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Hors-série 6 – Les idées reçues sur le Moyen Âge (au Paris Podcast Festival)

Un hors-série un peu spécial car enregistré en public au Paris Podcast Festival à la Gaîté Lyrique le 21 octobre 2018.

Pendant une heure, nous revenons sur les idées reçues et les clichés sur le Moyen Âge : période obscure, saleté, violente, progrès techniques, le poids de l’Église, sexe, place de la femme…

Autour de la table trois invités en or :

  • Catherine Kikuchi : historienne médiéviste, maîtresse de conférence à l’Université de Versailles Saint-Quentin. Elle travaille sur la fin du Moyen Âge, plus particulièrement le début de l’imprimerie en Europe.
  • Simon Hasdenteufel : agrégé d’histoire et doctorant en histoire médiévale, je prépare actuellement une thèse à l’université Paris-Sorbonne sur les pratiques politiques des seigneurs latins installés en Grèce après la Quatrième croisade (1204-1430)

Ils sont tous les deux plumes du blog Actuel Moyen Âge qui avait déjà fait l’objet d’un hors-série avec Florian Besson et Pauline Guena.

  • et Clément Juarez : membre de l’association Du Moyen Âge à nos jours, Clément a obtenu son master de recherche à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ses recherches portent sur l’histoire économique et sociale de la construction au Moyen Âge.

Et en écoutant cet épisode vous pouvez chanter avec nous Le temps des cathédrales de la comédie musicale Notre-Dame-de-Paris !

Merci au Paris Podcast Festival pour leur accueil, l’organisation et les moyens techniques !

Transcription de l’épisode hors-série 6 (cliquez pour dérouler)

Hors-série 6 – Les idées reçues sur le Moyen Âge (Paris Podcast Festival)

 

(note de la rédactrice: toutes les parenthèse sont de moi)

 

[Julien] Bonjour à tous, bonjour à toutes. Bienvenue à ce deuxième live de Passion Médiévistes, car c’est le deuxième live que ce podcast va faire dans sa courte existence. Ça fait un an et demi que ce podcast existe. C’est un podcast qui est très prolifique. Il a eu vingt épisodes, six hors-série, et donc, ce deuxième live. Comme son nom l’indique, c’est un podcast sur les gens passionnés de l’histoire médiévale. C’est plutôt bien trouvé comme nom. Et c’est un podcast présenté par Fanny Cohen-Moreau. Pour le peu de personnes qui ne connaissent pas Fanny Cohen-Moreau, c’est ce qu’on peut appeler une hyperactive dans le monde du podcast. Elle fait beaucoup de podcasts, elle participe à beaucoup de collectifs de podcasts. Vous pouvez lui envoyer un DM, on fait même des memes maintenant sur sa personne, tellement dès qu’on a besoin d’aide, on ask Fanny.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Non mais ça c’est privé par contre [rires du public].

 

[Julien] Et elle répond très vite. Donc je vais vous demander juste de l’applaudir, ainsi que ses invités, pour démarrer ce deuxième live [applaudissements du public].

 

[Générique Bacri]

 

[Fanny Cohen-Moreau] Bonjour à toutes et à tous. Bienvenue dans ce hors-série un peu particulier de Passion Médiévistes. Aujourd’hui et pour la deuxième fois dans l’histoire de ce podcast, NOUS SOMMES EN PUBLIC ! [Applaudissements] Et pas n’importe où car nous enregistrons au Paris Podcast Festival 2018, qui nous a gentiment proposé de faire cet enregistrement. Donc merci beaucoup à eux. Passion Médiévistes, Hors-série 6, les idées reçues sur le Moyen Âge, c’est parti.

 

[Fin générique Bacri]

 

[Fanny Cohen-Moreau] Je m’appelle Fanny Cohen-Moreau, et pendant une heure, je vous propose, comme d’habitude, un petit voyage au Moyen Âge. Mais cette fois, nous allons nous intéresser à la réception de cette période de mille ans par le biais des clichés. Pourquoi nous avons certaines idées reçues sur le Moyen Âge ? Est-ce qu’elles sont vraies, est-ce qu’elles sont fausses ? Mais aussi pourquoi nous avons ces idées ? Comment elles ont été construites au cours des siècles jusqu’à arriver jusqu’à nous ? Pour ce hors-série, je n’ai pas un, je n’ai pas deux, mais j’ai trois invités, trois jeunes médiévistes fantastiques autour de moi. Je commence par Simon Hasdenteufel. Bonjour Simon.

 

[Simon Hasdenteufel] Bonjour !

 

[Fanny Cohen-Moreau] Tu es agrégé d’histoire. Félicitations ! Parce que, clairement, c’est dur. Tu es doctorant en histoire médiévale. Tu prépares une thèse à l’Université Paris-Sorbonne. Sur quoi tu travailles ?

 

[Simon Hasdenteufel] On va essayer de faire simple. Je travaille sur la Grèce au Moyen Âge, début XIIIe au milieu XVe siecle. Et en fait c’est une période qui est intéressante parce que c’est un moment où les Francs – les Français, si on veut, pour simplifier – sont présents en Grèce. Et aujourd’hui, si vous allez en Grèce, vous pourrez voir des châteaux médiévaux de cette époque.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et tu es l’une des plumes de l’excellent blog Actuel Moyen Âge, dont j’avais déjà reçu deux membres, dans un hors-série précédent. Et d’ailleurs, une autre plume d’Actuel Moyen Âge, Catherine Kikuchi, bonjour !

 

[Catherine Kikuchi] Bonjour !

 

[Fanny Cohen-Moreau] Tu es maîtresse de conférence à l’Université de Versailles-Saint Quentin et tu travailles sur la fin du Moyen Âge. Sur quoi, plus particulièrement ?

 

[Catherine Kikuchi] Alors je travaille surtout sur le début de l’imprimerie. J’ai fait ma thèse sur Venise, et puis là je travaille sur l’Italie, et pour voir comment est-ce que la nouvelle technique s’est développée, il y a une nouvelle industrie qui s’est créée. Voilà.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et enfin, mon invité très spécial, car il nous vient de Toulouse, Clément Juarez, bonjour !

 

[Clément Juarez] Bonjour !

 

[Fanny Cohen-Moreau] Tu fais partie de l’association Du Moyen Âge à Nos Jours, dont certaines personnes sont dans la salle, il me semble, et après un Master d’histoire médiévale, tu travailles dans une entreprise de restauration de monuments historiques. Tu es spécialisé dans les techniques médiévales de construction. Donc merci beaucoup d’être venu spécialement pour le live.

 

[Clément Juarez] Merci pour l’invitation.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors, on va commencer vraiment en étant très simples. Je vous propose de commencer par l’idée la plus répandue sur le Moyen Âge. Carrément en fait, ça l’a défini. Ce serait une période sombre, obscure. Même, en anglais, on parle de Dark Ages. Alors on va voir si c’est vrai ou faux – spoiler, c’est faux. Mais déjà, est-ce que vous pouvez me dire comment on a eu cette idée au début ? Catherine ?

 

[Catherine Kikuchi] En fait, c’est une idée qui remonte au Moyen Âge. C’est une idée qui est née vraiment en plein XIVe siècle, à un moment où il y a des humanistes qui décident de dire qu’ils sont meilleurs que ceux qui les ont précédés. Donc Pétrarque, par exemple, va dire que la période qui l’a précédé, c’est une période sombre, où les gens comprenaient rien, où les gens connaissaient pas le latin, etc. Et c’est en fait une idée qui va avoir un succès fou parce que, petit à petit, les gens vont considérer que le Moyen Âge, du coup, c’est une période, effectivement, où les gens sont bêtes, où les gens comprennent rien, connaissaient rien, et une période de régression par rapport à l’antiquité.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et même, quand est-ce qu’on a commencé à parler de Moyen Âge ? Comment le mot, l’appellation elle-même est née ?

 

[Catherine Kikuchi] Alors, l’appellation « Moyen Âge », je crois qu’elle s’est beaucoup popularisée avec les Lumières. Il me semble que c’est Voltaire en fait, et le dictionnaire encyclopédique qui l’utilisent beaucoup.

 

[Clément Juarez] Il me semble que le terme a été utilisé dès le XVII siècle. Je ne sais plus le nom de l’auteur, mais ça a été utilisé au XVIIe siècle.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Donc, c’était pour, assez péjorativement, dire « Moyen Âge » ?

 

[Simon Hasdenteufel] Et par contre, le terme « Renaissance », c’est Pétrarque qui l’utilise. Pour le coup, il pense la Renaissance par différence à ce qu’il y avait avant. Et « renaissance », ça sous-entend que ce qu’il y avait avant, c’était obscur. Donc l’idée – à nouveau pour rebondir sur ce que disait Catherine – dès ce moment-là, il y a une volonté de blâmer la période précédente.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et d’ailleurs – peut-être que c’est pas clair pour tout le monde – le Moyen Âge, on parle de quand à quand ?

 

[Catherine Kikuchi] Grosso modo, de 500 à 1500. Après, il y a des débats sans fin sur est-ce qu’on date la fin du Moyen Âge avec l’imprimerie, Christophe Colomb en Amérique, la Réforme ? Mais bon, c’est un peu stérile comme débat, et en gros, ça dure mille ans entre 500 et 1500.

 

[Simon Hasdenteufel] Et alors, petite précision aussi. Pour Jacques le Goff, grand médiéviste devant l’Éternel, le Moyen Âge va jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La révolution française…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Non mais lui, il est fou, par contre.

 

[Simon Hasdenteufel] Bah non, il est pas fou. Alors c’est discutable, mais c’est fondé sur des recherches, et grosso modo, l’idée, c’est de voir qu’il y a des structures qui se mettent en place à la fin de l’antiquité romaine, et qui continuent, en fait, jusqu’à la révolution française et à l’avènement de cette ère contemporaine.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Mais donc, au XVIe siècle, avec Pétrarque, on commence à avoir ces idées, mais comment, en fait, l’idée que le Moyen Âge est une période sombre est arrivée jusqu’à nous, maintenant, au XXIe siècle ?

 

[Clément Juarez] Et bien il y a eu le XIXe, déjà, avec pas mal de bêtises racontées sur cette période.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Tu parles de contemporanéistes ?

 

[Clément Juarez] Oui !

 

[Catherine Kikuchi] On parle des journalistes, là je crois.

 

[Fanny Cohen-Moreau] On va faire plein de blagues méta sur l’histoire, [désolée] pour les gens qui ne connaissent pas, mais on se fait plaisir un petit peu dans ce podcast. Mais alors pourquoi au XIXe siècle, particulièrement, l’idée est insistée ?

 

[Clément Juarez] Il y a un retour, déjà, au Moyen Âge, tout au long de ce siècle. On le voit avec l’intérêt porté sur les monuments historiques avec Viollet-le-Duc, qui va essayer de restaurer Carcassonne, et d’autres monuments partout en France. Sauf que c’est une vision qui est grandement fausse sur pas mal de bâtiments, par exemple.

 

[Simon Hasdenteufel] En fait, il me semble qu’il y a deux mouvements intellectuels du XIXe siècle qui alimentent ce retour au Moyen Âge. Le premier, c’est le romantisme, qui va puiser ses sources d’inspiration dans les récits médiévaux. Donc là, c’est plus un mouvement, on va dire, artistique. Et le second, c’est le positivisme, qui est plus un mouvement scientifique, avec la croyance dans le progrès, dans le fait que l’humanité va s’améliorer étape après étape vers un accomplissement final de l’humanité. Et, en fait, ce positivisme, pour s’asseoir, pour asseoir sa crédibilité, va décrédibiliser ce qu’il y avait avant. Elle va faire du Moyen Âge…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Oh les méchants.

 

[Simon Hasdenteufel] C’est ça, c’est vraiment faire du Moyen Âge le temps barbare, un temps qui maintenant est révolu. Le philosophe Auguste Comte, qui a vraiment théorisé le positivisme, il dit « le Moyen Âge, c’est un temps de l’humanité, maintenant c’est fini, on est passé à une étape supérieure ». En fait, c’est aussi ce qui a contribué, justement, à construire toutes ces légendes noires autour du Moyen Âge.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors, on a eu ça, mais maintenant, là, depuis quelques années, l’histoire a fait des progrès, on sait que c’est pas une période sombre. Pourtant, aujourd’hui – bon, on a été à l’école il y a pas très longtemps, autour de la table – on a encore encore cette idée d’un Moyen Âge sombre. Donc comment ça se fait que les personnes, aujourd’hui, les enfants qui vont à l’école, ont encore cette image là ? C’est encore perpétué ?

 

[Catherine Kikuchi] Alors je pense pas que ce soit perpétué dans les programmes scolaires, non, pas du tout, pour le coup. Mais le problème, c’est qu’on parle peu du Moyen Âge, en tout cas dans les programmes scolaires. Et donc du coup, l’image que les gens ont du Moyen Âge, c’est une image qui passe par des films, par des séries, etc. et donc, c’est un peu ambivalent. C’est-à-dire qu’à la fois, il y a Game of Thrones (Le Trône de fer), et donc du coup tout le monde s’est intéressé au Moyen Âge, parce qu’il y avait Game of Thrones, mais derrière Game of Thrones, il y a aussi l’image d’un Moyen Âge qui est très sombre, qui est très violent, qui est sale, et donc du coup on perpétue aussi cette image.

 

[Clément Juarez] On a les images d’épinal du Moyen Âge, le château, le chevalier, la guerre, et la plupart du temps les épidémies. Et ça, dans Game of Thrones, on le retrouve aussi, vu que c’est une série où il y a beaucoup de conflits, c’est la guerre perpétuelle.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors qu’on le verra, c’est quand même une période de mille ans qui a connu beaucoup beaucoup d’évolutions. Alors justement, de cette image d’âge sombre, comme on l’a dit, découlent beaucoup d’autres clichés, notamment l’idée d’une période violente, avec la lutte de tous contre tous, il y a pas de sécurité, on peut se faire tuer par son voisin pour aucune raison. Est-ce qu’on pouvait être en sécurité au Moyen Âge ?

 

[Simon Hasdenteufel] Est-ce que je peux rajouter une petite dernière chose sur ce qu’on avait dit avant, et ensuite on passe à la violence ?

 

[Fanny Cohen-Moreau] Bon, d’accord.

 

[Simon Hasdenteufel] En fait, vraiment, il y a un véritable paradoxe, j’ai l’impression, dans cette vision du Moyen Âge aujourd’hui, c’est que véritablement, les programmes scolaires sont faits pour déconstruire le plus possible le Moyen Âge, pour réfléchir le plus possible sur le Moyen Âge. C’est le but, les professeurs sont formés,…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Là, c’est en quelles classes, par exemple, qu’il y a ça ?

 

[Simon Hasdenteufel] Alors, le Moyen Âge, on le voit en 5è au collège, et on le voit en 2nde au lycée. Bon déjà c’est pas beaucoup, deux ans. Et en fait, c’est là qu’est, je pense, le problème. C’est que – c’est aussi ce que vient de dire Catherine – on accorde vraiment très peu de temps au Moyen Âge. Alors, je défends pas ma paroisse,…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors que c’est un peu une période de mille ans, quand même !

 

[Simon Hasdenteufel] Oui, c’est ça. C’est ça. Et, en fait, ça ne laisse pas suffisamment le temps pour justement faire ce travail de déconstruction et beaucoup d’élèves, en fait, ressortent de cette étude,… bah ils gardent en fait des images qui sont diffusées par tous les médias. Ils gardent en tête l’image des médias plutôt que celle que les professeurs veulent essayer de leur transmettre, et qui est plus complexe.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et donc, sur la violence, vraiment, est-ce qu’on pouvait faire confiance dans les personnes autour de soi pour ne pas se faire tuer du jour au lendemain où il y avait vraiment une guerre comme ça ?

 

[Catherine Kikuchi] Et bien, je pense que ce qui est important à avoir en tête, c’est que le Moyen Âge, on a l’impression que c’est violent mais c’est toujours une violence qui est contrôlée. C’est une violence qui est hyper réglementée. Et donc les violences des nobles, – par exemple les guerres féodales, etc. – c’est absolument pas une anarchie de guerre de tous contre tous. C’est vraiment des violences qui sont très cadrées. On sait quand ça commence, on sait quand ça s’arrête.

 

[Simon Hasdenteufel] Pour rajouter quelque chose là-dessus, n’oublions pas que, en fait, on a en tête, à nouveau, l’image des séries, des films, où grosso modo, les nobles se jettent dessus, ils se décapitent, ils se transpercent à coups de lances, d’épées, bon tout ce qu’ils trouvent. En vérité, nos nobles, déjà, ils sont en armure, ils sont protégés, ils ont des armures qui sont lourdes…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Pas tout le temps quand même.

 

[Simon Hasdenteufel] Bah la définition du noble, c’est qu’il a l’argent pour se payer l’équipement qui lui permet de se protéger…

 

[Fanny Cohen-Moreau] C’est encore le cas aujourd’hui, d’ailleurs, non ?

 

[Simon Hasdenteufel] Ah tout à fait, bien sûr, bien sûr, c’est des inégalités qu’on retrouve aujourd’hui. Voilà, le parachute doré, c’est l’armure d’aujourd’hui. Mais le noble, en fait, a un équipement qui lui permet de se protéger. Quand les nobles se battent entre eux, ils se testent en fait. C’est un peu comme un cours d’arts martiaux, de boxe. On se teste, on se frappe, on se cogne un petit peu, on se tue pas. On se tue jamais entre nobles. Enfin, le moins possible, sauf s’il y a un cas de vengeance, et encore. Mais sinon, on se teste, par comme ça des coups sur l’armure, des coups d’épée. Donc on voit bien que la violence, elle est contrôlée, elle est pas du tout déchainée, comme on voudrait le faire croire.

 

[Clément Juarez] Il y a un fantasme par rapport à la violence au Moyen Âge qui est que l’homme médiéval serait agressif. Sauf que, par moment, il l’est – dans une bataille, on est obligé – mais en réalité, comme l’a dit Catherine, cette violence-là, elle est normée et elle est dans un cadre. Donc, il y a pas une caractéristique propre à l’homme médiéval d’être agressif.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors justement, on parlait d’agressivité, j’ai un petit extrait à vous faire écouter.

 

[Extrait du film Les Visiteurs, de Jean-Marie Poiré]

Béatrice – Vous êtes sûr que votre ami ne veut pas se mettre à table ? C’est gênant.

 

Godefroy – Il n’est point nobliaux, il n’a pas de manière pour mangeailler. Il est déjà heureux de boulotter nos restes. Tiens, mon fidèle !

 

Jacquouille – Oh, grand merci, Seigneur Hubert

 

Jean-Pierre – Mais là, il écrase la pomme de terre sur le tapis. C’est dégueulasse. Ça suffit. Venez à table avec nous.

 

Godefroy – Ça le gesnerait. Hein, mon Jacquouille. Tu ne veux pas venir astable avec nous ?

 

Jacquouille – Ah non ! Ah non, non, Seigneur Hubert.

 

Jean-Pierre – Et ben chez moi, tout le monde mange à table. Allez, venez ! Ça me coupe l’appétit.

 

Jacquouille – Ah non non non non non ! Que nenni, que nenni.

 

Béatrice – Ça sera plus sympa.

 

Godefroy – Où sont les poulardes ? J’ai faim ! Où sont les fèves, les pâtés de cerf ? Qu’on ripaille à plat ventre, pour oublier cette injustice. Ya pas quelques soissons avec de la bonne soivre ? Un porcelet, une chèvre en rôti, quelques cygnes blancs bien poivrés ? Ces amuse-bouche m’ont mis en appétit !

 

Jean-Pierre – Vous avez encore faim ? Après ce que vous vous êtes goinfrés ?

[Fin de l’extrait]

 

[Fanny Cohen-Moreau] On peut le voir, apparemment, les gens ne se comportaient pas bien à table au Moyen Âge. Enfin, c’est ce qu’on croit. D’ailleurs, sur l’Instagram de Passion Médiévistes, il y a quelques jours, j’ai demandé aux abonné‧es des clichés qu’ils associaient au Moyen Âge, et un truc qui revenait tout le temps, et qui est dans cet extrait, on le voit aussi, la saleté revient tout le temps. On mange mal, on s’en met partout. Et donc, on l’a entendu, ils se comportent un peu comme des rustres. Alors est-ce qu’il y avait une notion de propreté, déjà, au Moyen Âge.

 

[Clément Juarez] Déjà, par rapport au repas, par rapport au banquet, tout le monde se lavait les mains. Déjà.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Donc, l’eau est propre et on peut se laver les mains.

 

[Clément Juarez] L’eau est propre, elle est parfumée à l’eau de rose.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Les manières à table, est-ce qu’on sait bien se comporter pour faire en sorte qu’il y en ait pas partout ?

 

[Catherine Kikuchi] Après, ça dépend un peu des banquets, quoi. Ça peut être plus ou moins animé. Mais effectivement, il y a des manières de se tenir à table, on mange pas n’importe comment. Alors, les outils pour manger, ça apparait tardivement, mais même sans la fourchette, par exemple, qui est inventée plutôt à la fin du Moyen Âge, même sans ça, les gens, normalement, ont une certaine façon de tenir le couteau, de découper leurs aliments, sur le pain qui peut leur servir d’assiette, etc.

 

[Simon Hasdenteufel] Bien sûr, et peut-être une évolution qu’il y a par exemple au sein même de la période du Moyen Âge, c’est qu’à la fin du Moyen Âge, et la culture de cour qui se développe – et donc la culture de cour, c’est un moment de représentation, un moment où on se montre – forcément, les manières du courtisan, et la retenue font partie aussi de ces rituels de cour et sont assez importants et là, pour le coup, on a un Moyen Âge qui sait se tenir.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et sur la propreté, est-ce qu’on se lave ? J’espère que oui, quand même. Mais comment on se lavait au Moyen Âge ?

 

[Catherine Kikuchi] Bah déjà, vachement plus qu’au XVIe et au XVIIe.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Ah ! Ah !

 

[Catherine Kikuchi] [rire] Si je puis me permettre.

 

[Clément Juarez] Là, le parfum, c’est pas trop ça, c’est plus du savon. Comme nous, quoi.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et dans les maisons, en fait, est-ce qu’on sait comment les gens se lavaient ?

 

[Clément Juarez] Ben après, c’est dans les étuves. Après, ça dépend du niveau social de la famille.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Oui, les nobles et les pauvres se lavent pas de la même façon.

 

[Clément Juarez] Après, dans l’espace urbain, on retrouve des étuves. Ce sont des bains publics.

 

[Simon Hasdenteufel] Voilà, tout à fait. Il y a vraiment… En fait, l’antiquité gréco-romaine avait vraiment une très très grande tradition de bains publics et d’établissement de bains publics qui sont gigantesques. On pense aux thermes de Cluny. Le Moyen Âge n’abandonne pas tout à fait cette grande tradition, parce qu’on a encore des lieux publics où aller se laver dans les villes. Et en plus, plus le Moyen Âge avance, plus les villes se développent. Donc c’est pratique…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Oui, mais au Moyen Âge, il y a pas tout le monde qui vit en ville. Donc comment on se lave à la campagne ?

 

[Clément Juarez] À la rivière.

 

[Fanny Cohen-Moreau] À la rivière ?

 

[Clément Juarez] À la rivière.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Il doit faire frisquet quand même.

 

[Clément Juarez] Faut serrer les dents.

 

[Simon Hasdenteufel] Mais l’hygiène, en fait, est quelque chose d’important pour les médiévaux. À nouveau, la crasse des médiévaux, c’est une légende noire. C’est considéré… À nouveau, comme le disait Catherine, on se lave beaucoup plus dans l’eau qu’aux XVIe, XVIIe, où en fait on a peur de l’eau à cette époque. On a peur de l’eau parce qu’on a le fantasme que, en fait, l’eau pénètre les pores de la peau et fait rentrer les maladies dans le corps. Au Moyen Âge, on a pas ce fantasme-là, en tout cas avant la grande peste noire, qui a peut-être contribué à construire ce fantasme. Donc on se lave, on fait attention à son hygiène et il y a en fait de véritables traités d’hygiène, pour prendre soin de soi, qui sont écrits au Moyen Âge, notamment pour les femmes enceintes. Il y a un certain nombre de prescriptions qui sont prises parce qu’on a peur de la fausse couche. Donc en fait, on fait attention à son corps. Le corps, aussi, n’est pas méprisé au Moyen Âge. Il a une importance et il faut en prendre soin.

 

[Clément Juarez] Je rebondis sur ce que dit Simon. Il y a aussi des traités qui parlent de comment on lave son enfant, son bébé. Comment on doit le changer, quels vêtements lui donner.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Justement, on a un peu l’image que les gens au Moyen Âge mouraient un peu tous à trente ans. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est vrai ?

 

[Catherine Kikuchi] Je sais pas si vous avez entendu le soupir généralisé de tous les médiévistes autour de cette table. Oui, donc non.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Ah ! Merci.

 

[Catherine Kikuchi] Mais il y a une espérance de vie qui est évidemment beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. Mais si on enlève la mortalité infantile, qui est de fait très élevée…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Parce que ?

 

[Catherine Kikuchi] Pour des problèmes de… Enfin la médecine moderne n’existe pas, c’est vraiment la médecine moderne qui va changer la mortalité infantile. En fait, jusqu’au début du XIXe, la mortalité infantile est très très élevée en Europe aussi. Donc si on enlève la mortalité infantile, l’espérance de vie au Moyen Âge est,… alors j’ai plus les chiffres exacts en tête, mais je pense que ça doit être autour quarante, cinquante ans, quoi, au moins.

 

[Simon Hasdenteufel] Oui, et encore, on a vraiment des… enfin je sais même pas si on peut parler d’exceptions, il y a des gens qui vivent vieux au Moyen Âge. On a un certain nombre de cas de personnages historiques qui vivent vieux, de Rois de Jérusalem. Je pense aussi au Doge Dandolo, au Doge vénitien Dandolo, de la quatrième croisade, il vit extrêmement, extrêmement longtemps (98 ans).

 

[Clément Juarez] Sans parler de grands personnages, il y a certaines comptabilités qui notent, sur les chantiers de construction, des hommes, des vieillards qui disent comment faire aux plus jeunes. Donc vieillards, une soixantaine d’années.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Donc à part les Rois et les Reines, comme Aliénor d’Aquitaine, qui a vécu très très vieille, il y a quand même des gens de plus basse extraction qui vivaient plus vieux.

 

[Clément Juarez] Exactement.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors ensuite, il y a quelque chose dont je voulais parler, la religion, et l’Église, tin tin tin. Évidemment, au Moyen Âge, en Occident – je précise vraiment en Occident parce que c’est pas la même chose partout – l’Église chrétienne organise la vie de tous les jours, les rapports sociaux, elle a un poids politique, mais est-ce que sont importance et son contrôle sur les hommes et les femmes n’a pas été un peu exagéré ? Est-ce que, hors de l’Église, il n’y a vraiment point de salut ?

 

[Catherine Kikuchi] Ben là, en fait, ça dépend des époques. C’est à dire qu’on a vraiment un contrôle de l’Église qui s’affirme, on va dire à partir de la fin du XII, XIIIe siècle, où là, l’Église, avec la pastorale, les prêtres qui vont s’occuper de contrôler leurs paroissiens dans leur vie privée, également la confession, ce genre de choses, là on a un contrôle plus étroit qui commence à se mettre en place. Avant, pas du tout. Avant, c’est beaucoup plus lâche. D’ailleurs, il y a des régions entières de l’Europe qui sont pas christianisées à ce moment-là.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Quelle est la religion à ce moment-là, alors, là-bas ?

 

[Catherine Kikuchi] C’était du paganisme. Par exemple, dans l’Europe de l’Est, là christianisation, elle est assez tardive, donc XIIe, XIIIe. Et c’était, oui, des religions païennes. Et même avant, dans des régions christianisées, il y a plein de moments que nous, on considère comme absolument chrétiens, comme le mariage, par exemple, qui est pas du tout un sacrement religieux à ce moment-là.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et par rapport à ce qu’on disait tout à l’heure sur la violence, l’Église est quand même à l’origine de l’inquisition mais, par contre, ce que tu me disais, Catherine, quand on préparait l’émission, c’est qu’elle n’a rien à voir avec l’inquisition espagnole qu’on connait après.

 

[Catherine Kikuchi] Non, ça n’a rien à voir. Ça n’a rien à voir du tout [rire].

 

[Clément Juarez] Brûlez-les tous.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors, c’est quoi l’inquisition au Moyen Âge ?

 

[Catherine Kikuchi] Alors l’inquisition, c’est une institution qui a été créée au XIIIe siècle par la papauté et qui a été dominée par les ordres mendiants pour lutter contre l’hérésie. Mais le but n’est pas de tous les brûler, comme vient de dire Clément. « Brûlez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », c’est pas du tout ça le délire, quoi. L’idée, c’est de repérer les hérétiques et de les faire rentrer dans le giron de l’Église. Donc il faut surtout pas les tuer. Il faut faire en sorte qu’ils se repentent, qu’ils reconnaissent leurs erreurs, et qu’ils reviennent dans la vraie religion.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Mais il y avait pas une persécution envers les Juifs, quand même, au Moyen Âge ?

 

[Catherine Kikuchi] Oui, alors, je veux pas monopoliser la parole…

 

[Simon Hasdenteufel] Non, il y a pas de problème. Oui, tu compléteras si il faut, mais évidemment il y a une persécution. Maintenant, elle se fait pas de manière continue, en fait. Elle éclate surtout, on a l’impression, à des moments de crise, à des moments de crise eschatologique. Par exemple, on prend le déclenchement de la première croisade, et bien ça entraîne une série de pogroms dans les régions que traversent les croisés. En fait, le Juif, c’est le parfait bouc-émissaire dans ces moments, comme ça, de très grande pression religieuse où on cherche absolument des coupables, une espèce d’exaltation qui se joue et qui en fait touche forcément les boucs-émissaires de la société, qui sont les Juifs, en occident.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et sur l’obscurantisme religieux, on a une image aussi comme quoi l’Église empêcherait le progrès technique et le développement du savoir, en fait empêcherait même les gens de savoir écrire, non ? Dis-moi, vas-y, Clément.

 

[Clément Juarez] Alors, dans les monastères, au Haut Moyen Âge, on copie…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Le Haut Moyen Âge, c’est… ?

 

[Clément Juarez] 500. VIII, IX, Xe siècles.

 

[Fanny Cohen-Moreau] C’est le début.

 

[Clément Juarez] C’est compliqué.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Vous notez, le public, à la fin, il y a une petite interro, attention.

 

[Simon Hasdenteufel] Haut Moyen Âge : début du Moyen Âge. Bas Moyen Âge : fin du Moyen Âge.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Donc tu disais, au Haut Moyen Âge, dans les monastères ?

 

[Clément Juarez] Donc les ordres monastiques recopiaient les textes antiques pour les transmettre pour les générations à venir.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Donc l’idée comme quoi en fait, on a redécouvert les textes antiques, seulement à la Renaissance, c’est un peu faux, donc ?

 

[Clément Juarez] Oui.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Pourquoi on a cette idée-là, alors ?

 

[Simon Hasdenteufel] Catherine, tu veux peut-être…

 

[Catherine Kikuchi] En fait, les textes antiques, ils ont toujours été, comme l’a dit Clément, copiés, commentés, traduits, pendant tout le Moyen Âge. Ça, ça change pas. Ce qui change, à la Renaissance, c’est qu’on redécouvre certains textes. Et en fait, même avant la renaissance, à partir du 13è siècle, on a des textes grecs, en particulier, qui arrivent dans l’occident médiéval via le monde musulman. Donc on redécouvre un certain nombre de textes de médecine, de philosophes, Aristote par exemple, un certain nombre de textes d’Aristote. Pas tous, certains étaient connus. Et, à la Renaissance, de façon encore plus marquée, on a des bibliothèques entières qui arrivent de l’Empire Byzantin, et là on a une redécouverte de tout un tas de textes, notamment Platon, qui est beaucoup étudié.

 

[Simon Hasdenteufel] Et vraiment, on peut… Il faut bien se rendre compte qu’il y a une véritable émulation intellectuelle au Moyen Âge, c’est pas du tout une période d’ignorance. Alors bien sûr, ce n’est pas le peuple médiéval dans son ensemble qui est éduqué, mais enfin bon, est-ce que ça a déjà été le cas dans l’histoire, j’en suis pas sûr. Mais, vraiment, il y a une très grande émulation intellectuelle dans ces milieux-là. On peut prendre le roman Le Nom de la rose, d’Umberto Eco, qui bien sûr a des erreurs historiques, mais bon, Umberto Eco est quand même un médiéviste, un sémioticien, et il met bien en scène vraiment cette effervescence intellectuelle dans le cadre des monastères, des gens qui discutent de philosophie, qui discutent du sens de la vie, qui discutent aussi de science. Donc ça, ça se retrouve dans les monastères, à partir du milieu du Moyen Âge. Au XIIe, XIIIe siècle, ça se retrouve dans les universités qui se mettent en place. On a des très très grands savants. On a des débats, mais de haute volée, qui ressemblent un peu aux dissertations que doivent faire les étudiants aujourd’hui, avec thèse, antithèse et synthèse. Donc il y a vraiment une exigence de la réflexion à cette époque. On est loin de l’ignorance dont on les afflige.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors justement. On va faire une petite pause musicale, et en fait, je vais demander au public de chanter avec moi. Donc, si tu peux, P-A, mettre la chanson, s’il te plait.

 

[Chanson – Le Temps des Cathédrales, interprétée par Garou]

 

C’est une histoire qui a pour lieu [Fanny – on fait un karaoké là]

Paris la belle en l’an de Dieu

Mille-quatre-cent-quatre-vingt-deux

Histoire d’amour et de désir

 

Nous les artistes anonymes

De la sculpture ou de la rime

Tenterons de vous la transcrire

Pour les siècles à venir

 

Il est venu le temps des cathédrales

Le monde est entré

Dans un nouveau millénaire

L’homme a voulu monter vers les étoiles

Écrire son histoire

Dans le verre ou dans la pierre

 

Pierre après pierre, jour après jour

De siècle en siècle avec amour

Il a vu s’élever les tours

Qu’il avait bâties de ses mains

 

Les poètes et les troubadours

Ont chanté des chansons d’amour

Qui promettaient au genre humain

De meilleurs lendemains

 

[Fanny] – Allez, vous le connaissez maintenant

[Le public chante le refrain]

 

Il est venu le temps des cathédrales

Le monde est entré

Dans un nouveau millénaire

L’homme a voulu monter vers les étoiles

Écrire son histoire

Dans le verre ou dans la pierre

 

Il est venu le temps des cathédrales

Le monde est entré

Dans un nouveau millénaire

L’homme a voulu monter vers les étoiles

Écrire son histoire

Dans le verre ou dans la pierre

 

[Fanny] – C’est pas fini

 

Il est foutu le temps des cathédrales

La foule des barbares

Est aux portes de la ville

Laissez entrer ces païens, ces vandales

La fin de ce monde

Est prévue pour l’an deux mille

Est prévue pour l’an deux mille

 

[Fin de la chanson – applaudissements du public (du podcast)]

 

[Fanny Cohen-Moreau] Voilà, ça c’est fait. On s’excuse pour les gens qui enregistrent en bas, on est désolé [rires du public]. Bon, la blague est passée, mais alors, Clément, dans cette chanson, ils disent un petit peu des bêtises, non ?

 

[Clément Juarez] Il y en a quelques unes, oui.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Aaah. Alors est-ce que tu peux nous éclairer sur quelques incohérences de cette chanson ?

 

[Clément Juarez] Trois cents ans de retard.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Ah bon ?

 

[Clément Juarez] Ben 1482, ça fait un peu tard pour des cathédrales, non ?

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et il y a aussi un truc, les vandales. Parler des vandales en 1482, on est un petit peu en retard là aussi.

 

[Catherine Kikuchi] Oui, c’est ce que je disais à Simon pendant la chanson. En fait, je comprends pas très bien à quoi ils font référence, si ce n’est les invasions barbares, enfin ce qu’on appelle à ce moment-là les invasions barbares au début du Moyen Âge.

 

[Simon Hasdenteufel] Oui, c’est ça. Les invasions barbares, c’est milieu du Ve siècle. Donc en fait, c’est mille ans avant. C’est mille ans avant la date dans la chanson. Mais en fait, on a l’impression que c’est un petit peu un… Bon, ça n’empêche pas que la chanson peut être très très bien pour ceux qui savent l’apprécier… [rires du public]

 

[Fanny Cohen-Moreau] Je sens du jugement dans ta voix.

 

[Simon Hasdenteufel] Ah non non, absolument pas. Aucun problème, je connais pas les paroles, mais…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Ouais, je t’ai vu, hein.

 

[Simon Hasdenteufel] Bon, ce que je voulais dire, c’était qu’on a l’impression qu’il y a un cocktail en fait, de grands mélanges. Un peu toutes les images qu’on a sur le Moyen Âge, en fait, on les met là-dedans. Et puis voilà, ça donne ces paroles-là.

 

[Clément Juarez] Un mauvais serveur. Un mauvais serveur, un mauvais cocktail. [rires]

 

[Simon Hasdenteufel] Bah, non. Enfin c’est vrai, le cocktail peut être artistiquement bon mais par contre, historiquement, on a mis, on a fait un peu tout et n’importe quoi. Les vandales d’un côté. Les peurs millénaristes de fin du monde, ça c’est plutôt, bah justement, au moment où se déclenchent les croisades. Alors les cathédrales, la date exacte de l’histoire qui est à la fin du XVe siècle, en fait, tout ça se mélange. Ce qui est aussi intéressant – et après j’arrête de parler, promis – ce qui est aussi intéressant, pour moi c’est l’expression « genre humain » qui me frappe un petit peu. Parce qu’en fait, genre humain, c’est lié à l’idéologie communiste, donc du XIXe siècle, et en fait, ici, on a – c’est assez drôle – on a une récupération du Moyen Âge pour…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Tu veux dire que Notre-Dame de Paris est une comédie musicale communiste ?

 

[Simon Hasdenteufel] Exactement. [rires] Tout à fait, il y a des messages communistes, on peut le voir… Je suis sûr qu’on peut lire des noms de dirigeants soviétiques si on arrive à regarder de manière inversée le texte. Non, non, en fait seulement que je pense qu’il y a des éléments, en fait, contemporains. Voilà, c’est aussi en fait une chanson qui parle moins du Moyen Âge, qui parle de notre époque.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Donc si jamais un podcast sur les comédies musicales se lance, on a des gens autour de la table pour en parler.

 

[Simon Hasdenteufel] Mais oui, c’est vrai qu’en fait, ce qui est super intéressant avec beaucoup d’œuvres contemporaines sur le Moyen Âge, c’est qu’en général, elles disent plus de choses sur notre époque que sur l’époque, en fait, dont on parle. Désolé de reprendre cet exemple, mais Game of Thrones, qui est… Bon, c’est pas du Moyen Âge, c’est de la Fantasy médiévale, mais à nouveau, ça dit plus de chose sur les peurs qu’on a aujourd’hui du désordre politique et du réchauffement climatique, que ça nous parle du Moyen Âge, même s’il y a des choses intéressantes, évidemment.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Bon, il y a quand même,… Dans cette chanson, on parle des magnifiques édifices que sont les cathédrales. Mais donc, comme on le disait, on a l’impression qu’au Moyen Âge, il y a pas eu de progrès, mais quand même, les cathédrales, c’est bien du Moyen Âge.

 

[Clément Juarez] Oui. Tout à fait.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Mais alors pourquoi on a cette idée qu’il y a pas du tout de progrès, en fait ? Alors qu’il est là, il est visible.

 

[Clément Juarez] D’autant que là, c’est un progrès, aussi. C’est une création artistique. C’est une invention. Le contrefort, la cathédrale gothique, c’est une invention médiévale. Alors que, à la Renaissance, on reprend des arts passés de l’antiquité. On ne crée plus. On reprend des références antiques. Alors que tout au long de l’époque médiévale, on essaie, on innove. On essaie de trouver de nouvelles façons. Et ça, dans les trois périodes : haut, bas, Moyen Âge central.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Moyen Âge central, ça existe ? Merci. Il y a pas tout le monde qui pense ça, alors je suis contente. Alors, au niveau de l’Architecture, quelles ont été les autres innovations du Moyen Âge ?

 

[Clément Juarez] Déjà, entre l’art roman et l’art gothique, il y a une évolution énorme. Mais après, ça serait plus des techniques d’aménagement, des styles de bâtiments. Mais après, c’est très vaste, en fait, comme question.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et pour l’agriculture aussi ?

 

[Clément Juarez] L’agriculture, c’est autre chose. Là, il y a, à partir du IX, Xe siècle, jusqu’au XIe siècle, des innovations dans l’outillage, et aussi dans la façon de faire la culture. En réalité, le système triennal, donc la rotation sur les parcelles, couplée à de meilleures technique et de meilleurs outils, a fait qu’on a pu augmenter la production de nourriture.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Tu voulais dire quelque chose ?

 

[Simon Hasdenteufel] Non, je vais laisser la parole à Catherine, qui l’expliquera à mon avis mieux que moi.

 

[Catherine Kikuchi] Oui, c’était pour rebondir, en fait, sur ce que tu disais. Donc les moulins, par exemple, invention médiévale, la charrue, invention médiévale, la charrue avec du fer, nouvelle invention médiévale.

 

[Clément Juarez] Le fer, oublié dans cette chanson. On parle du verre et de la pierre, mais pas de fer.

 

[Catherine Kikuchi] C’est vrai, oui.

 

[Clément Juarez] Alors qu’on a du fer.

 

[Catherine Kikuchi] Oui, c’est vrai, c’est intéressant.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Il faut qu’on réécrive toute cette comédie musicale, en fait. On va se faire ça, bientôt.

 

[Simon Hasdenteufel] Et puis, peut-être aussi, sur l’architecture, à nouveau on va voyager un peu, mais en Syrie, au moment des croisades – enfin c’est plutôt le Liban – au moment des croisades, on a le fameux Krak des Chevaliers, qui est quand même un prodige d’architecture militaire. D’ailleurs, si le sujet vous intéresse, vous pouvez aller à la Cité de l’Architecture, il y a une très belle exposition en cours sur la question.

 

[Fanny Cohen-Moreau] C’est quoi, du coup, le “Crague” ?

 

[Simon Hasdenteufel] Le KRAK des Chevaliers. Le Krak des Chevaliers, c’est en fait un château dans lequel les templiers gardaient le Liban face à leurs ennemis. Et donc, si vous regardez des photos sur Internet ou vous allez à l’exposition, c’est un véritable prodige d’architecture militaire. C’est un bunker gigantesque quasiment imprenable, et en fait, il y a beaucoup d’innovations au Moyen Âge, énormément, même si ça n’a pas le même rythme qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, on est dans un rythme d’innovations encore plus dingue, mais il y a des innovations au Moyen Âge, et il y en a aussi dans le secteur de la guerre. L’homme est très inventif quand il s’agit de se foutre sur la tronche, et donc on a en effet ces châteaux, on a aussi des armes de combat, arbalètes, feux grégeois. On a, limite à la fin du Moyen Âge, lorsque les Turcs attaquent l’Île de Rote, qui est aux mains des Chevaliers Hospitaliers, ils se battent à coups de grenades, enfin une espèce d’ancêtre, de fumée empoisonnée, une espèce d’ancêtre de la guerre chimique de la première guerre mondiale.

 

[Clément Juarez] Je reviens sur la construction. Il y a aussi une idée reçue sur le Moyen Âge, c’est qu’on met du temps. Il y a 300 ans, 400 ans pour faire un monument immense, là les cathédrales. Mais en fait, ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est pas la technologie qui freine les bâtisseurs, c’est l’argent. L’argent, c’est le nerf de la guerre, mais c’est aussi le nerf de la construction. S’il y a pas d’argent, on met tout en sécurité et le chantier s’arrête.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Comme maintenant.

 

[Clément Juarez] Comme maintenant. Voilà. Tout le monde s’arrête parce que personne n’est payé. Et, sur les chantiers cathédraux, les ouvriers sont qualifiés et rémunérés.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et pour les châteaux forts, d’ailleurs, on a l’impression que ça concerne… bon voilà, c’est un emblème du Moyen Âge, le château fort, mais c’est à partir de quand, les châteaux forts, au Moyen Âge ?

 

[Clément Juarez] XI, XIIe siècles, il y a déjà la motte, et ensuite on commence à partir sur des remparts en bois. Après, il y a le donjon, et petit à petit, on agrandit, on va dire. On pousse les murs.

 

[Simon Hasdenteufel] Oui, et puis, il y a en fait beaucoup de situations différentes. C’est-à-dire qu’un petit seigneur va avoir un château fait avec des matériaux périssables, avec du bois, va avoir très peu de salles. Bon alors, la salle principale, c’est la « aula », A-U-L-A. La salle, en fait, de réunion où on donne le banquet, mais un plus grand seigneur, lui, va vraiment mettre les moyens pour avoir des remparts, des tours, et parfois même, ce sera pas très solide, en fait, face à un siège mais, une des idées du château, c’est aussi d’être vu dans l’espace. C’est un marqueur symbolique de la puissance. Faut vous imaginer qu’on a pas… le monde n’est pas urbanisé comme aujourd’hui. Donc en fait, s’il y a une chose qu’on voit au loin, c’est le château et l’église, qui sont là pour rappeler, en fait, qui domine la région.

 

[Clément Juarez] Le symbole et la représentation à travers les constructions, il est ultra important au Moyen Âge. Donc, c’est ce que dit Simon, le symbole de la tour au loin, c’est la puissance du seigneur qu’on voit.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Tout à l’heure, on parlait donc de la sclérose intellectuelle supposée. Il y a quand même un truc, on avait l’impression… Enfin, quelque chose qui est assez frappant, c’est que, au Moyen Âge, les gens pensaient que la Terre était plate.

 

[Catherine Kikuchi] C’est faux ! [rires] Non, c’est complètement faux. Au Moyen Âge, les gens savaient que la Terre était ronde. On le sait depuis l’antiquité, et les astronomes antiques sont lus, sont commentés, sont copiés, donc les gens avaient conscience, et pas seulement les élites, quoi…

 

[Fanny Cohen-Moreau] Comment on le sait qu’ils le savaient ?

 

[Catherine Kikuchi] On le sait parce que, bah par exemple, il y a les textes. Thomas d’Aquin, il dit « L’astronomie nous dit que… »

 

[Fanny Cohen-Moreau] Thomas d’Aquin, c’est ?

 

[Catherine Kikuchi] Pardon. Thomas d’Aquin, donc c’est un des grands penseurs de l’université médiévale, qui révolutionne la théologie, en fait.

 

[Simon Hasdenteufel] Au XIIIe siècle.

 

[Catherine Kikuchi] Au XIIIe siècle. Merci.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Donc lui, il savait déjà que la Terre était ronde.

 

[Catherine Kikuchi] Mais c’est pas qu’il savait déjà. C’est que tout le monde le savait.

 

[Simon Hasdenteufel] Oui. C’est tenu pour acquis. Et dans les textes, on trouve les termes de « globe » pour parler du monde. En fait, il y a plus une… En fait, quand on parle de « la Terre est plate », on fait une espèce de confusion entre cette théorie de « la Terre est plate » et la théorie de l’héliocentrisme. Et l’héliocentrisme*, c’est penser que la Terre est au centre de l’Univers. Et ça par contre, en effet, c’est quelque chose que croyaient les médiévaux. Ils pensaient pas que la Terre était plate, ils pensaient que la Terre était au milieu de l’Univers, et en fait, c’est avec la révolution copernicienne que cette idée commence à être battue en brèche.

 

*(Petite confusion de Simon. L’héliocentrisme, c’est le soleil au centre. La théorie de la Terre au centre, c’est le géocentrisme)

 

[Catherine Kikuchi] Et probablement qu’en fait l’image, les images qui montrent le mieux que les gens avaient bien conscience que la Terre était ronde, c’est, d’une part, qu’il y a plein d’enluminures, en fait, qui montrent le globe terrestre avec des gens qui marchent autour, donc aucun problème.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Oui, même les empereurs tenaient un globe.

 

[Catherine Kikuchi] Voilà, c’est l’autre image que j’allais mentionner. Donc Charlemagne, par exemple, 800, il tient un globe, en symbole de domination universelle. Et donc là, on voit très clairement que les gens avaient bien conscience que la Terre était ronde.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Donc pourquoi on pense que les médiévistes,… les médiévaux, pardon, pensaient ça ?

 

[Catherine Kikuchi] Je pense que c’est la raison que Simon a mentionnée. C’est qu’il y a une confusion avec l’héliocentrisme, en fait.

 

[Simon Hasdenteufel] C’est ça. Et que, à nouveau, c’est… Alors, la généalogie de cette idée, “au Moyen Âge, on pensait que la Terre était plate”, elle est difficile à établir, mais il semblerait qu’à nouveau, ce soit les Lumières, au XVIIIe siècle, ou le positivisme, au XIXe siècle, qui disaient « Ben ces gens-là, sont des incultes, ce sont des abrutis, ils devaient sans doute penser que la Terre était plate ». Par ailleurs, si on regarde rapidement les documents, en fait, on a pas ces formes de globe, on a juste un cercle. Ils se sont dit « Voilà, les gens se représentaient la Terre plate ». Il y a quelques représentations aussi des peuples du bord du monde, mais ça en fait, les médiévaux n’y croient pas forcément, c’est plus leur imaginaire, tout comme nous, on a nos extra-terrestres. Ils y pensent pas forcément, mais les gens du XVIIIe, XIXe, et même de notre siècle, en fait, en voyant ça, se sont dit « Voilà, ce sont des incultes, ils pensaient que la Terre était plate, qu’il y avait des monstres autour », et à nouveau, pour se promouvoir, pour dire « Nous, on est l’âge du progrès scientifique, on va mettre fin à tout ça et on va faire advenir le vrai progrès ». Et après ça a donné des guerres mondiales, comme on le sait.

 

[Fanny Cohen-Moreau] J’ai un petit extrait, encore, à vous faire écouter. C’est une tradition, dans ce podcast.

 

[Extrait de Kaamelott]

Mevanwi – J’ai entendu Demetra une fois qui racontait que la première nuit avec vous, elle avait eu l’impression de s’être fait piétiner par un cheval.

 

Arthur – Euuuuuuuuh non, vous avez dû vous mélanger les pinceaux. Demetra, elle s’est fait piétiner par un cheval, une fois, mais c’était pas moi. Enfin c’était un cheval, quoi.

 

Mevanwi – Imaginez que je suis une Irlandaise, et que vous venez de mettre mon village à feu et à sang.

 

Arthur – Mouais, les Irlandais, c’est des alliés, je vois difficilement pourquoi j’irai foutre le feu…

 

Mevanwi – Bon allez, là, on va pas discuter pendant huit jours, si ?

 

Arthur – Attention ! Attention ! Parce que les petits bisous, la main dans la main, c’est pas encore trop grave, on peut pas encore franchement parler d’une femme de chevalier qui commet une faute avec une autre chevalier. Mais si on se lance dans les joyeusetés, là, c’est pas la même. On a les deux pieds dedans.

 

Mevanwi – Je sais mais j’ai envie.

[Fin de l’extrait]

 

[Fanny Cohen-Moreau] Pour ceux qui n’aurait pas reconnu, c’était donc Kaamelott, et c’était pour annoncer cette partie, pour parler un peu de la sexualité, ou même la place de la femme au sein de la société. Dans cet extrait, on voit que voilà, elle a des fantasmes, la jeune femme. Quelle est la place de la liberté sexuelle au Moyen Âge ?

 

[Catherine Kikuchi] Alors c’est assez compliqué à dire à partir des sources parce que beaucoup de sources qu’on a, c’est des sources normatives. Donc en gros, c’est des textes qui disent « Faut pas faire ça. » Donc forcément, on a l’impression que tout est très cadré. Dans la réalité, c’est beaucoup plus compliqué, et en particulier, on a des sources qui sont incroyables pour ça, c’est les manuels de confesseurs, où on a des listes de questions que les confesseurs doivent poser à leurs pénitents. Et donc là, on voit quelles sont les fautes qui peuvent être commises. Et on voit apparaître des godemichets. On voit apparaître des relations homosexuelles, des relations lesbiennes. Pour les godemichets, ils sont très inventifs, entre les légumes et les trucs en bois, il y a vraiment toute une gamme de possibilités. Et le confesseur, tranquillement, pose la question de « Quel type d’outil avez-vous utilisé ? »

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et on en a parlé tout à l’heure, l’Église impose un cadre à partir du XIIe siècle – c’est ça, oui ? – impose un cadre un peu strict pour le mariage, donc ça a pas toujours été le cas, aussi.

 

[Catherine Kikuchi] Oui, alors, le mariage devient un sacrement de l’Église à partir de la fin du XIIe, début XIIIe. Et en réalité, le fait que ça devienne un sacrement, c’est plutôt positif pour les femmes, d’un point de vue de statut des femmes, parce que dans les situations antérieures, les répudiations étaient très fréquentes, et donc, du coup, le statut des femmes était souvent plus compliqué. Avec le mariage, il faut que la femme soit consentante au mariage, ce qui est déjà un progrès par rapport aux rapts qui pouvaient exister auparavant. Et le mariage est indissoluble. Donc on peut pas décider de répudier sa femme parce qu’on en a trouvé une plus jeune ou parce que l’alliance avec le cousin Machin, en fait, ça nous plait plus. Donc, pour ce qui concerne le statut des femmes, là, l’Église a joué un vrai rôle plutôt positif. Après, n’empêche qu’on a toute une série de règles qui encadre évidemment la sexualité dans le cadre du mariage. La sexualité, normalement, est là pour procréer, mais il y a toute une variété de réalités qui est bien au-delà des normes qui existent.

 

[Clément Juarez] Par rapport à la pudeur, et même par rapport à la propreté au Moyen Âge, dans les étuves, certaines étuves sont mixtes. Donc hommes et femmes viennent pour se laver dans les étuves. Certains bains publics se sont transformés en bains-bordel, mais on voit dans des enluminures, des iconographies, des hommes et des femmes attablés dans les étuves, en train de discuter, de manger et de boire, alors qu’ils sont pratiquement nus.

 

[Simon Hasdenteufel] Oui. Puis à nouveau, comme disait Catherine, en fait, on a un cruel manque de sources qui émanent de la population. Donc on sait quelles sont les règles de l’Église, mais en fait, on sait pas jusqu’à quel point elles étaient respectées. Et évidemment qu’elles ne sont pas respectées à 100 %, il y a énormément d’écarts par rapport à ça, mais c’est très difficile, en fait, de dresser un tableau de la sexualité des personnes du peuple, en général, à cette époque-là. Il y a par contre quelque chose qui est assez intéressant, c’est sur le développement au milieu du Moyen Âge, avec la chevalerie, de ce qu’on appelle “l’amour courtois”, qui est le fait, qu’en fait le chevalier doit se donner entièrement pour l’amour de sa belle, donc il doit faire toute une série de prouesses physiques, pour obtenir la reconnaissance de sa dame. Ce qui est très intéressant, en fait, c’est que la sexualité, elle est vraiment extrêmement effacée de cet amour courtois. Il y a même, comment dire,… Le chevalier fait toute une série d’actes en espérant obtenir des faveurs sexuelles de sa dame, et elle n’est même pas, en fait, tenue forcément d’accepter, et l’Église a essayé de jouer là-dessus pour, en fait, inciter au contrôle du désir sexuel. Dire voilà, comme le chevalier, il faut contrôler son désir sexuel, contrôler sa sexualité et, à la limite, le transférer, on pourrait dire le sublimer, dans des actes de bravoures, dans des gestes prodigieux, ou dans l’amour pour Dieu.

 

[Catherine Kikuchi] Et là, pour faire un peu le pendant avec effectivement cette volonté de contrôle à travers le roman courtois, l’Église, etc., d’autres sources qui sont assez fantastiques là-dessus, c’est les fabliaux, par exemple. Quand vous lisez des fabliaux, vous oubliez très très vite l’image du Moyen Âge pudique.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Les fabliaux, est-ce que tu peux me dire ce que c’est ?

 

[Catherine Kikuchi] Oui, c’est une source littéraire. C’est des contes, en fait. C’est des contes souvent très grivois, très sexuels, avec plein de transgressions diverses et variées. Donc le prêtre qui couche avec la femme mariée, le marie qui les surprend, voilà, ce genre de choses. Donc des situations très cocasses, généralement des récits assez courts, qui montrent diverses transgressions. Et donc là, bon, on sait pas si c’est la réalité, évidemment, mais on voit bien qu’il y a un jeu avec les règles, quoi. Que, y compris dans des textes très populaires, on a vraiment une conscience de la transgression et une volonté de jouer avec les règles.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Alors, est-ce que des comportements hors de la norme hétérosexuelle, et bigames au sein du couple, étaient permis au Moyen Âge ?

 

[Catherine Kikuchi] Ça dépend des moments et ça dépend des lieux. Il y a une répression très forte de l’homosexualité à la fin du Moyen Âge. Au XVe siècle, on a vraiment une grosse répression contre les homosexuel‧les, notamment en Italie, mais aussi en France, ce qui veut bien dire, en fait, qu’avant, ça existait. C’était condamné par l’Église, mais en fait, dans la pratique, il y en avait, quoi. Donc on a toute une série de sources qui nous montrent bien que des relations entre hommes existaient. Les relations entre femmes étaient beaucoup plus tolérées, beaucoup plus tolérées que les relations entre hommes.

 

[Simon Hasdenteufel] Et je vais compléter… Bon alors, [avec] Catherine, c’est une histoire qu’on connaît bien, par rapport, notamment, à l’adultère, en fait. L’adultère masculin peut poser problème, parce que, après tout, c’est le couple qui compte, le couple à deux, qui est voulu par l’Église. Ceci étant, l’adultère féminin est extrêmement, extrêmement mal vu. Et là où l’adultère masculin peut se résoudre sur un simple divorce, l’adultère féminin peut entrainer, en fait, la mise à mort de la femme adultérine. Et notamment, c’est ce qui se passe avec ces femmes de la classe haute, de la noblesse italienne à la fin du Moyen Âge qui, parce qu’elles ont trompé leur mari, en fait finissent décapitées.

 

[Fanny Cohen-Moreau] C’est radical.

 

[Simon Hasdenteufel] Ah oui, c’est extrêmement radical. Et en fait, c’est extrêmement signifiant. C’est-à-dire que, quand la femme essaie de prendre en main sa sexualité, quand la femme essaie en fait de s’affirmer, la force du mari est là pour rappeler les choses à l’ordre, pour remettre les choses à l’ordre. Là, par contre, on parle bien sûr du haut de la société, où l’homme doit rappeler sa domination. Catherine, je te laisse compléter.

 

[Catherine Kikuchi] Oui, juste pour compléter là-dessus, parce que c’est vrai que c’est intéressant, mais c’est effectivement des princesses italiennes qui sont décapitées, mais ce que les historiens qui ont travaillé là-dessus montrent bien, c’est que c’est pas normal en fait, qu’elles soient décapitées. C’est que c’est parce que leurs maris étaient princes, dans des principautés qui essaient de s’affirmer d’un point de vue politique, que ça se passe comme ça. Mais c’est vraiment une anomalie, parce qu’on a plein de cas de princesses adultérines qui sont condamnées – on pense aux Rois Maudits, par exemple – d’une manière ou d’une autre, mais il y a pas d’exécution publique. Là, l’exécution publique, c’est vraiment une anomalie.

 

[Fanny Cohen-Moreau] C’était pour un exemple, peut-être.

 

[Catherine Kikuchi] Oui.

 

[Simon Hasdenteufel] Non, par contre, à la limite, ce qui peut se passer, c’est la dévalorisation symbolique des femmes dans les chroniques. C’est-à-dire que, dès qu’une femme est jugée trop libertine – alors on peut penser à Aliénor d’Aquitaine – on lui crée toute une légende noire, en fait. Ou alors, on invente tout un ensemble de pratiques qui sont jugées condamnables à l’époque, et c’est pour ça que, pendant un temps, l’histoire des femmes, enfin avant que les gender studies, l’histoire des femmes se mettent en place dans la recherche scientifique, on avait tendance à prendre pour acquis ces jugements moraux sur les femmes dans les chroniques médiévales.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Mais ça, on en parle, en fait, si vous écoutez les épisodes de Passion Médiévistes, on en parle souvent. C’est que, pourquoi on pense que les femmes n’avaient pas de pouvoir au Moyen Âge, c’est juste que ça a été étudié par des hommes. Donc en fait, les hommes s’intéressent aux hommes, et maintenant qu’il y a plus de femmes qui font de l’histoire, on s’intéresse aux femmes. Alors justement, maintenant qu’on en sait un peu plus, quels étaient les pouvoirs que pouvaient avoir les femmes au Moyen Âge ? D’ailleurs, est-ce que sur les chantiers, Clément, est-ce qu’elles avaient une influences ?

 

[Clément Juarez] Oui, on retrouve dans les effectifs sur les chantiers une part importante de femmes. Par exemple, je pense à un chantier à Toulouse, le chantier du Collège de Périgord, au XIVe siècle. La moitié de l’effectif est composé de femmes.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et qu’est-ce qu’elles font ?

 

[Clément Juarez] C’est plus des manœuvres. Donc elles charrient, importent tout ce qui est briques, pierres, gravats, mais elles sont aussi dans la démolition et certaines,… donc il y a un cas où il y a une femme qui est payée autant qu’un homme. Cas unique, on le sait pas.

 

[Fanny Cohen-Moreau] C’est même pas le cas aujourd’hui. En fait, le Moyen Âge était vraiment bien en avance.

 

[Clément Juarez] Donc ce cas-là, il est peut-être unique, mais c’est le début de l’étude. C’est un jeune chercheur qui est là-dessus, et il va continuer ses recherches et peut-être découvrira d’autres cas de femmes payées au même niveau que les hommes.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Tu m’enverras son contact, je l’inviterai dans le podcast. Et au niveau du pouvoir, vraiment… Alors, dans le premier épisode du podcast, sur la Reine Gerbère, une reine du Xe siècle – j’espère que vous la connaissez toutes par cœur maintenant – on voit bien que les femmes ont vraiment pu avoir du pouvoir du point de vue politique, mais est-ce qu’elle était la seule ? Bon, là, on parle du Xe siècle, mais tout au long du Moyen Âge, est-ce qu’elle était vraiment la seule ?

 

[Catherine Kikuchi] Bah Simon a parlé d’Aliénor d’Aquitaine. Voilà une grande femme de pouvoir au Moyen Âge. Donc elle a été Reine de France, puis divorcée, reine d’Angleterre, c’est quelqu’un qui a apporté sa cour avec un prestige intellectuel et culturel vraiment très important. C’était une femme de poigne, avec des conflits avec ses fils, notamment en Angleterre, assez violents. Donc voilà, probablement quelqu’un qui s’en laissait pas compter.

 

[Simon Hasdenteufel] Oui, et puis elle est même partie en croisade. Elle est partie en fait avec la seconde croisade. Elle est allée à Antioche, où le Prince est un membre de sa famille, je sais plus exactement quel lien de parenté. Donc, une femme d’action. D’ailleurs, c’est de la littérature, mais vous pouvez lire le roman de Clara Dupont-Monod, La Révolte, qui, en fait, fait le portrait d’Aliénor d’Aquitaine à travers les yeux de Richard Cœur de Lion (qui est le fils ainé d’Aliénor). C’est un roman, bien sûr, c’est une fiction. Ceci étant, il y a quand même beaucoup de détails historiques qui sont vrais. Le roman a été relu par un ou des historiens et en effet, c’est un exemple de femme qui a eu un véritable rôle polique et militaire. C’est-à-dire qu’elle était en guerre contre son propre mari, elle était en guerre avec ses enfants, donc elle a été au cœur des opérations militaires. Je vais pas développer, mais un autre exemple, à un autre moment, c’est, pendant le début du Moyen Âge, on a la reine mérovingienne Brunehaut, et c’est, dans le même ordre d’idée, une reine qui fait de la politique, qui fait la guerre, et par contre, elle termine extrêmement mal, parce qu’en fait, une femme qui a voulu s’imposer et prendre le pouvoir, et bien il faut la punir symboliquement.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Et sur l’idée générale que les femmes sont inférieures au Moyen Âge, à part les exemples qu’on vient de dire. Mais est-ce que c’était vrai ça ? Est-ce que vraiment les femmes étaient vraiment considérées très très très inférieures aux hommes ?

 

[Catherine Kikuchi] Le discours religieux, ça reste ça, effectivement.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Ah, on y revient.

 

[Catherine Kikuchi] On a un discours religieux qui marque l’infériorité féminine parce que la femme est renvoyée au corps, alors que l’homme est plutôt du côté de l’esprit. Donc on a une misogynie qui est très ancrée. D’un point de vue juridique, ça dépend des époques. Il y a des moment où les femmes peuvent avoir un rôle à peu près égal aux hommes. Souvent malgré tout, pour témoigner, il faut deux femmes là où il faut qu’un homme. Donc, voilà. Il y a une infériorité qui existe, mais il y a plein de moyens de contourner ces règles-là.

 

[Clément Juarez] Après, par rapport à la place de la femme dans le travail, on assiste souvent à des boutiques tenues par un couple et elles participent à la gestion de l’entreprise. Et une fois que le mari décède, souvent c’est elle qui gère l’entreprise, seule. J’ai eu l’occasion de voir dans une comptabilité une dépense liée à un employé qui est dans une entreprise d’une forgeronne, d’une gérante d’une forge. Ça, c’est à la fin du XVe siècle, mais c’est un exemple de cette possibilité qu’ont les femmes de gérer des ateliers. Mais aussi, il faut pas croire “l’homme est au champ, elle dans la maison”. Non, elle est aussi au champ, elle travaille avec lui. Elle reste pas enfermée dans la maison.

 

[Simon Hasdenteufel] On a besoin de tout le monde pour travailler au champ, de toute façon.

 

[Clément Juarez] C’est ça.

 

[Musique de générique]

 

[Fanny Cohen-Moreau] Désormais, chers auditeurs, vous ne direz plus jamais “moyenâgeux” mais “médiéval”. Vous saurez que “Moyen Âge” s’écrit sans tiret et avec des majuscules, et que c’était loin d’être une période obscure. Donc merci beaucoup à mes trois invité‧es : Simon Hadesten… Hadesten… ah voilà, voilà…

 

[Simon Hasdenteufel] Hasdenteufel.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Hasdenteufel.

 

[Simon Hasdenteufel] J’ai l’habitude.

 

[Fanny Cohen-Moreau] Catherine Kikuchi et Clément Juarez. Bonne continuation à tous les trois. Merci beaucoup aux organisateurs du Paris Podcast Festival pour l’invitation. Merci à P-A à la technique, à Julien pour la présentation, à Fanny Biasini pour les réseaux sociaux, à Clément Nouguier pour le générique – il fait le podcast Au Sommaire Ce Soir, écoutez-le –, à Binge Audio pour leur soutien quasiment depuis le début du podcast, à Lucas pour son aide et son soutien indispensable, même dans les périodes de doutes – c’est pas un discours de Césars, c’est bientôt fini –, et merci à vous, que vous soyiez aujourd’hui dans la salle ou que vous nous écoutiez trois ans après. Continuez d’écouter des podcasts, continuez à en parler autour de vous, bientôt toute la France saura ce qu’est un podcast. Salut !

 

[Applaudissements]

  • Live de Passion Médiévistes au Paris Podcast Festival 2018
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