Hors-série 11 – Le Moyen Âge en séries
Comment les séries mettent en scène, plus ou moins fidèlement, le Moyen Âge ?
Au printemps 2020 est sorti le nouveau numéro de la revue semestrielle Médiévales, consacré au « Moyen Âge en séries » coordonné par Laurent Vissière et Alban Gautier. Ce premier, historien et maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Paris-Sorbonne et spécialiste du bas Moyen Âge nous parle dans cet épisode hors-série du contenu de ce numéro.
Un large spectre
Dans cet ouvrage de plus de 200 pages sont présentés par exemple une réflexion sur le rapport à l’espace dans les séries médiévalistes par Florian Besson et Simon Hasdenteufel, le Nord médiéval par Riccardo Facchini et Davide Iacono, les légendes arthuriennes par Aude Mairey, ou encore les dragons par Lucie Herbeteau.
Et sont autant traitées de grandes séries connues du grand public comme Game of Thrones ou Kaamelott, dont nous avons déjà parlé dans un des hors séries de ce podcast avec Justine Breton, mais aussi des séries plus confidentielles comme The Bastard Executioner aux Etats Unis ou la série Umar ibn al-Khattab diffusée au Qatar et en Arabie Saoudite.
Les auteurs montrent ainsi comment, par l’usage de signes et de thèmes récurrents (violence, dragons, châteaux, guerriers, cartes, etc.) les séries réinventent par l’image et le son un Moyen Âge immédiatement reconnu comme tel par les téléspectateurs. Ce dossier est complété par un article consacré au « médiévalisme » par Vincent Ferré et par deux études consacrées à la prosopographie.
Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :
- Génériques des séries : Thierry La Fronde, Vikings, Game of Thrones, Umar ibn al-Khattab
- Shakira – Hips Don’t Lie (Bardcore / Medieval Style Cover)
Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :
- Épisode 2 – Ombeline et les dragons
- Hors-série 5 – Kaamelott, un livre d’histoire
- Hors-série 9 – Tolkien et Moyen Âge
Un épisode prémonté par John avec un générique de Clément !
Fanny : Cet épisode sort le 27 septembre 2020. Alors, avant de commencer, je souhaiterais souhaiter un très bon anniversaire à un fidèle auditeur, Lucien, de la part de sa fille, Alix, et de ma part, bien sûr, alors Lucien : bon anniversaire, et j’espère que cet épisode vous plaira. Bonne écoute !
[Intro Passion Médiévistes]
Fanny : Bonjour à toutes et à tous, et bienvenue dans ce nouveau hors-série du podcast Passion Médiévistes. Aujourd’hui, nous allons parler du Moyen Âge, du Moyen Âge dans les séries. Nous l’avons déjà fait parfois dans ce podcast, mais aujourd’hui nous allons consacrer entièrement le hors-série là-dessus, parce que j’ai l’honneur de recevoir aujourd’hui Laurent Vissière. Bonjour !
Laurent : Bonjour.
Fanny : Laurent Vissière, vous avez coordonné avec Alban Gautier le numéro 78 de la revue Médiévales qui parle du « Moyen Âge en séries ». Et Laurent Vissière vous êtes donc historien et maître de conférence en histoire médiévale à l’Université de Paris-Sorbonne, et spécialiste du bas Moyen Âge, si je peux résumer comme ça.
Laurent : C’est ça, bas Moyen Âge, et même du tout début du XVIe siècle.
Fanny : Donc vous avez coordonné ce numéro 78 de la revue Médiévales qui est sorti là, au printemps 2020. C’est une revue semestrielle, éditée par les Presses universitaires de Vincennes. Et donc dans ce numéro beaucoup d’articles qui parlent des séries et du Moyen Âge. Donc on va voir des sujets comme le rapport à l’espace et aux cartes, le nord médiéval, la légende arthurienne, même les dragons. Et ce que j’ai beaucoup aimé dans ce numéro c’est que vous parlez autant des grandes séries connues du public comme Game of Thrones ou Kaamelott, mais aussi des séries un peu plus confidentielles, moi je connaissais pas, comme la série The Bastard Executioner aux États-Unis et aussi la série Umar ibn al-Khaṭṭāb diffusée au Qatar et en Arabie Saoudite.
Alors déjà, Laurent Vissière, est-ce que vous pouvez me raconter, quel est le but de ce numéro et quel est le but de cette revue ?
Laurent : Eh bien, avec Alban Gautier qui est spécialiste d’une autre partie du Moyen Âge — on faisait une espèce de complémentarité —, on s’est intéressés à cette question des séries et du médiévalisme parce qu’en fait c’est tout à fait d’actualité, et que de plus en plus, l’image que l’on se fait du Moyen Âge, l’image que nous étudions du Moyen Âge, est en réalité tirée de ces séries médiévales, médiévalisantes, et souvent d’un Moyen Âge très fantasmé. C’est donc important pour nous parce qu’on ne peut pas lutter à armes égales : lorsque l’on montre des images du Moyen Âge on a quelques miniatures, en général de l’extrême fin du Moyen Âge, trois objets qui se courent après, quelques plans d’archéologues absolument incompréhensibles lorsqu’on n’a pas fait de l’archéologie, et face à cela nous avons des séries comme Game of Thrones qui montrent des chevaliers en armure, des belles dames avec des tenues du XVe siècle, des dragons, c’est-à-dire un Moyen Âge qui est à la fois celui de la réalité matérielle, de la réalité concrète — les costumes, les décors, notamment les châteaux —, et l’imaginaire médiéval, qui est aussi important parce que certains de ses châteaux très extraordinaires, ou des dragons, de monstres, de nains, de gnomes, de géants, en fait tout cela est directement issu des légendes médiévales, qui ont été réactivées à partir du XIXe, à partir du romantisme, et qui vont jusqu’à nous. Et ces images ne sont pas forcément mauvaises, elles ne sont pas forcément de contre-modèles. Il faut être capable de les analyser — on demande parfois d’ailleurs leur avis aux médiévistes, pour « comment vous voyez tel ou tel aspect pour une future série », donc il y a un véritable enjeu —, et il faut bien le dire aussi, on a beau être spécialistes du Moyen Âge, on peut être aussi amateur de séries médiévalisantes, il n’y a pas du tout de contradiction en la matière.
Fanny : Et comment les séries sont devenues des objets d’étude pour les universitaires, au point qu’on écrit des articles dessus ?
Laurent : Ces séries sont devenues des objets d’étude à partir du moment où elles ont du succès, à partir du moment où elles touchent un grand public, elles font partie de la culture ambiante, donc en tant que telles, méritent l’étude. Alors ce qui est intéressant, c’est qu’on peut les étudier d’une manière sociologique, d’une manière vraiment liée au cinéma, à l’art dramatique, mais également on peut les étudier d’un point de vue historique. Faut se rendre compte que, dans l’immense océan des séries actuelles, la question de l’histoire est présente. Alors bien sûr, c’est l’histoire contemporaine qui se taille la part du lion, comme toujours, ne serait-ce que parce que c’est quand même beaucoup plus facile à reconstituer, même le monde des années 40, il y a moins d’efforts à faire que le XVe siècle. Pourtant, en seconde position vient le monde médiéval, ou les mondes médiévalisants, ce serait plus exact, c’est-à-dire que cette période — enfin période entre guillemets — titille l’imaginaire collectif et remporte un franc succès.
[Extrait du générique de la série Thierry La Fronde]
Fanny : Alors entrons dans le sujet, notamment sur le rôle des séries dans l’imaginaire collectif qu’on a du Moyen Âge. Ce qui est intéressant c’est que dans le numéro vous parlez autant donc de Thierry la Fronde, qui est un petit peu une série un peu plus ancienne pour nos plus vieux auditeurs, mais aussi de Game of Thrones. Alors qu’est-ce qu’on peut voir comme grandes évolutions sur la représentation du Moyen Âge de Thierry la Fronde jusqu’à Game of Thrones ?
Laurent : En fait vous parlez de deux séries qui sont radicalement différentes. La première a une vocation historique, c’est-à-dire que nous nous plaçons dans la première phase de la guerre de Cent Ans avec la résistance des Français de Sologne contre l’occupant anglais, et dans l’autre dans un monde imaginaire d’inspiration médiévale, donc on n’est pas tout à fait dans la même catégorie. Les évolutions ne sont pas moins sensibles.
L’une est une série française avec très peu de moyens et qui est aujourd’hui, il faut bien le reconnaître, absolument irregardable, c’est assez pitoyable, on peut avoir des souvenirs émus : tout le monde se rappelle vaguement du générique, la musique qui précède le coup de la Fronde, mais c’est pas du tout les mêmes enjeux, en réalité. Parce que [quand] Thierry la Fronde paraît, ça remporte un immense succès parce que les enfants trouvent une espèce de Zorro ou de Robin des Bois français du XIVe siècle, ça leur va très bien, et les parents, eux, voient un résistant à l’occupation non pas anglaise, il faut bien le reconnaître, mais allemande. C’est-à-dire qu’il y a des échos très forts à une actualité qui est pas si lointaine que ça.
Si vous prenez Game of Thrones, c’est totalement différent. C’est un monde qui est imaginaire, Westeros n’existe pas, c’est une terre qui n’a jamais existé et qui ne fait donc allusion à aucune actualité réelle. En revanche, la série fait appel à toutes sortes de rêves, de pulsions, les premières saisons sont remplies de sexe et de sang, ce qui a assuré, il faut bien le dire, son succès, à la base, [mais] a attiré un certain nombre de critiques, ce qui fait que les dernières saisons non seulement sont moins sexuelles, si j’ose dire, mais aussi beaucoup plus féministes, c’est-à-dire qu’il y a une montée en ampleur du rôle des femmes et on voit bien que Game of Thrones est un reflet de la stricte contemporanéité. C’est-à-dire qu’on va placer dans un monde imaginaire d’inspiration médiévale des problématiques qui sont issues du temps présent, donc c’est un peu différent.
Alors ensuite, lorsqu’on voit la reconstitution, il faut bien dire que Game of Thrones c’est beaucoup plus médiéval que Thierry la Fronde, qui est fait avec des décors et des costumes absolument minables, le jeune premier est coiffé et habillé pratiquement comme en 1960 [rires] — coiffé, surtout. Il y a un véritable effort, en réalité, dans Game of Thrones pour retrouver une ambiance médiévale, et de ce point de vue à mon avis c’est beaucoup plus réussi.
Fanny : Donc on peut dire ça, que les séries en général maintenant font un peu plus attention à s’attacher à la réalité historique, ou est-ce qu’on a quand même certaines divergences ?
Laurent : Si je parle en historien je vous dirais que non, elles ne s’attachent absolument pas à la réalité historique, surtout celles qui se présentent comme historiques. C’est le cas de toutes ces séries sur les Vikings : Vikings, ou Norsemen, des choses comme ça, qui montrent en fait un monde hyper viril, hyper violent, mais également un monde très féministe puisque ces Vikings apparemment laissent une très grande liberté aux femmes. On a une espèce de militantisme féministe à l’œuvre puisque le nec plus ultra c’est d’avoir des guerrières vikings, comme si la libération suprême de la femme consistait à fendre le crâne des hommes comme les autres.
Fanny : Mais ça, c’est un écho, peut-être, aux découvertes récentes dont on entend parler parfois, qu’on retrouve des tombes de chefs femmes vikings ?
Laurent : Oui alors, ces tombes sont extrêmement controversées, en effet on a retrouvé des squelettes de femmes vikings avec un équipement de guerrier, ça veut pas dire qu’elles s’en soient servi, tout le problème est là, et lorsqu’on prend les sagas où on voit des femmes en effet guerrières, réelles ou…
Fanny : Donc oui, dans les textes du Moyen Âge.
Laurent : Il faut être extrêmement prudents avec ça, c’est un objet de controverse. Mais ce qui est certain c’est que c’est mis en exergue dans ces séries, parce qu’il y a un véritable écho avec les préoccupations actuelles. Mais par ailleurs, ni pour l’équipement ni pour le décor, je trouve qu’ils aient fait d’efforts considérables, je trouve pas ça très réussi.
Fanny : Oui, ils se sont un petit peu inspirés, on en a déjà parlé dans d’autres épisodes du podcast, voilà, il y a certains éléments historiques qu’on retrouve, un petit peu mélangés à une sauce pour le grand public et pour la télévision, quoi.
Laurent : Ils sont pas très crédibles, ces Vikings.
[Extrait du générique de la série Vikings]
Fanny : Vous l’avez un petit peu dit, mais comment on peut expliquer que le Moyen Âge inspire autant de séries, pourquoi il y a un tel goût pour le Moyen Âge dans ces séries ?
Laurent : Je pense que le Moyen Âge c’est un monde onirique en soi, c’est un monde qui inspire le rêve, et il faut bien voir que l’imaginaire occidental est irrigué par les légendes médiévales. Il faut dire qu’il y a trois sources d’inspiration : il y a la Bible, la mythologie grecque, et les légendes médiévales, vaguement d’inspiration celtique. Mais la légende arthurienne redécouverte au XIXe — elle avait été quand même largement occultée jusque là — a été mise en avant par le mouvement romantique, ensuite par l’opéra, il y a beaucoup de choses sur l’opéra, la mythologie germanique chez Wagner notamment. Et ensuite au XXe siècle, il y a cette révolution de l’heroic fantasy, il y a Tolkien et puis tous ses successeurs et tous ceux qui vont renouveler l’univers de Tolkien. Ce qui fait que actuellement, le monde qui fait rêver, c’est le Moyen Âge, et ce sont les rêves du Moyen Âge qui nous ont été légués, transformés, adaptés, mais malgré tout un homme du Moyen Âge, en voyant un ouvrage d’heroic fantasy ou une série d’heroic fantasy, à mon avis ne serait pas foncièrement dépaysé.
Fanny : Oui, ça lui évoque ce qu’il a dans l’imaginaire lui aussi.
Laurent : Il serait beaucoup plus dépaysé en lisant un roman de Zola.
Fanny : Si on regarde un petit peu plus précisément, quels éléments nous permettent de dire « cette série est médiévaliste », est-ce qu’on retrouve des points communs à toutes ces séries ?
Laurent : Oui bien sûr, il y a beaucoup d’éléments qui définissent la série médiévaliste. Alors entendons-nous bien : médiévaliste, c’est à la fois médiéval et d’inspiration médiévale, il y a les deux.
Fanny : On différencie les deux.
Laurent : Mais le résultat final, c’est à peu près la même chose. Globalement, il y a d’abord un décor. On est toujours dans les décors de Donjons et Dragons, c’est-à-dire il faut des châteaux, on a beaucoup plus des châteaux que des villes qui sont représentées. Des châteaux au milieu d’une campagne à peu près déserte, ce qui est toujours amusant, parce qu’il faut penser qu’au Moyen Âge, 90 % de la population vit à la campagne, c’est-à-dire qu’on a des campagnes très peuplées, avec très peu de forêts, ce qui est évidemment l’inverse de nos séries où il y a des forêts immenses et trois pedzouilles qui se courent après sur un fond de château gigantesque.
Fanny : Oui, parce qu’il y a eu des défrichements à l’époque, donc…
Laurent : Il fallait bien qu’ils vivent, c’est-à-dire que dans Game of Thrones par exemple il y a bien une ville, Port-Réal, il y en a deux ou trois qu’on voit dans le continent médiéval de Westeros, mais si on prend Winterfell, qu’est-ce que c’est ? C’est un château au milieu de rien. Donc c’est la capitale du Nord et le château est au milieu de rien.
Ensuite, je dirais la bande-son, c’est le plus amusant pour définir le Moyen Âge : on le définit par le son. D’abord il y a la fête, c’est un monde convivial où on aime s’amuser bruyamment, d’une manière si possible vulgaire, avec une musique folklorique à base de flûtes à bec, éventuellement de vielles ou de tambourins, des sortes d’instruments un peu archaïques qui donnent la mesure de la fête. Ensuite c’est des gens qui crient, ils ont besoin de crier pour s’exprimer, et ils se battent à l’arme blanche, ce qui fait que le son le plus fréquemment répandu dans la série médiévalisante, c’est la tôle froissée : ils passent le temps à se cogner dessus, or comme ils ont des cottes de mailles et des armures il y a ce bruit de métal très caractéristique de métal que l’on froisse, avec le type qui crie dessous.
Donc ce sont des gens qui combattent à l’arme blanche, ça c’est absolument vital pour le Moyen Âge. Alors c’est amusant toujours si on prend les séries qui ont pour base l’extrême fin du Moyen Âge, donc Game of Thrones c’est le cas, ce qu’il manque c’est l’arme à feu. Les canons se développent à partir des années 1410, on ne fait plus la guerre en Europe sans des canons, c’est fini. Or le canon, pour l’auteur d’une série, et pour le public, c’est pas médiéval, c’est moderne.
Fanny : Oui, c’est vrai…
Laurent : Du coup on a des chevaliers en armures de plates que l’on peut dater des années 1450, 1480, mais ce qui leur manque c’est toujours des arquebuses, des bombardes, des canons, des courtauds, des couleuvrines, des serpentines, enfin tout cet arsenal à poudre est totalement absent de ces séries. On a que la tôle froissée, on n’a jamais le fracas de l’artillerie à poudre qui est pourtant tellement présent dans les chroniques du XVe siècle : ils sont effrayés par leur propre fracas, et ça, ça a disparu.
Vous avez ensuite des questions de costumes, les costumes en général c’est toujours les mêmes. Des armures de la fin du Moyen Âge, parce que ce qui plaît aux auteurs c’est l’armure complète, c’est quand même beaucoup mieux que le haubert, c’est quand même beaucoup mieux que la broigne en cuir bouilli avec quelques pièces métalliques, ça c’est bon pour des paysans à la limite, mais c’est tout, alors que l’armure complète, si possible armure maximilienne du début XVIe, ça c’est quand même beaucoup mieux, donc c’est toujours ça qu’ils ont sur le dos. Pour les dames c’est toujours la mode de Bourgogne des années 1450, 1460, avec des coiffures extravagantes, des hennins, des robes avec des traînes, des manches très longues, et des décolletés vertigineux. Là on a tout ce qu’il faut pour plaire au public, et d’un point de vue historique c’est pas faux en plus, donc ça, ça marche bien, mais ce qui est amusant de constater c’est que la mode est toujours une mode du XVe siècle.
Quant aux paysans, ils sont toujours vêtus parfois de façon quasi préhistorique, avec des peaux de bêtes, eux ils ont pas évolué, ou avec des tuniques, des justaucorps, on aime bien les collants, ça rappelle Robin des Bois. Mais là encore la tenue des paysans est une tenue fantasmée qui ne correspond pas à une réalité particulière, on a l’impression qu’ils sont vêtus de haillons en permanence, on ignore visiblement que dans un monde qui fait souvent la fête, ne serait-ce que le dimanche, jour du Seigneur, on a une belle tenue du dimanche, alors qu’ils font la fête en haillons, comme les autres.
Donc il y a vraiment des éléments là-dessus, sur le décor je reviens, on insiste sur le château, on gomme la ville, et on gomme aussi l’église. L’aspect religieux est particulièrement mal traité, c’est un monde extrêmement religieux, c’est une évidence, on a presque honte de le dire, pourtant dans ces séries on les voit pas tellement aller à la messe, on les voit pas tellement avoir une activité religieuse quelconque, et lorsqu’on voit une activité religieuse, elle est en général perçue de manière très négative, les prêtres sont toujours des inquisiteurs en puissance, ils sont là pour oppresser le pauvre peuple, pour imposer une tyrannie religieuse, c’est très très net. On met en avant plutôt les Vikings qui sont des païens, des hommes libres, et ils ont beau massacrer tout le monde ils sont tolérants, alors que les civilisés qui sont plutôt chrétiens, eux, sont perçus comme amollis, hypocrites, essayant d’imposer par le fer et le feu leur religion. Il y a une vision totalement différenciée d’un point de vue religieux, vraiment qui illustre la pensée actuelle, en fait.
Fanny : Et vous l’avez dit aussi, il y a tout le côté fantastique du Moyen Âge, quand on regarde des bestiaires au Moyen Âge on voit des dragons, on voit qu’en fait ces créatures existaient, en tout cas de façon un petit peu symbolique pour les personnes du Moyen Âge, donc on les retrouve dans les séries.
Laurent : Oui, le dragon fait partie du Moyen Âge, ce qui d’ailleurs ne va pas de soi parce que le dragon médiéval est inspiré des dragons antiques, et qu’on trouve des dragons dans toutes les cultures humaines, c’est quelque chose d’assez répandu. Mais le dragon médiéval — et là il y a tout un article qui illustre justement la question du dragon médiéval dans les séries —, alors ce qui est frappant c’est que le dragon est transformé au Moyen Âge : le dragon est une image du mal, c’est une image de Satan. Les chevaliers montrent leur bravoure d’un côté et leur religion de l’autre en terrassant le dragon, sur le modèle de Saint-Michel ou de Saint-Georges. Dans les séries médiévales, curieusement le dragon s’est bonifié, s’est humanisé, il est plutôt vu de manière positive, on le voit dans la série d’animation Dragons : ils sont sympas ces dragons, curieusement ils apparaissent même comme des défenseurs des faibles, des femmes, des enfants, ils deviennent une image de la tolérance. Ce qui est un retournement complet du dragon médiéval, dont il garde pourtant l’apparence.
Fanny : C’est donc un article de Lucie Herbreteau, « Comment redéfinir le dragon », et d’ailleurs j’en profite pour dire pour les auditeurs qu’on avait parlé du dragon dans le deuxième épisode du podcast si ça vous intéresse.
[Extrait du générique de la série Game of Thrones]
Fanny : Alors, si on regarde dans ces séries, est-ce qu’il y a vraiment une place quand même pour la réalité historique ? Est-ce qu’on a quand même des séries qui s’entourent de vrais conseillers historiques, où on peut quand même reconnaître une certaine volonté de vouloir ressembler — à part bien sûr pour les séries un petit peu fantastiques ?
Laurent : En général, les séries dignes de ce nom qui se veulent historiques ont toujours un conseil historique — que j’espère bien payé, parce qu’il faut qu’il avale toutes les couleuvres de la réalisation, c’est-à-dire qu’on ne l’écoute pas, par définition. Au moins, qu’il ait des compensations financières… Voilà le premier point. Ensuite, oui, il y a des choses qui apparaissent, alors de manière plus ou moins bien faite, notamment dans le costume et l’équipement, il y a un effort. Les Vikings, il y a de moins en moins de casques à cornes, ou de casques à ailes, on a de plus en plus tendance à exposer des pièces archéologiques, enfin à reconstituer des pièces archéologiques. Donc il y a malgré tout un effort là-dessus, mais qui va pas beaucoup plus loin : quand on voit les combats à l’épée, c’est des combats trop longs, un combat à l’épée il est court, en général, ça dure pas des heures, et de toute façon deux épées qui s’entrechoquent très violemment, il y en a une qui va plier ou casser très rapidement, donc c’est pas de l’escrime moderne, et on est encore très loin de l’escrime médiévale lorsqu’on voit… — par ailleurs de très beaux combats à l’épée, il ne faut pas se priver du plaisir de regarder la série, j’en regarde aussi — et si on les regarde avec l’œil du médiéviste, il vaut mieux aller lire un livre, c’est clair, donc il faut faire attention à ça.
Je dirais que la plus réussie dans le genre c’est Game of Thrones, parce que pour le coup il y a eu des conseillers historiques extrêmement pointus.
Fanny : Et qui ont été écoutés.
Laurent : Et qui ont été écoutés, parce que Westeros montre… — globalement, il y a plusieurs mondes, donc je parle plutôt de Port-Réal et tout ça — on montre des habits cohérents, c’est-à-dire qu’ils ont des armures de la seconde moitié du XVe siècle, elles sont cohérentes entre elles. J’ai vu des films sur le Moyen Âge, Kingdom of Heaven par exemple, où on voit des soldats, certains ont un équipement du XIe siècle, d’autres du XIIIe, d’autres du XVe, à côté, c’est-à-dire que c’est une espèce de patchwork de soldats médiévaux et ça ne dérange personne. On voit des tours d’assaut, des catapultes géantes, dont les performances sont complètement aberrantes, on voit même un bombardement d’artillerie avec des catapultes en mouvement, mais on n’a jamais vu ça nulle part, la catapulte elle bouge pas, une fois qu’on l’a montée elle bouge plus. Je veux dire, on a vu des choses complètement aberrantes dans des films qui se prétendaient historiques.
Game of Thrones c’est différent, on a non seulement des chevaliers qui sont très liés en fait à la guerre des Deux-Roses, parce que le modèle sous-jacent à la fois pour l’auteur, Martin, et pour les réalisateurs, c’est l’Angleterre de la guerre civile des Deux-Roses. Et donc c’est les années 1450-1480, les costumes sont directement liés à cette chronologie, et l’imaginaire également puisque c’est l’époque de Thomas Malory et de la mort du roi Arthur, qui est le dernier grand roman arthurien, et surtout le premier en anglais, c’est-à-dire celui que connaissent les Anglo-Saxons, parce que ça c’est en anglais donc ça les touche un peu plus directement que toute cette littérature en français.
Donc il y a une cohérence à la fois sur les costumes, sur les armes, et même sur l’imaginaire qui est directement inspiré de Mallory. Donc là il y a un véritable effort, et je dirais même sur le décor. D’un point de vue historique c’est la plus réussie, ce qui à mes yeux est complètement paradoxal, puisque justement il n’y avait pas à être aussi précis, et donc de ce point de vue là il y a une véritable réussite.
[Extrait du générique de la série Umar ibn al-Khattab]
Fanny : Et parmi les séries traitées dans l’ouvrage, je l’ai dit tout à l’heure, il y a donc aussi une série orientale, donc une série qui a été produite par l’Arabie Saoudite et le Qatar. Pourquoi avoir choisi de parler de cette série-là et quel point de vue elle apporte sur le Moyen Âge ?
Laurent : Oui alors cette série c’est Umar, donc c’est les débuts du califat, elle a été produite en 2012, c’est une coproduction du Qatar et de l’Arabie Saoudite, et ça illustre en fait toutes ces séries… pas médiévales à l’égard du monde arabe, parce que pour eux ce Moyen Âge n’existe pas, c’est pas la même chronologie. Ces séries sont nombreuses, elles sont totalement inconnues en Occident, d’abord parce qu’elles ont pas été traduites, et puis parce qu’il n’est pas sûr qu’elles trouveraient leur public, puisque, au contraire de l’heroic fantasy qui est très hostile à la religion, qui montre l’Église catholique ou un clergé de fantasy mais qui est directement inspiré par l’Église de manière péjorative, là au contraire ce sont des séries à vocation religieuse, c’est pour montrer le triomphe de l’Islam. Umar et ses combattants sont les champions du djihad, perçus de manière extrêmement positive dans le monde musulman, il est pas certain qu’on ait envie de regarder ça.
D’un point de vue historique, autant qu’on puisse en juger elles sont bien faites, c’est-à-dire qu’elles se basent sur la tradition musulmane, notamment la Sira, cette vie « officielle » entre guillemets du Prophète, et sur les documents ultérieurs, les premières chroniques de l’expansion musulmane. C’est à dire qu’elles reprennent ces textes canoniques dans le monde musulman, évidemment sans le moindre recul, c’est-à-dire que c’est la mise par images de la Sira et de ses chroniques. Alors avec des subtilités par rapport aux séries occidentales, par exemple Mahomet n’est pas représenté, puisqu’il ne faut pas le représenter, donc il est là mais on s’arrange pour ne jamais le voir, donc ça c’est une subtilité…
Par ailleurs, il y a des moyens, donc il y a des effets tout à fait hollywoodiens, ça pourrait être tourné par des Américains, selon des concepts américains, mais avec une autre vocation. C’était très important d’avoir au moins un article là-dessus, parce qu’on ignore complètement la masse de cette production, qui est considérable, qu’on ne voit jamais parce qu’on est inondés par les séries américaines, les bonnes, les mauvaises, les médiocres.
Fanny : Et d’ailleurs l’article est écrit par Hassan Bouali et par Enki Baptiste, que les auditeurs du podcast connaissent, parce que je l’ai reçu dans le podcast pour parler des débuts de l’Islam. Donc je suis très contente en fait, dans cette revue je retrouve pas mal des gens que j’ai reçus dans le podcast donc ça m’a fait plaisir. Et justement si on continue à parler de points de vue, est-ce qu’il y a une différence sur le traitement du Moyen Âge entre le point de vue européen et le point de vue américain, parce que forcément on n’a pas les mêmes références dans ces deux espaces ?
Laurent : Je suis pas certain, parce qu’en réalité il faudrait parler d’un point de vue anglo-saxon, qui est dominant, et beaucoup de ces séries en fait sont des co-productions avec l’Angleterre dans le coup, beaucoup de choses sont tournées en Angleterre ou au Pays-de-Galles comme la série The Bastard [Executioner] Il y a à mon avis un point de vue saxon de l’heroic fantasy parce que c’est ce monde anglo-saxon qui domine l’heroic fantasy et de très très loin. Et puis il y a quelques séries françaises mais je dirais un peu à la traîne par rapport à ce moment, avec des exceptions, mais si on prend Thierry la Fronde, ou les deux séries qu’on a eues sur Les Rois maudits, ce sont des exceptions, c’est plutôt du théâtre filmé. Si vous prenez Kaamelott c’est plutôt des séries très ironiques, très humoristiques, mais finalement dans la veine des Monthy Pythons. Donc il n’y a pas à mon avis de différence sensible, il y a simplement une différence de traitement dans des séries plutôt courtes de type théâtre filmé et des séries à rebondissements, à grand spectacle, à grands tralalas qui sont plutôt anglo-saxonnes par l’ampleur des moyens mis en œuvre.
Fanny : Donc on l’a dit, il y a déjà pas mal de sujets traités par les séries, qu’est-ce que vous aimeriez voir traité dans une série ? Si on vous dit : « Voilà, Laurent Vissière, on voudrait faire une série sur le Moyen Âge, donne-nous une idée de sujet », vous penseriez à quoi ?
Laurent : Eh bien, peut-être en fonction de ma thèse d’habilitation, une série sur les sièges de villes. C’est ce que j’ai étudié récemment, et en fait c’est une extraordinaire matière que la période obsidionale, parce que parfois pendant trois, quatre, cinq, six mois, jusqu’à onze mois au siège de Calais par Édouard III, ou au siège de Neuss par Charles le Téméraire, il y a une ville qui se retrouve bloquée du reste du monde, en plein confinement — alors il y a une certaine actualité bien sûr —, bombardée par l’ennemi, avec tout un tas de jeux d’espions, de sorties, d’escarmouches, de duels, parce qu’au bout d’un moment on s’ennuie, donc on va défier l’adversaire pour des joutes très souvent absurdes, des joutes dans les fossés, on va briser quelques lances. Ou alors on fait des mines souterraines, on fait une contre-mine à l’intérieur, et là on se retrouve face à face. Qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien on bloque la mine, et on fait descendre des nobles et ils vont faire des duels, sous terre, à la lueur des torches. Je veux dire, là il y a une matière extraordinaire, et d’un point de vue théâtral on a l’unité de temps, l’unité de lieu, l’unité d’action, si ce sont des drames ou des tragédies. Ensuite selon l’humeur du réalisateur eh bien on peut prendre un siège qui est mis à sac à la fin, donc pour les amateurs de sexe, de sang, de violence, c’est parfait, parce que tout est possible. Ou pour ceux qui préfèrent une happy end, eh bien l’armée s’en va, vaincue. À ce moment-là qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien on sonne les cloches, on fait une procession, on ouvre les portes, on va visiter le camp ennemi déserté, voir s’il n’y a pas des choses à récupérer. Donc là je pense qu’il y aurait tout à fait matière à des mini séries, évidemment on ne peut pas faire quinze saisons sur un même siège. [rires]
Fanny : Moi je pense qu’il y avait aussi, pour l’avoir un petit peu regardé récemment, le haut Moyen Âge, il se passe tellement de choses. Si on pense à Brunehaut, si on pense à des personnalités comme ça, ou quand on lit les chroniques, effectivement il y a des rebondissements incroyables qui mériteraient des séries !
Laurent : Oui alors le haut Moyen Âge pose d’autres problèmes, des problèmes de documentation, c’est-à-dire qu’on a pas d’images, très très peu, donc il faudrait reconstituer des décors, des costumes, des équipements, et très souvent ça dépasse un peu les potentialités d’un réalisateur, parce qu’on peut pas jouer sur un décor naturel. J’avais vu une série il y a quelques années sur Charlemagne, qui était pas trop mal faite, à la période des téléfilms, mais Charlemagne allait dans une église romane pour prier mais une église qui était typiquement XIIe siècle, donc c’était terriblement gênant, mais alors voilà il faudrait voir pouvoir tout reconstituer. Alors, avec le développement accru du numérique, il y a des choses qu’on ne pouvait pas faire que l’on va désormais pouvoir faire, encore faut-il en avoir la volonté. Est-ce qu’il y aura un public pour Brunehaut ? Je le souhaite, de tout cœur ! Mais est-ce que Brunehaut va être suffisamment vendeuse ?
La guerre civile des Mérovingiens est pleine de rebondissements, elle est extraordinaire, mais il faut remarquer que les producteurs sont quand même assez frileux, il faut que le public connaisse déjà un petit peu pour qu’ils se lancent dans l’aventure, donc on tourne très vite en rond. Qu’est-ce qu’ils connaissent ? Eh ben pas grand-chose, c’est-à-dire que même Charlemagne on a l’impression que ça leur fait peur, et lorsque vous voyez un film français sur le Moyen Âge c’est toujours des Jeanne d’Arc, parce que pour le coup il ne connaissent vraiment rien d’autre, et ça donne des choses vraiment très bizarres, d’ailleurs.
Fanny : Bon ben écoutez, pour ceux qui voudraient en savoir un petit peu plus, où est-ce qu’on peut se procurer la revue ?
Laurent : Je pense que la revue peut se commander en ligne sur le site de Médiévales, « médiévales » avec un s, au pluriel.
Fanny : Et on mettra dans la description de l’épisode, de toute façon, et sur le site de passionmedievistes.fr on vous mettra les liens, si vous voulez commander la revue, parce que vraiment, je recommande cette lecture, parce que déjà c’est quasiment un livre, en fait, on est sur plus de deux cents pages, parce qu’en plus il y a aussi au sein de la revue des articles sur d’autres sujets, donc par exemple un article sur les officiers des territoires angevins à la fin du Moyen Âge, si ça vous intéresse allez voir cet article.
Laurent : Et surtout, il y a un autre article sur le médiévalisme !
Fanny : Oui, écrit par Vincent Ferré, bien sûr, qu’on ne présente plus, qu’on a déjà eu dans ce podcast pour parler de Tolkien notamment. Vraiment, allez lire cette revue, il y a plein de choses passionnantes. Merci beaucoup Laurent Vissière, j’espère que ça va donner envie aux gens de regarder peut-être les séries avec un œil un peu plus critique, et militez de votre côté pour plus de séries sur le Moyen Âge.
Laurent : Ah mais volontiers, je suis prêt !
Fanny : Et pour les auditeurs et auditrices, allez voir sur le site passionmedievistes.fr, je vous mettrai plus d’informations, et je vous dis à très bientôt pour un prochain épisode de Passion Médiévistes. Salut !
[Shakira—Hips Don’t Lie (Bardcore/Medieval Style Cover)]
Merci beaucoup à Lau’ et So pour la retranscription !