est-ce que l’on sait tout du Moyen Âge ?

Est-ce qu’il reste encore des choses à découvrir ? Et d’abord qu’est-ce que le Moyen Âge ? En fait il y a autant de réponses que de médiévistes. Dans ce podcast, nous rencontrons des personnes qui étudient l’histoire médiévale, ils nous parlent de leurs sujets passionnants et de leurs recherches pour vous donner envie d’en savoir plus.

Episode 20 – Aurore et Nantes au Moyen Âge, c’est parti !

Fanny : Bonjour Aurore Denmat-Leon.

Aurore: Bonjour Fanny.

Fanny: Depuis septembre 2017, tu fais une thèse sur les villes bretonnes au Moyen Âge et, plus précisément, sur les miseurs dans ces villes et l’administration économique. On va en parler. Tu fais cette thèse à Sorbonne-Université Paris IV sous la direction de Elisabeth Crouzet-Pavan. La Bretagne est ton sujet d’étude privilégié depuis ta première année de Master et aujourd’hui tu viens donc nous parler de Nantes. Je voudrais commencer avec toi par un grand panorama, est-ce que tu pourrais nous décrire à peu près la Bretagne au Moyen Âge ?

Aurore : Alors, la Bretagne au Moyen Âge ça se distingue encore entre ce que l’on distingue aujourd’hui, entre ce que l’on appelle l’Armor, la partie proche de la mer et l’Argoat, la partie proche de la terre. Il faut voir que je me suis spécialisée sur Nantes, mais Nantes si on regarde la carte, n’est pas du tout au centre de la Bretagne. C’est même finalement très en périphérie et pourtant la ville de Nantes va être à partir de 1468 considérée comme la capitale des ducs de Bretagne. Donc on voit bien que la ville de Nantes est au cœur administratif, politique et économique de ce duché de Bretagne. Pourquoi ? Parce qu’elle y concentre les pouvoirs, les hommes et aussi les richesses.

Fanny : En fait, il se trouve qu’une partie de ma famille est originaire de Nantes, et donc à chaque fois que je me dis bretonne, j’ai toujours quelqu’un qui me dit : « Hum, Nantes ce n’est pas en bretagne ». Donc, vu que j’ai une spécialiste sous la main, j’aimerais que l’on rétablisse la vérité une fois pour toute : est-ce que Nantes est bretonne ?

Aurore : Nantes est bretonne, pour le Moyen Âge au moins. Je ne vais pas rentrer dans les controverses politiques du moment. Nantes est le siège, encore aujourd’hui, de ce que l’on appelle le château des ducs de Bretagne. Vous savez ce grand château, blanc, sur les rives, maintenant presque comblées de la Loire, que l’on voit bien avec ses tours. Et ça va être la résidence officielle, un peu comme les palais princiers, des ducs de Bretagne à partir de 1468. Avant, on avait déjà un château et on va avoir des travaux d’aménagement, d’embellissement, pour donner le château que vous pouvez voir aujourd’hui à partir du XVème siècle.

Fanny : Et comment se positionne Nantes par rapport au reste de la Bretagne ?

Aurore : Nantes est considérée, par les historiens, comme l’une des deux villes capitales du duché avec Rennes. Donc Nantes est, finalement, le cœur des échanges économiques et la plateforme d’échange du duché pour les biens économiques. Elle va aussi attirer beaucoup de population notamment des colonies par exemple espagnoles ou encore normandes.

Fanny : Toi tu as travaillé spécifiquement sur la fin du Moyen Âge c’est ça ?

Aurore : Oui, je travaille plus précisément sur le XVème et la première moitié du XVIème siècle.

Fanny : On est encore au Moyen Âge à ce moment-là ?

Aurore : On est encore au Moyen Âge pour la Bretagne jusqu’à 1532. La date officielle du rattachement au royaume de France qui, je pense, fait basculer Nantes dans ce que l’on pourrait appeler l’ère moderne.

Fanny : C’est au moment en fait où l’héritière du duché de Bretagne est mariée au roi de France c’est ça ?

Aurore : Exactement. L’indépendance ou plutôt la perte d’indépendance, de la Bretagne ne s’est pas faite comme ça. Il y a eu une guerre que l’on dit avoir commencé, pour les plus puristes, à partir de 1487 et la guerre va officiellement se terminer à partir de la prise de notre fameux château des ducs de Bretagne, ce qui montre bien que Nantes était bien la capitale, en 1491. Et l’édit que l’on appelle l’édit d’union qui est en fait un ensemble de plusieurs traités, n’est signé qu’en 1532. Le mariage d’Anne de Bretagne avec le roi de France se fait en 1492. Mais il faut bien voir qu’Anne de Bretagne a épousé deux rois de France. Donc elle est doublement reine de France.

Fanny : Comment ça elle a épousé deux rois de France ?

Aurore : La pauvre Anne de Bretagne avait d’abord fait un mariage avec Maximilien, un des princes d’Empire, très loin de la Bretagne. Le mariage n’a, disons, jamais été consommé. Elle a ensuite épousé le roi de France Charles VIII et après la mort de ce dernier, elle a épousé le roi de France Louis XII. Duchesse de Bretagne, deux fois reine de France et rattachement de la Bretagne à la France : juste, une simple histoire d’héritage finalement.

[Extrait guides du château des ducs de Bretagne

Voix féminine : Nous sommes actuellement sur les remparts du château des ducs de Bretagne, le château de Nantes. Nous sommes en plein cœur de ville et vous pouvez remarquer que nous sommes dans un château qui est, à la fois une forteresse qui était là pour défendre la ville de Nantes, et à l’intérieur dans un magnifique palais ducal. Donc, c’est vraiment un château qui marque la frontière entre la Bretagne historique et le royaume de France à l’époque.

Voix masculine : La position stratégique du château, c’est d’être dans la continuité des murailles de la cité, d’être le premier point défensif sur l’est de la ville face à l’envahisseur français. C’est une forteresse bretonne et qui assure la première défense de la ville.]

Fanny : On va se concentrer sur les villes bretonnes. Est-ce que tu peux nous dire quelles sont les spécificités des villes bretonnes ?

Aurore : Les spécificités des villes bretonnes, à mon avis, c’est leur grande autonomie. D’abord autonomie par rapport au duc de Bretagne qui est leur souverain, et ensuite autonomie par rapport au roi de France. Et il y a quelque chose qui est très intéressant c’est que à la fin, dans le cas de Nantes, de la guerre de Bretagne une fois que la ville s’est rendue en 1491, vous savez ce que c’est la première dépense qui est faite par la ville ?

Fanny : Non

Aurore : De la cire, pour faire des sceaux pour pouvoir aller voir le roi et lui réclamer de valider ou plutôt de confirmer les privilèges de la ville. Privilèges qui étaient avant tout financiers. Donc une des spécificités de ces villes c’est de pouvoir s’administrer elles-mêmes, on reviendra peut-être sur ça, et de gérer surtout une partie de leurs revenus. Surtout ceux employés pour ce que l’on appellerait aujourd’hui les travaux publics. Donc grande indépendance, possibilité de percevoir elles-mêmes les impôts sans passer par les intermédiaires ducaux puis royaux.

Fanny : Y a Tania sur twitter qui nous a demandé quelles sont les relations des villes bretonnes entre elles ? Est-ce qu’il y a du coup une échelle entre les petites, entre les grandes villes ?

Aurore : Oui. Alors on a ce que l’on appelle les deux villes principales du duché, appellation que l’on trouve même dans des textes, dans des poèmes ou des chroniques contemporaines du temps, qui sont Nantes et Rennes. Au degré inférieur on trouve des villes telles que Quimper, Vannes, Vitrée, Lamballe, et au degré, au plus petit degré, on trouve des, oui bien évidemment, des plus petites villes. Mais c’est vraiment Nantes et Rennes qui dominent les échanges en Bretagne.

Fanny : Et donc comment s’organisent les relations entre les petites villes ?

Aurore : On a des relations très verticales, parce que typiquement comme les institutions du duché sont basées dans ces deux villes principales que sont Nantes et Rennes, villes qui sont aussi des sièges de diocèses, des évêchés, tout doit remonter jusqu’à ces villes et notamment les revenus. Par exemple, les habitants de Guérande doivent envoyer une partie de leurs impôts à la ville de Nantes.

Fanny : On va s’intéresser donc plus spécifiquement à Nantes. Comment était organisé Nantes du point de vue social et urbain ? Est-ce qu’elle avait une spécificité en plus de ce que tu viens de dire tout à l’heure ?

Aurore : Du point de vue social, à Nantes, on a à la tête de la ville, à la fin du Moyen Âge, donc à partir des année 1380, on retrouve dans nos sources la trace de ce que l’on appelle un procureur des bourgeois. Il semblerait que c’était cette personne-là qui représentait les intérêts de la ville auprès du duc. A partir des années 1400, on trouve dans la ville de Nantes, comme dans la ville de Rennes, une assemblée des bourgeois. Assemblée de 12 bourgeois qui ne va prendre le nom de Conseil des bourgeois qu’à partir des année 1420. Et c’est cette décennie, à priori 1420, qui va être marquante parce que vont s’affirmer des institutions véritablement municipales avec un miseur, celui que j’étudie, qui est élu par la communauté des habitants pour une durée d’un an et qui est chargé d’administrer tous les deniers de la ville. Très concrètement qui est chargé d’organiser l’entretien, les travaux, la gestion de la ville en général. A cela vont s’ajouter de multiples fonctions municipales qui sont déterminées par les habitants de la ville eux-mêmes en fonction des besoins. Que ce soient des besoins en temps de guerre ou en temps de paix.

Fanny : Si on regarde le plan de Nantes aujourd’hui, est-ce que l’on trouve encore des traces de ce qu’était Nantes au Moyen Âge ?

Aurore : Tout à fait. On trouve des traces. Par exemple, il y a toutes les îles de la Loire qui aujourd’hui ont été en partie comblées, c’est-à-dire que certaines sont reliées entre elles, les rues portent encore les noms de ce qu’étaient ces îles à l’époque, par exemple on a un quartier aujourd’hui qui s’appelle le quartier de La Madeleine. A l’époque on retrouve des registres d’impôts portant sur La Madeleine. Les rues de Nantes aujourd’hui correspondent exactement à l’emplacement des rues au Moyen Âge.

Fanny : Il n’y a pas eu de grandes modifications comme il y a eu à Paris par exemple ?

Aurore : Les grandes modifications ne consistent qu’en des, ce que l’on appelle, des comblements de la Loire et des comblements de l’Erdre. C’est-à-dire que Nantes était au Moyen Âge beaucoup plus fragmentée qu’elle ne l’est aujourd’hui. On avait des dizaines de petites îles sur la Loire alors qu’aujourd’hui on a deux bras principaux de la Loire uniquement.

Fanny : Et est-ce que la Loire, parfois, inondait la ville ?

Aurore : La Loire inondait beaucoup la ville. Et surtout, elle inondait les ports, donc préoccupation on va dire tout à fait d’actualité, et on trouve pour le XVème siècle des premiers travaux de comblements. On essaye d’augmenter la taille des levées de terre, plus précisément, pour éviter que la Loire et l’Erdre, la deuxième rivière très importante de Nantes, ne débordent et ne ravagent notamment les halles à poissons et à grains.

Fanny : Nantes était un port, donc on se doute que la Loire devait vraiment avoir une grande importance dans l’organisation de la ville.

Aurore : C’est un rôle de point de passage et qui dit point de passage dit péages. Toutes les marchandises qui passaient sur la Loire étaient taxées à leur entrée dans la ville de Nantes. Donc la Loire était autant un axe de communication, un axe de passage qu’un moyen de faire payer les marchands.

Fanny : On l’a vu un peu plus tard dans l’Histoire, malheureusement dans un contexte sur l’esclavage, Nantes était un port important notamment en lien avec tous les pays étrangers. Est-ce que déjà au Moyen Âge elle avait ce rôle un peu de plateforme en recevant des importations de produits lointains.

Aurore : Exactement, pour une raison toute simple, ce que l’on appelle aujourd’hui la guerre de Cent ans. Si on regarde un peu la carte, on voit bien que la Bretagne se situe exactement entre le royaume d’Angleterre et le royaume de France. Et la Bretagne a su jouer de cette position d’entre-deux, en étant tantôt du parti anglais, tantôt du parti français. Et ça servait à quoi ? A débarquer notamment les produits anglais sur le continent et inversement, la Bretagne servait de point de départ à des produits.

Fanny : Est-ce que l’on avait des liens aussi avec des pays comme la Scandinavie ou avec même des pays d’Afrique ?

Aurore : Des pays d’Afrique je n’en ai pas trouvé d’occurrence mais le duc François II, donc le père de la duchesse Anne de Bretagne qui est si connue, a signé toute une série de traités avec les villes de la Hanse donc les villes de la Baltique dans les années 1480 mais aussi des traités d’échange avec les Castillans et avec les Portugais. Cette proximité notamment avec les Castillans était à ce point importante qu’a été créé ce que l’on appelle une bourse d’Espagne à Nantes, qui était chargée de gérer les intérêts de ce que l’on appelle la nation espagnole dans la ville de Nantes.

Fanny : D’ailleurs sur Twitter, aussi, Constance nous a demandé quel est le commerce qui prédomine à Nantes ?

Aurore : Le commerce du drap. Surtout à ma période.

Fanny : Un peu comme les Flandres en fait à cette époque-là ?

Aurore : Un peu comme les Flandres, et le parallèle va plus loin. C’est que toujours dans notre contexte de guerre franco-anglaise ou encore de guerre de Cent ans, appelez-la comme vous voulez, des drapiers normands qui ont été massacrés pendant le conflit, qui ont été chassés du duché de Normandie, se sont réfugiés dans le duché de Bretagne avec leurs activités.

Fanny : Ils ont été opportunistes. Alors on va s’accrocher parce que j’ai une question un peu compliquée mais c’est quelqu’un sur Twitter qui nous l’a demandé, donc c’est Stuart qui nous demande: à partir de quand peut-on remarquer la prédominance des échanges avec le royaume de France et un recul avec celui d’Angleterre qui amènera une francisation culturelle et intellectuelle des élites bretonnes ? Là c’est peut-être un petit peu antérieur à ta période c’est ça ?

Aurore : Ce n’est pas vraiment antérieur. Mais on ne peut pas parler de rapport plus grand avec le royaume d’Angleterre ou plus grand avec le royaume de France, en termes économiques au moins. On peut véritablement, oui, parler de francisation, je crois c’est ça, culturelle. Oui parce que la langue de Nantes et du duché de Bretagne, la langue principale était le français évidemment. Mais en termes d’échanges le duc de Bretagne a très bien su jouer de sa position d’entre-deux et d’une certaine neutralité pour échanger autant avec l’un qu’avec l’autre, selon les circonstances. Donc on ne peut parler finalement de prééminence de la France que dans le domaine culturel, et ça se voit notamment avec l’arrivée, à la cour de ducs de Bretagne, de nombreux écrivains ou artistes venus du royaume de France. Par exemple dans le cas de la construction de la cathédrale Saint Pierre de Nantes, débutée vers 1444, on trouve de nombreux artistes qui viennent du royaume de France.

Fanny : Tu as commencé ta thèse depuis actuellement un an. Je sais qu’il ne faut pas trop poser de questions, mais je te le demande quand même: comment se passe ta thèse ?

Aurore : Très concrètement je partage mon temps entre recherche et enseignement à la Sorbonne. J’ai pendant les premiers mois poursuivi les dépouillements aux archives que j’avais commencé pendant mes années de Master et j’ai complété ce que l’on appelle, ma bibliographie, parce que je devais rester un peu à Paris pour enseigner justement. Et je poursuis désormais mes dépouillements aux archives, que ce soit donc à Nantes, à Rennes, à Vannes ou à Quimper, donc un grand tour de Bretagne et j’espère pouvoir ensuite soutenir ma thèse le plus rapidement possible.

Fanny : Ah oui, donc toi tu veux être assez rapide en fait parce que dans le podcast j’ai reçu des personnes qui faisaient une thèse plutôt en 4, 5 ans. Toi tu veux être un peu plus rapide que ça ?

Aurore : Idéalement 3 ou 4 ans, mais ce n’est qu’un rêve aujourd’hui.

Fanny : Ça veut dire que tu as quand même déjà bien avancé alors ?

Aurore : Il s’avère que dans ma méthode de travail, j’arrive à voir précisément où j’en suis parce que je fais ce que l’on appelle des dépouillements systématiques. C’est-à-dire que pour un type d’archives j’ouvre absolument tous les cartons un par un. Lorsque que par exemple je me rends à Nantes, si je sais que j’ai 100 cartons à voir, si je n’en suis qu’au vingtième au bout d’une semaine je sais combien de semaines je risque de devoir y passer ensuite.

Fanny : Ça doit te prendre un temps fou.

Aurore : Ça prend un temps fou, mais il y a quelque chose de très utile c’est qu’en France et en tous cas dans mon cas, j’ai le droit de prendre en photos toutes les archives. Donc voilà comment je répartis mon travail physiquement sur place. Je lis, entre guillemets “en direct”, mes archives pendant disons 4-5 heures, et les heures d’ouvertures restantes je prends des photos, chaque jour, que je peux ensuite traiter au fond de ma couette à Paris.

Fanny : Dans ta thèse, qu’est ce que tu veux montrer?

Aurore : Dans ma thèse, je veux montrer l’affirmation d’une nouvelle élite. Élite bourgeoise qui est parti de rien. Parce que ce que j’avais vu en Master c’est qu’une des spécificités de Nantes c’était que les élites venaient de nulle part. Les nobles n’occupent pas de fonction à Nantes, à part peut-être quelques fonctions militaires. Ce ne sont que des gens qui se sont “formés” entre guillemets, à l’échelle de leurs quartiers, à l’échelle de leurs paroisses, qui vont ensuite accéder à des fonctions à l’échelle de la ville, et d’une certaine manière pour les meilleurs d’entres eux, à l’échelle du duché. Donc je veux étudier ces nouvelles familles. Familles que l’on retrouve ensuite à l’époque moderne, et comme tu disais à l’époque de la Traite.

Fanny : Et ce sujet n’a pas été traité avant ?

Aurore : Non parce qu’en fait les fonds, dans le cas de Nantes, ont été étudiés de façon systématique mais thématique d’une certaine manière. C’est-à-dire qu’on a eu des travaux sur le commerce à Nantes, ou sur la vie de Nantes en général, ou sur une seule famille, mais l’on n’a pas forcément essayé de faire communiquer les différents types de fonds entre eux. Et je veux faire ça pour plusieurs villes, pour voir aussi si les structures urbaines et sociales étaient différentes, et aussi pour voir comment on maîtrisait de mieux en mieux les rouages de cette administration communale naissante, et comment cela s’inscrivait dans ce que l’on appelle aujourd’hui les pratiques de l’écrit, et comment finalement ces hommes partis de rien, ces officiers, ont développé une culture technique qui pouvait leur être propre.

Fanny : Est-ce que dans ces textes plutôt administratifs tu as des traces des femmes? Est-ce que les femmes pouvaient vraiment avoir un rôle dans ces villes bretonnes et à Nantes ?

Aurore : Les femmes dans les villes bretonnes ont un rôle, le plus souvent quand elles sont veuves. Par exemple, si je reprends le cas de mes miseurs chéris ils devaient rendre un compte.

Fanny : Et un miseur d’ailleurs c’est quoi ?

Aurore : Un miseur, c’est celui qui administre les mises de la ville. C’est le comptable en chef de la ville.

Fanny : Donc les femmes veuves avaient un rôle parmi eux ?

Aurore : C’est-à-dire que si notre miseur avait la fâcheuse idée de mourir pendant sa charge il fallait quand même rendre ses comptes, et montrer que, durant le temps où il était vivant, il avait bien administré. Et dans ce cas-là, sa femme, si elle en avait la capacité était autorisée à terminer le travail de son mari et à présenter les comptes et tous leurs justificatifs à l’administration ducale puis royale. Les femmes pouvaient aussi obtenir des héritages, et gérer ces héritages. Mais les plus grandes traces de femmes que l’on trouve ce sont celles des femmes religieuses. Par exemple l’abbesse de Fontevraud avait de nombreuses propriétés dans la ville de Nantes, qu’elle louait, qu’elle prêtait etc. et c’est comme ça que l’on retrouve sa trace dans les documents administratifs.

Fanny : Et dans les élites dirigeantes, par contre, les femmes n’ont pas vraiment de pouvoir ?

Aurore : Non. Les femmes n’ont pas de pouvoir à l’échelle de la ville. Elles peuvent avoir quelques responsabilités dans certaines paroisses, mais c’est très rare. On a un seul exemple véritablement de rôle de la femme, à Quimper, où on a une femme ,où s’est écrit noir sur blanc, qui a tenu les comptes en lieu et place de son mari. Donc là on vraiment l’idée qu’elle a repris le flambeau, qu’elle a pris la place de son mari, certes qui était mort, mais elle est inscrite comme étant celle qui l’a fait. C’est le plus grand exemple de femme gérant des deniers. Finalement c’était une bigoudène avant l’heure.

[Extrait Kaamelott]

Fanny : Tu m’as dit qu’à Nantes on parlait français mais en Bretagne quand même le breton devait encore avoir une importance. Mais est-ce que les textes étaient rédigés en breton ?

Aurore : Absolument pas.

Fanny : Ohhh.

Aurore : Pas de breton, pas dans les textes. Les poèmes sont en français. Sincèrement l’âge d’or de la langue bretonne c’est plusieurs siècles plus tard. Mais la langue officielle était le français, peu importe que l’on se situe à Lamballe, à Vitré, à Rennes, à Nantes, à Vannes ou à Quimper par exemple.

Fanny : Est-ce qu’il y avait des spécificités au français breton comme on peut avoir le français picard ?

Aurore : Je n’ai pas trouvé d’occurrence. Bien sûr que quand on étudie l’orthographe de certains mots on a des spécificités locales. Par exemple en fonction des produits, qui sont, qui sont faits, quand ce sont des produits qui ne sont que bretons, on peut avoir des mots qui sont différents mais on n’a pas de spécificités de la langue française en Bretagne mais on a une francisation des pratiques, et un français entre guillemets “parfait” dans les actes.

Fanny : Et dans ton travail aux archives, est-ce que parfois tu es tombée sur des documents un petit peu hors du commun ou spécifiques ?

Aurore : Des documents hors du commun, en termes de taille, en tout cas par rapport à ce que j’ai l’habitude d’examiner. Moi mon fond de commerce se sont des gros registres de comptes. Donc, à priori, ça ne parait pas drôle, mais une fois que l’on prend l’habitude, ça passe. Mais plusieurs fois, lorsque j’ai voulu étudier des archives judiciaires, je me suis retrouvée face à des rouleaux d’archives. Donc on se dit rouleau d’archives, rien d’original, surtout si l’on s’intéresse au début du Moyen Âge. Mais quand on a un rouleau d’archives qui fait presque 4 mètres, à dérouler c’est impressionnant. Et là qu’est-ce que l’on fait ? On colle les tables les unes aux autres pour pouvoir dérouler délicatement son archive et analyser toute la procédure judiciaire. Parce que l’idée c’est que tout avait été rassemblé. Pourquoi ? Pour ne pas perdre les différents moments de ces procédures. On a donc des parchemins qui sont cousus entre eux dans une espèce de patchwork pas forcément équilibré, mais ça tient encore aujourd’hui. Donc c’est que c’était solide.

Fanny : C’est encore du parchemin à cette époque parce que on voit que à partir du XIIIème siècle le papier se développe dans les archives ?

Aurore : On a les deux. Alors, il faut bien distinguer les parchemins qui sont, le plus souvent utilisés pour les grandes chartes, les chartes ou les lettres des ducs de Bretagne.

Fanny : Des documents très officiels.

Aurore : On a aussi les parchemins utilisés comme matériel plus solides. Par exemple quasiment tous mes registres ont une couverture en parchemin. Mais ce qu’il y a d’intéressant c’est que, plus souvent, ces parchemins sont des parchemins qui sont réutilisés, et quand on regarde le verso de la couverture on découvre souvent le brouillon ou un exemplaire d’une vieille charte. Finalement, nos médiévaux ils étaient très écolos avec le papier.

Fanny : Est-ce que à travers cette histoire économique tu arrives à faire un peu d’histoire sociale, à voir vraiment comment les gens vivaient à l’époque ?

Aurore : C’est là tout le but de ma thèse.

Fanny : Ahhh…

Aurore : De réussir à montrer qu’avec des chiffres, où sincèrement je n’y comprends pas forcément grand-chose au début, on peut montrer comment les gens vivaient et surtout, par exemple, ce qu’ils dépensaient, les priorités qui étaient données dans les budgets, donc dans les budgets de la ville, dans certains budgets personnels. Comment aussi ils s’échangeaient les terres, voir finalement donc les niveaux de vies et comment on avait donc ces nouvelles familles qui pouvaient s’affirmer par l’achat de terrains, de maisons, de vergers, etc. Donc comment produire du vivant, de l’histoire sociale à partir de données brutes qui semblent très économiques. Et un exemple, c’est qu’en étudiant tous les registres des impôts, par exemple des impôts qui sont perçus sur la boisson, parce que les Bretons étaient de grands buveurs au Moyen Âge, on peut voir non seulement les consommations mais surtout les structures sociales de chacune des paroisses.

Fanny : Et quelles sont les difficultés que tu rencontres dans ta thèse ?

Aurore : Les difficultés que je rencontre principalement dans ma thèse sont liées d’une certaine manière à la diversité des documents. C’est-à-dire que, par exemple, je vais trouver certains types de documents pour Nantes, et je vais espérer retrouver le même type de documents à Rennes, à Quimper ou à Vannes, seulement les volumes documentaires sont très différents et donc parfois je vais espérer pouvoir reconstituer tous les travaux d’un quartier donné et je ne vais pas réussir. Pareil, une des autres grosses difficultés est que je veux faire ce que l’on appelle une prosopographie, un catalogue des individus. Mais parfois je découvre, au bout de plusieurs mois, des doublons, des répétitions ou alors que je m’étais trompée sur une identification et donc ça demande de reprendre toutes les identifications des documents où je pensais avoir trouvé cette personne-là, pour vérifier que mon hypothèse n’est pas erronée.

Fanny : Tu fais aussi donc de l’étude de réseaux un petit peu pour identifier les liens entre les personnes ?

Aurore : Oui, et c’est un des enjeux aussi de ma thèse, de montrer comment on a un véritable réseau social; mais aussi réseau documentaire qui s’établit à partir des comptabilités. L’idée est de reconstituer non seulement le réseau de notre comptable, de qui il était proche, avec qui il s’est marié, qui étaient les parrains de ses enfants ? Mais aussi de reconstituer ce que l’on appelle le paysage documentaire. Plus précisément, à partir du compte du miseur c’est comme si j’essayais de recoller chacun des documents qui peuvent justifier chacune des dépenses. Que ce soit la prise de décision qui a conduit à la dépense, que ce soit la dépense très concrète, et ensuite le paiement de tous ceux qui ont eu un rôle à jouer dans cette dépense, par exemple des ouvriers. Et c’est comme ça que l’on peut aussi examiner des temporalités, et que l’on peut voir que dans le cas de Nantes les comptables étaient très rapides à payer les ouvriers alors que dans le cas de Rennes, les avances qui étaient parfois faites à la ville, mettaient plusieurs années à être remboursées. Donc on voit aussi des politiques différentes selon les villes.

Fanny : Pour en savoir plus sur ce dont on s’est parlé, est-ce que tu aurais un ou deux ouvrages de référence à conseiller aux auditeurs ?

Aurore : Alors, pour les villes bretonnes en général, il y a une grosse synthèse de Jean-Pierre Leguay qui s’intitule « Vivre dans les villes bretonnes au Moyen Âge » et pour l’histoire politique du duché de Bretagne je vous renvoie, chers auditeurs, à tous les ouvrages de Jean Kerhervé, professeur à Brest.

Fanny : Pour finir ce podcast, quel conseil tu donnerais à un jeune médiéviste qui veut travailler sur la Bretagne ?

Aurore : Le conseil que je donnerais à un jeune médiéviste c’est d’aller voir les archives, non pas pour chercher quelque chose mais juste pour les voir, pour s’imprégner. Cela a été l’un de mes gros chantiers de Master I, de m’imprégner des noms des gens, et ensuite d’en rêver la nuit d’une certaine manière, pour mieux les retrouver le lendemain. Quand on voit un nom réapparaitre dans les cartons, une fois, deux fois, jusqu’à cinquante fois en une semaine. On finit par se dire oulala qu’est ce qu’il était important celui à en 1445. [rires] Et à la fin, on reconstitue des familles, des itinéraires personnels, et à la fin on a envie de les faire vivre. Et c’est pour ça, je pense, que j’ai voulu faire une thèse sur ces villes bretonnes.

[Musique « Dessous le pont de Nantes »]

Fanny : Maintenant, grâce à cet épisode vous en savez beaucoup plus sur la Bretagne au Moyen Âge et sur Nantes bien sûr. Donc merci beaucoup à Aurore.

Aurore : Merci Fanny

Fanny : Si vous avez aimé cet épisode, sachez qu’il en existe pleins d’autres que vous pouvez télécharger et écouter dans le métro, dans la rue, dans la salle d’attente de votre médecin, dans une barque au milieu d’un lac ou je ne sais où. Donc n’hésitez pas à en parler autour de vous. Partagez votre amour du Moyen Âge, et à très bientôt pour un nouvel épisode de Passion Médiévistes.

[Musique « Dessous le pont de Nantes »]

Merci beaucoup à Amélie et Marion pour la retranscription !