Passion Antiquités

Hors-série 1 – Le cinabre et sa conservation restauration, au musée départemental Arles antique (Passion Antiquités)

Qu’est-ce que le cinabre et quelles sont les difficultés de conservation de ce pigment aujourd’hui ?

Pour ce premier épisode hors-série de Passion Antiquités, je suis dans l’auditorium du musée départemental Arles antique en compagnie de Marion Rapilliard et d’Aurélie Martin, conservatrices et restauratrices du musée. Ensemble, nous vous entraînons dans  une aventure historique et scientifique à propos d’un site archéologique de la rive droite de la ville d’Arles. Partez avec nous à la découverte de fresques antiques millénaires, sur les traces du cinabre, un pigment fragile, imprévisible, mais qui a pourtant traversé les siècles pour parvenir jusqu’à nous.

Les fresques de la maison de la Harpiste

La harpiste MDAA (c) Marie-Pierre Rothé
La harpiste MDAA (c) Marie-Pierre Rothé

Les fresques dont vous parlent Marion Rapilliard et Aurélie Martin ont été mises au jour à Arles sur le site de la Verrerie, dans le quartier de Trinquetaille, en rive droite du Rhône. Ce site archéologique a été mis au jour en 1982, à la suite de fouilles de sauvetage urgent. Avant d’être abandonné pendant près de 30 ans, il a d’abord révélé un hectare de riches domus – ces demeures romaines unifamiliales – datant de la fin du IIème siècle après notre ère.

En 2013, une nouvelle campagne de fouilles d’urgence a été organisée, permettant aux archéologues de réaliser des sondages et de compléter la documentation existante. Ainsi, les équipes ont mis au jour trois grandes phases d’occupation du site dont la plus ancienne était jusqu’alors inconnue. Enfouis sous un mètre quarante de terre, les archéologues du musée ont ainsi dévoilé deux premiers murs maçonnés recouverts d’enduits peints et datant du Ier siècle avant notre ère. Cette “découverte” a ensuite entraîné des fouilles programmées, dirigées par Marie-Pierre Rothé pour le musée départemental Arles antique (ou MDAA). Elles ont été menées en partenariat avec divers organismes, dont l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) qui a confié l’étude des fresques à Julien Boislève, spécialiste de la peinture murale antique.

Cette campagne de fouilles menée entre 2014 et 2017 a donc permis de mettre au jour une grande maison romaine datant du Ier siècle avant notre ère. Les archéologues ont tôt fait de la baptiser la maison de la Harpiste en lien avec l’une des fresques murales si particulières retrouvées dans la maison et qui représente une femme avec une harpe sur l’épaule. De plus, comme vous l’explique Marion Rapilliard, par sa superficie et la richesse des matériaux utilisés pour sa construction, il semble évident qu’il s’agissait de la demeure d’un riche notable. Outre des milliers de fragments, la maison de la Harpiste révèle des fresques murales aux détails exceptionnels, peintes sur des surfaces encore en élévation et dans un état de conservation extraordinaire.

“C’est un véritable millefeuille qui témoigne d’une succession d’occupations au fil des siècles !” — Fanny Cohen Moreau

Par ailleurs, cette maison présente une importance capitale dans l’étude historique et archéologique de la ville antique d’Arles. En effet, si les archéologues et les historiens avaient connaissance d’une occupation sur la rive gauche de la ville au milieu du Ier siècle avant notre ère, ils ne savaient pas s’il en avait été de même sur la rive droite. Ces nouvelles fouilles programmées ont donc permis un renouvellement des connaissances historiques sur cette période, en dévoilant des constructions antérieures à celles retrouvées en 1982.

Parallèlement, comme le précise Aurélie Martin, et même si on ignorait jusqu’alors l’importance de l’étendue de la ville d’Arles de ce côté-ci du fleuve, elle reste une ville d’envergure pour l’époque antique. Ville portuaire située sur le Rhône, avec un accès direct à la Méditerranée, Arles est en effet un axe commercial privilégié. La cité offre une voie fluviale ainsi qu’une voie maritime, et cela, dès le VIème siècle avant notre ère. Colonie de droit romain fondée par Jules César en 46 avant notre ère, la cité jouit d’ailleurs d’un certain rayonnement dans l’Empire, avec ses rues pavées et ses nombreuses installations urbaines, dont le forum.

“Il faut s’imaginer des espaces vraisemblablement assez obscurs ; des pièces [aux décors] extrêmement chargés, avec une palette chromatique très large, des décors au sol et des plafonds peints.” — Marion Rapilliard

Marion Rapilliard vous détaille les fresques mises au jour sur le site de la Verrerie, dans la maison de la Harpiste. Elle parle d’un ensemble complet de peintures au caractère exceptionnel, qui ornent les murs de luxueuses pièces d’apparat destinées à recevoir les visiteurs. Véritables décors mégalographiques – c’est-à-dire que les personnages sont représentés presque en taille réelle –, ces fresques aux détails chatoyants arborent des représentations de scènes mythologiques (ensembles bachiques). Enfin, – et c’est le détail qui rend ces fresques si singulières – les personnages sont figurés sur un fond rouge vif, peint à partir d’un pigment nommé le cinabre.

D’un point de vue plus technique, les fresques dont vous parlent Aurélie Martin et Marion Rapilliard sont plus précisément qualifiées d’ enduits peints. Cette technique consiste à appliquer des pigments dans un mortier de chaux encore frais. Par la suite, au moment où le mortier sèche, il piège dans un voile de calcite les pigments qui se sont déposés dans la dernière couche de chaux. Ce phénomène de carbonatation transforme en quelque sorte la peinture en une couche de pierre et lui confère cet état de conservation exceptionnel.

Les enjeux de la restauration du cinabre

“Le cinabre est l’un des pigments les plus coûteux du monde romain.” — Marion Rapilliard

Enregistrement de l'épisode en juin 2023
Enregistrement de l’épisode en juin 2023

Pigment de couleur rouge vif, le cinabre est un minerai issu du sulfure de mercure. C’est un pigment des plus coûteux pour l’époque romaine. Aussi, comme le souligne Marion Rapilliard, son utilisation dans la maison de la Harpiste témoigne du luxe de cette demeure romaine et souligne sans aucun doute la richesse – et probablement le prestige – de son commanditaire. À ce titre, il est comparable au pourpre de Tyre, ce pigment utilisé au Moyen Âge pour teindre les tissus, et dont vous parlez Julia dans l’épisode 74 de Passion Médiévistes.

“Par notre métier de conservatrice restauratrice, on se doit d’intervenir [pour prévenir le noircissement du cinabre] parce que l’on a la responsabilité de ces biens culturels […] ; parce que l’on s’inscrit aussi dans une logique de transmission aux générations futures. D’où l’importance de préserver et de conserver l’état dans lequel [ces biens] ont été mis au jour.” — Marion Rapilliard 

Lors des fouilles de 2014, les archéologues ont d’abord mis au jour les fresques au cinabre, dégagés les murs et le fragmentaire. Aurélie Martin explique que son intervention – ainsi que celle de Marion Rapilliard – a été sollicitée une fois les vestiges dégagés. En tant que conservatrices restauratrices, elles ont alors été confrontées au phénomène de noircissement des peintures suite à leur exposition soudaine à la lumière du jour, et ont dû rapidement trouver des solutions. Rappelez-vous que Marion Rapilliard précisait que les fresques de la maison de la Harpiste avaient à l’origine été peintes dans des pièces sombres, qui n’étaient pas directement exposées à la lumière du soleil.

“On peut retarder le noircissement, mais pas l’annuler totalement. Nous faisons donc beaucoup de tests et à vrai dire, nous sommes encore des pionniers [dans le domaine].” — Aurélie Martin

Ce problème de noircissement du cinabre lorsque le pigment est exposé à la lumière est un enjeu scientifique important pour Aurélie Martin et Marion Rapilliard ; cette dernière vous avoue que le phénomène était d’ailleurs déjà connu et documenté dans l’Antiquité. Par ailleurs, les conservatrices restauratrices du musée départemental Arles antique ont pu constater que le cinabre peut tout aussi bien noircir en quelques jours – voire en quelques heures – qu’au bout de deux ans d’exposition prolongée au soleil. Le noircissement des peintures à cause de la lumière du jour pose donc bien des difficultés. En effet, puisque le cinabre est à la fois utilisé en aplat dans les fonds et dans certains motifs des fresques, il est capital de pouvoir apprendre à en conserver la couleur, au risque de perdre le décor tout entier. Il en va ainsi de la préservation des fresques en vue de pouvoir, un jour, les exposer au public, mais également de les transmettre aux générations futures.

Le musée départemental Arles antique, à la fois musée et centre de recherches

“C’est un musée vivant : il n’y a pas que des objets, il y a aussi des métiers derrière ces vitrines. [C’est] toute une chaine opératoire qui est en place ici !” — Aurélie Martin

Atelier au musée d'Arles
Atelier de conservation restauraiton au musée départemental d’Arles antique (photo par Fanny Cohen Moreau)

Le musée départemental Arles antique n’est pas un musée dédié à la seule présentation d’objets archéologiques au public. L’ensemble de ses acteurs mène des recherches approfondies sur les pièces mises au jour. C’est le cas des conservatrices restauratrices Aurélie Martin et Marion Rapilliard qui disposent d’appuis scientifiques dans leurs recherches sur le cinabre. Le musée développe ainsi de nombreux partenariats et travaille conjointement, entre autres, avec le Centre Interdisciplinaire de Conservation et de Restauration du Patrimoine (CICRP), des entreprises locales et même des équipes de chercheurs internationaux dans divers domaines.

Marion Rapilliard vous dévoile par exemple qu’elle collabore avec des chimistes, ou qu’elle est en relation avec des équipes de chercheurs qui, de leur côté, étudient la physique de la lumière. L’avantage de ces partenariats est de pouvoir mener à bien un ensemble de recherches approfondies sur ces problématiques complexes liées à la conservation du cinabre – et notamment sur les processus chimiques en jeu.

Aurélie Martin, quant à elle, souligne l’importance de pouvoir s’entourer du soutien de professionnels qualifiés dans des domaines complémentaires, pour pouvoir bénéficier de conseils extérieurs, ou même de prêts de matériel. En ce sens, être un service public territorial départemental est un véritable atout pour le musée départemental Arles antique. Ce statut privilégié permet de tisser un véritable réseau de recherches, et particulièrement pour les invitées, autour de la problématique du noircissement du cinabre.

Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de consulter les ressources suivantes :

Visite virtuelle des salles d’études et de remontage des enduits peints

Vidéos :

Articles « grand public » en ligne : 

Bibliographie :

  • Boislève J., Rothé M.-P. (2022), « La maison de la Harpiste à Arles, une luxueuse demeure tardo-républicaine », Archeologia, N° 605, p. 26-35.
  • Boislève J., Rothé M.-P. (coll.) (2022), « Un partenariat scientifique au service d’un patrimoine unique : les décors peints de la maison tardo-républicaine de la Harpiste à Arles », Archéopages, Hors-série, N° 6, p. 446-452.
  • Cotte M., Susini J., Metrich N., Moscato A., Gratziu C., Bertagnini A., Pagano M. (2006), « Blackening of pompeian cinnabar paintings : X-ray microspectrometry analysis », Analytical chemistry, Vol. 78, N° 21, p. 7484-7492
  • Boislève J., Rothé M.-P., Barberan S. (2020), « La maison de la Harpiste et ses décors de deuxième style pompéien, bilan de quatre années de fouilles sur le site de la Verrerie à Arles (Bouches-du-Rhône) », dans Boislève J.,t Monier F. (dir.) Peintures murales et stucs d’époque romaine, études toichographologiques, Actes du 30e colloque de l’AFPMA tenu à Arles les 24 et 25 novembre 2017, Bordeaux, Ausonius (coll. Pictor, 8), p. 17-34
  • Martin A., Rapilliard M. (2022), « Conservation-restauration de l’ensemble dit du Poète (fin du IIe s. ap. J.-C., Arles : réflexions autour de la problématique du noircissement du cinabre », dans Boislève J., Carrive M., Monier F. (dir.), Peintures et stucs d’époque romaine, études toichographologiques, : Actes du 32e colloque de l’AFPMA, Nîmes, 22 et 23 novembre 2019, Bordeaux, Ausonius (coll. Pictor, 11), p. 203-219
  • Neiman M. K., Balonis M., Kakoulli I. (2015), « Cinnabar alteration in archaeological wall paintings : an experimental and theoretical approach », Applied physics A, Materials science and processing, N° 121, p. 915-938. Disponible sur : https://www.academia.edu/15927255/Cinnabar_alteration_in_archaeological_wall_paintings_an_experiment
  • Pérez-Diez S. (2021), « When red turns black : influence of the 79 A.D. volcanic eruption and burial environnement on the blackenning/darkening of pompeian cinnabar », Analytical chemistry, Vol. 93, N° 48, p. 15870-15877 (disponible en ligne)
  • Radepont M., Coquinot Y., Janssens K., Ezrati J.-J., de Nolf W., Cotte M. (2015), « Thermodynamic and experimental study of the degradation of the red pigment mercury sulfide », Journal of analytical atomic spectrometry, N° 30, p. 599-612.
  • Rothé M.-P., Boislève J., Barberan S. avec la collaboration de Clément B., Fabre M., Françoise J., Gafa R., Genot A., Heijmans M. (2017), « La maison de la Harpiste et son décor à Arles (Bouches du-Rhône) : nouvelles données sur l’occupation tardo-républicaine d’Arelate », Gallia, N° 74.2, p. 43-76. (disponible en ligne)
  • Rothé M.-P., Rapilliard M., Martin A. (2023), La maison de la Harpiste : archéologues et restaurateur au chevet de son décor, XIVes Journées de l’ANACT tenue le 13 et 14 octobre 2022, Bordeaux, Cahiers techniques de l’ARAAFU (collection CRBC, 28), p. 73-93. (disponible en ligne)
  • Vitruve (1995), De l’architecture, livre VII, trad. : Liou B., Zuinghedau M., commentaire : Cam M. T., Paris, éd. Les Belles Lettres, CUF, p. 30-32

Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :

Episode réalisé dans le cadre d’une collaboration rémunérée avec le musée départemental d’Arles antique ; et merci à Alizée Rodriguez pour la rédaction de l’article !