Épisode 41 – Enki et les débuts de l’islam
Comment se sont déroulés les débuts de l’islam du point de vue politique et religieux ?
Doctorant en histoire médiévale à l’Université Lumière Lyon 2 (CIHAM UMR 5648) et associé au centre français d’archéologie et de sciences sociales basé à Koweït City au Koweït, Enki Baptiste prépare une thèse sur l’ibadisme, branche méconnue de l’islam. Dans cet épisode, nous allons parler des débuts de l’islam, revenir aux origines mais aussi sur comment se sont écrits les premiers temps de cette religion monothéiste.
Une nouvelle religion
L’islam émerge en Arabie, et plus précisément le Hedjaz, une région montagneuse où se situent des grandes villes comme la Mecque et Médine, autour de la personne du prophète Mahomet, ou Mohamed en arabe. Il reçoit des révélations d’un ange lors de retraites spirituelles et commence à prêcher une nouvelle religion d’abord dans sa propre tribu Quraych. Il est opprimé et contraint à l’exil. Des compagnons, qui seront les futurs califes, partent avec lui.
Dans l’épisode vous en apprendrez plus sur comment Mahomet conquiert au fur et à mesure des villes, jusqu’à s’imposer à Médine en 628 comme le chef d’une nouvelle religion et d’un ensemble tribal rassemblé sous une nouvelle croyance. Les centres urbains sont sous le commandement de gouverneurs, et le tout en continuité avec les structures administratives précédant l’empire islamique.
Le début des scissions au sein de l’islam
À la mort de Mahomet en 632 arrive au pouvoir le premier calife Abû Bakr, qui doit faire face à une grande révolte de tribus qui avaient prêté allégeance au prophète mais ne veulent pas reconnaître un nouveau chef et payer les taxes. Commencent alors de grandes guerres qui se concluent sur la soumission sur la soumission de l’Arabie au nouvel État, au calife et à son successeur.
L’empire ensuite de développe avec de grandes conquêtes, de 634 à 656, et un immense territoire placé sous l’autorité du calife depuis Médine, du Maghreb jusqu’aux confins de l’Asie centrale. Enki Baptiste vous raconte dans l’épisode comment se succèdent les différents califes, les conquêtes, et les scissions, notamment entre les sunnites et les chiites.
Une thèse sur l’ibadisme
L’ibadisme est en quelque sorte la cinquième branche de l’islam sunnite, ou même la troisième branche de l’islam aux côtés du chiisme et du sunnisme. C’est une école juridique, aux origines complexes, qui se développe lorsque les imamats sont fondés autour de 750 en Arabie du Sud, au Yémen. Des groupes se révoltent contre l’autorité omeyyade et un imam est proclamé (mais règne très peu), posant les jalons pour l’établissement d’un pouvoir ibadite.
Quelques années après, un nouvel imam émerge et règne aussi seulement deux ans. Mais l’ibadisme prend vraiment corps à Oman, et en 793 un imamat s’établit durablement, pour un siècle, et va exister de façon autonome par rapport au califat abbasside, tout en restant en interaction avec lui. Enki Baptiste s’intéresse en particulier à la question de la théorie du pouvoir dans l’ibadisme, c’est-à-dire la construction d’un corpus de texte autour des fonctions de l’imam, mais aussi à l’histoire médiévale d’Oman en général qui reste très mal connue.
Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :
- Mohamed Ali AMIR-MOEZZI & Christian JAMBET, Qu’est-ce que le shî’isme ?, Paris : Cerf, 2014
- Thierry BIANQUIS, Pierre GUICHARD, Mathieu TILLIER (éd.), Les débuts du monde musulman. VIIe -Xe siècle. De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris : PUF, 2012
- Louis Alfred DE PREMARE, Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Seuil, 2002
- Hichem DJAÏT, La Grande Discorde. Religion et politique dans l’Islam des origines, Paris : Gallimard, 1989
- Wilferd MADELUNG, The Succession to Muḥammad. A Study of the Early Caliphate, Cambridge : Cambridge University Press, 1997
- Françoise MICHEAU, Les débuts de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, Paris : Téraèdre, 2012
- Mohammad Ali Amir-Moezzi & Guillaume Dye (dir.), Le Coran des historiens, Paris: Cerf, 2019, 3 volumes.
Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :
- National Arab Orchestra – Waslit Qudud Maqam Hijaz – Aboud Agha
- Kaamelott, Livre I, 27 : Le Retour de Judée, écrit par Alexandre Astier.
Épisode 41 – Enki et les débuts de l’islam médiéval,
[Générique]
Fanny : Est-ce que vous savez tout du Moyen Âge ? Mais d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? En général, on dit que c’est une période de mille ans, de 500 à 1500. Mais vous l’entendez dans ce podcast, il y a autant de définitions du Moyen Âge que de médiévistes. Je m’appelle Fanny Cohen Moreau, et dans ce podcast, je reçois des jeunes médiévistes, des personnes qui étudient le Moyen Âge en master ou en thèse, pour qu’ils vous racontent leurs recherches passionnantes, et qu’ils vous donnent envie d’en savoir plus sur cette belle période.
Épisode 41, Enki et les débuts de l’islam médiéval, c’est parti !
Dans Passion Médiévistes, entre le moment où le contact se fait avec le jeune chercheur, le moment de l’enregistrement et celui de la diffusion de l’épisode, il peut parfois s’écouler plusieurs mois. Le podcast étant mensuel, j’arrive souvent à avoir cinq, six épisodes d’avance. Mais mon invité d’aujourd’hui, nous avons mis plus de deux ans à trouver une date où nous étions tous les deux disponibles pour enregistrer. Deux ans ! Donc aujourd’hui, je suis très très contente de te recevoir enfin. Bienvenue, Enki Baptiste.
Enki : Bonjour.
Fanny : Tu es doctorant en histoire médiévale à l’université Lumière Lyon 2. À l’époque où tu m’avais contacté d’ailleurs, tu n’avais même pas encore commencé ta thèse, je crois que tu venais à peine de finir ton mémoire. Et aujourd’hui tu fais une thèse sur le sujet « Aux marges de l’Empire : théorie et pratiques du pouvoir dans l’ibadisme médiéval du VIIIe au Xe siècle » et tu es donc doctorant, aussi associé au centre français d’archéologie et de sciences sociales basé à Koweït City au Koweït. Dans cet épisode aujourd’hui, nous allons parler des débuts de l’islam, revenir aux origines si on peut dire, mais aussi sur comment se sont écrits ces premiers temps de la religion monothéiste. Donc Enki, commençons par le tout début s’il te plait, pour ceux qui ne l’aurait pas en tête, comment est né l’islam ? Où et quand émerge cette nouvelle religion ?
Enki : Cette nouvelle religion émerge en Arabie, dans une région particulière, le Hedjaz, qui est une chaîne montagneuse de l’ouest de l’Arabie, dans laquelle se situent plusieurs grandes villes importantes, qui sont peuplées déjà depuis plusieurs siècles par des tribus. Donc les principales villes connues de cette région sont La Mecque et Médine, et au nord on a également les oasis de Khaybar, qui sont des oasis qui sont peuplées depuis plusieurs siècles par des tribus juives.
Fanny : Donc aujourd’hui ça correspond à quel pays ?
Enki : Ça correspond à l’Arabie Saoudite. Donc l’islam nait dans ce milieu qui est géographiquement un milieu très aride, qui est un milieu très dur à vivre, avec beaucoup de contraintes, peu d’eau, des précipitations qui sont faibles et également une zone sismique et une zone volcanique. L’islam nait autour de la personne de Mahomet, le prophète, ou Mohamed en arabe, qui est donc considéré comme le sceau des prophètes, le dernier prophète par la tradition coranique. Il commence à prêcher une nouvelle religion, mais qui est profondément imprégnée par le milieu biblique dans lequel il évolue, c’est-à-dire le milieu arabique, qui est déjà monothéiste depuis plusieurs siècles, malgré ce que nous en dit la tradition coranique, qui nous présente la période avant l’islam comme la jâhilîya, c’est-à-dire comme la période de l’ignorance, qui livre une image de l’Arabie qui serait complètement païenne et idolâtre. Donc le Coran va fermement condamner l’idolâtrie et le paganisme.
Donc Mohamed ou Mahomet commence à prêcher dans la ville de La Mecque et il reçoit donc des révélations de Gabriel, ou Jibril en arabe, un ange qui est l’intermédiaire entre Dieu, Allah, et son prophète, Mahomet. Et donc Mahomet fait plusieurs retraites spirituelles dans une grotte dans les alentours de La Mecque pendant la nuit, au cours desquelles il reçoit cette révélation progressivement, et il commence à la diffuser dans son milieu en fait, c’est-à-dire à sa propre tribu, la tribu de Quraych. On a des soucis aujourd’hui pour définir ce que c’était qu’une tribu à l’époque, parce qu’une tribu, c’est énormément de clans, de sous-clans, de familles. Il y a un vocabulaire très large en arabe pour lequel on n’a aucun correspondant en français. Toujours est-il que Mahomet prêche à Quraych, qui est une grande confédération qui rassemble plusieurs clans. Il est très vite persécuté, parce qu’il remet en cause le monopole de Quraych sur le pèlerinage. En fait le pèlerinage qui a lieu aujourd’hui à La Mecque est un pèlerinage qui existe depuis plusieurs siècles avant l’islam.
Fanny : C’était un pèlerinage de quoi alors à l’époque ?
Enki : C’était un pèlerinage au cours duquel les tribus venaient rendre hommage à trois grandes divinités. C’était à l’époque évidemment une religion polythéiste, et idolâtre également, puisque les Mecquois à cette époque-là rendaient hommage à des idoles, des statues, qui étaient probablement disposées autour de la Kaaba, donc de cette grande place autour de laquelle les musulmans aujourd’hui circulent en rond lors du pèlerinage. Il y a d’ailleurs un épisode au cours duquel Mahomet brise les idoles, donc annonce la rupture définitive avec cette religion païenne. Donc Mahomet commence à prêcher et il est très rapidement réprimé par cette tribu de Quraych, et il est contraint à l’exil, parce que la situation est intenable. Il a commencé à rassembler un groupe de soutiens parmi lesquels sont les principaux compagnons, on les appelle des compagnons aujourd’hui, dont font partie les futurs califes, Abou Bakr, Omar, Uthman et Ali.
A lieu alors une première émigration, qu’on connait très peu généralement, qui se dirige vers l’Abyssinie, c’est-à-dire l’Éthiopie actuelle, qui était aux mains d’un roi, qu’on appelle le négus, chrétien, et qui a offert l’asile à certains des compagnons du Prophète. Pas le Prophète, lui était resté à La Mecque. Ils sont restés un temps là-bas avant de revenir à La Mecque et ensuite de faire la grande émigration, l’Hégire, qui marque le début réel, donc 622, le début du calendrier musulman aujourd’hui. Et donc là les musulmans partent, quittent clandestinement La Mecque vers Médine, qui se situe au nord, qui est également une oasis, peuplée par trois tribus juives : les Banu Qurayza, les Banu Qaynuqa et les Banu Nadir, qui sont les trois grandes tribus juives de la ville, qui vivent de l’agriculture, du commerce et qui accueillent Mahomet en le reconnaissant comme apportant une parole divine. Donc Mahomet arrive dans cette ville de Médine avec ses compagnons.
Très rapidement, un conflit advient entre les Juifs et Mahomet. Il faut quand même savoir que Mahomet, pendant plusieurs années, a fait prier ses compagnons en direction de Jérusalem, probablement en pensant rallier les Juifs à son message, avant que ces derniers finissent par le refuser catégoriquement. Et là Mahomet décide de réprimer ces tribus juives. Il exile deux autres tribus. Il détruit, et il y a des épisodes de guerre vraiment entre les compagnons du Prophète et le Prophète, et ces tribus juives. Il y a des palmeraies, donc ces oasis qui représentent la richesse à ce moment-là dans l’Arabie, qui sont rasées, détruites. Les Juifs doivent donc quitter Médine. Mahomet se rend donc maitre de la ville, à partir de laquelle il commence à combattre, là aussi d’une manière guerrière, ses propres parents restés à La Mecque, les Quraych. Du moins ceux qui ne l’ont pas rejoint, parce qu’il a quand même une partie de sa famille qui l’a rejoint. Mais il commence à combattre Quraych. Donc on a plusieurs épisodes de bataille, il y a une défaite, plusieurs victoires, jusqu’à l’année 628 où Mahomet rentre dans La Mecque et s’impose, définitivement, comme le chef de cette nouvelle religion, comme le chef de ce nouvel ensemble tribal, qui se définit comme musulman, ou disons pour l’instant, croyant, parce qu’on ne parle pas encore vraiment, on n’a aucune attestation de muslim, musulman, à cette époque-là.
Fanny : Donc là on est en 628, mais en fait le Prophète meurt quelques années après ça, il meurt en 632, et si je peux le dire de façon un petit peu familière, c’est là que les ennuis commencent au niveau des tensions et des scissions au sein de l’islam.
Enki : Exactement, c’est à ce moment-là, au moment de la mort du Prophète en 632, qu’arrive au pouvoir, de manière un peu impromptue le premier calife Abou Bakr, qui doit faire immédiatement face à une grande révolte dans toute l’Arabie, du moins dans beaucoup de zones de l’Arabie, notamment le Bahreïn, Oman et la grande oasis du centre de l’Arabie, la Yamamah, qui sont à ce moment-là peuplées par des tribus qui ont prêté allégeance au Prophète et qui soudainement retirent leur allégeance en prétendant que, le Prophète mort, l’allégeance ne tient plus, et donc ils n’ont plus à payer les impôts coraniques qui avaient été institués par le Prophète. Donc à ce moment-là, Abou Bakr entre en guerre contre ces tribus, c’est ce qu’on appelle les grandes guerres d’apostasie, du moins c’est comme ça que la tradition musulmane les présente, puisqu’en réalité on sait pas réellement si on peut parler d’apostasie. En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’il y a un refus des contraintes financières imposées par le nouvel État médinois.
Fanny : Oui, c’est pas forcément en fait là une question de religion, mais plus d’impôts.
Enki : Exactement, oui. Alors évidemment l’historiographie musulmane fait passer ça pour une question religieuse. En réalité, il s’agit d’une question d’impôts, et donc les guerres débouchent cette fois-ci, dès 634 — c’est-à-dire en fait à la mort d’Abou Bakr, il règne très peu de temps — ces guerres débouchent sur la soumission de l’intégralité de l’Arabie au nouvel État médinois et donc au calife, Abou Bakr, et donc à son successeur, Omar, qui arrive au pouvoir en 634 dès la mort d’Abou Bakr.
Fanny : Pourquoi on appelle ça des califes ?
Enki : Alors le terme est évidemment très problématique. On sait qu’on parlait de calife à ce moment-là, mais on ne sait pas exactement ce que cela représentait. Ce qui est sûr, c’est que c’est un terme qui s’impose ensuite, avec la première dynastie de l’islam, les Omeyyades, mais c’est un terme qui est coranique, qui a des origines coraniques. En arabe on parle de khalifa, ça veut dire vicaire ou successeur ou lieutenant. On a des passages dans lesquels Dieu affirme qu’Adam est son vicaire sur Terre. Donc c’est comme ça que les premiers souverains se seraient appelés. Il y a ensuite un débat qui existe au sein de la communauté musulmane pour savoir s’ils étaient califes de Dieu, donc khalifat Allah, ou califes de l’envoyé de Dieu, ce qui là était plutôt du coup une fonction temporelle et beaucoup moins divine. Donc on parle de khalifat Allah ou de khalifat rasul Allah. Ça a fait couler beaucoup d’encre puisqu’ensuite le terme a été pratiqué durant toute l’époque omeyyade et abbasside, et on a eu les califes abbassides, omeyyades, fatimides, chiites. Et donc le terme a été constamment réutilisé, parfois des souverains en ont fait un usage proprement temporel, parfois au contraire ils ont réaffirmé l’aspect divin de leur fonction, et donc c’est évidemment un sujet sur lequel la littérature est dense.
[Intermède musical : National Arab Orchestra — Waslit Qudud Maqam Hijaz — Aboud Agha]
Fanny : Toi tu as beaucoup travaillé sur ces trois premiers califes de l’islam. Donc là on en était au deuxième. Comment l’empire se développe ?
Enki : On peut parler d’empire, je pense, au moment où Omar lance les grandes conquêtes, qui ont lieu, pour la Syrie, l’Irak et l’Iran actuels, en quelques décennies, donc entre 634 à peu près, et ensuite sous Uthman le mouvement se perpétue, donc jusqu’en 656 à peu près et puis le mouvement reprend par phases successives jusqu’en 750, où les Abbassides, donc la dynastie que s’est imposée après les Omeyyades est défaite dans les confins de l’empire, près de la Chine, dans une bataille qui a lieu contre les armées chinoises. Et donc à la suite de ces conquêtes, se constitue un immense territoire qui passe sous l’autorité du calife depuis Médine, et là on commence vraiment à parler d’empire islamique puisqu’on va du Maghreb, même d’Andalousie — d’Al-Andalous, d’Espagne — jusqu’aux confins de l’empire en Asie centrale, sur les frontières chinoises.
Fanny : Tout ça c’est un seul empire ? Ah oui !
Enki : Oui, à ce moment-là, c’est un seul empire. Il va même jusque, au nord, dans les zones du Caucase, donc c’est vraiment un empire immense qui comprend une immense mosaïque de populations, qui sont encore majoritairement chrétiennes, et tout cela est sous le contrôle d’Omar et d’Uthman ensuite, qui gèrent ça grâce à des gouverneurs qui sont envoyés dans les provinces, qui collectent l’impôt, qui ont soumis les principaux centres urbains. Pour ce qui est des campagnes, évidemment, c’est plus compliqué de le savoir parce que les sources ne nous parlent jamais beaucoup des campagnes. Mais les centres urbains sont sous le commandement de ces gouverneurs. Il ne faut certainement pas voir ce mouvement comme une rupture dans l’histoire du Moyen-Orient. Les structures administratives restent en place, les gouverneurs, en fait, dominent une élite lettrée qui est majoritairement, au Moyen-Orient, de langue grecque, qui est chrétienne évidemment. Il n’y a pas de conflictualité majeure à ce moment-là. Les armées qui étaient en mesure de résister aux troupes islamiques, c’est-à-dire en fait les armées byzantines et sassanides, étaient épuisées par des années et même des décennies de guerres qu’elles s’étaient livrées mutuellement au Ve et au VIe siècle et donc elles n’ont jamais été vraiment en mesure d’offrir une résistance aux troupes musulmanes, et les populations ont très vite accepté de passer sous la domination de ces nouveaux chefs en fait. Il s’agissait simplement de changer d’allégeance, et maintenant on passait sous l’allégeance d’un musulman, mais bon, on ne le connaissait pas vraiment, on payait juste un impôt. Donc ces populations vivaient sous la domination de ce calife mais vivaient en paix, pouvaient continuer à faire du commerce, ça n’a jamais été un frein au commerce et aux échanges et à la circulation des biens et des personnes.
Fanny : Et pour bien resituer, à la même époque, on a les rois mérovingiens, c’est ça ?
Enki : Effectivement, à la même période, on a les rois mérovingiens, et d’ailleurs ces troupes arabes qui sont lancées depuis le califat arabique arrivent en 732 jusqu’à Poitiers. C’est la fameuse bataille de Poitiers qui a fait également couler beaucoup d’encre. Ce qui est sûr à ce moment-là, c’est que ce sont des troupes majoritairement berbères, qui ont fait la conquête de l’Espagne, qui sont sous le commandement d’un chef arabe, mais ce sont majoritairement des Berbères qui arrivent jusqu’en France. Alors après tout ce qui est les détails de la bataille, on n’en sait pas grand-chose, puisque évidemment…
Fanny : Même, est-ce que c’était vraiment une bataille ? Dans Super Joute Royale, le format que je fais aussi où on classe les rois de France, on a fait un petit point là-dessus si les auditeurs veulent en savoir un petit peu plus. On n’a pas arrêté les Arabes à Poitiers, faut un petit peu se calmer là-dessus, n’est-ce pas ?
Enki : Évidemment, il faut relativiser. On a des historiographies, que ça soit du côté mérovingien ou arabe, qui sont apologétiques et qui sont écrites dans un contexte de confrontation, donc les informations sont toujours à prendre avec beaucoup beaucoup de précautions.
Fanny : Revenons donc aux califes. On s’est arrêté au deuxième. Donc là comment on passe au troisième calife ?
Enki : Il faut savoir que sur les quatre premiers califes, il n’y a aucune méthode de succession typique. Abou Bakr meurt de maladie, de vieillesse. Omar est nommé dans l’urgence. Omar lui est poignardé sur un marché par un Persan. Il nomme avant sa mort — sur son lit de mort puisqu’il met trois jours, c’est ce que nous dit l’historiographie, à mourir — il nomme six hommes, un conseil de consultation, on appelle ça une choura en arabe, et il demande à ces six hommes de s’enfermer, alors des auteurs ont comparé ça à une espèce de conclave.
Fanny : Oui, c’est ça, ça ressemble un peu aux évêques qui élisent le pape.
Enki : Un petit peu. Et de se mettre d’accord sur son successeur. Il ne voulait surtout pas le nommer lui-même. Il refusait également de nommer son fils, parce qu’Omar est présenté comme un calife très intègre, contre la succession dynastique. Et donc il choisit six hommes, et parmi ces six hommes, on trouve Uthman et on trouve Ali, qui sont les deux principaux prétendants à ce moment-là. En fait, c’est Uthman qui va être choisi, et c’est à lui qu’on va prêter allégeance, et qui va devenir donc le successeur d’Omar et qui va poursuivre le mouvement des conquêtes. Pour ce qui est d’Uthman, son histoire est très problématique, parce qu’il est le premier calife qui a été assassiné par des musulmans, dans sa maison, en train de lire le Coran nous dit l’historiographie.
Fanny : Au niveau symbolique, on est très loin là.
Enki : Évidemment, c’est un très gros problème, et les auteurs musulmans ont dû justifier que des compagnons, dont certains avaient une place très importante dans l’islam, aient été jusqu’à poignarder le calife dans sa maison. Donc en fait, il est très difficile de reconstituer sa vie, parce qu’elle nous est présentée comme divisée en deux. Il a régné douze ans, jusqu’en 656, et sur ces douze ans, six ans auraient été six années vertueuses et les six dernières années auraient été des années de trahison vis-à-vis de l’héritage de ses deux premiers prédécesseurs, donc Abou Bakr et Omar. Et pour cette raison, les musulmans finissent par se révolter, c’est ce qu’on appelle la grande fitna, la grande discorde.
Donc les révoltes ont lieu dans deux grandes villes, en Égypte et en Irak, à Koufa en Irak et dans la région du Caire aujourd’hui en Égypte. Et ce sont donc ces conquérants qui ont fait la conquête de ces territoires, qui d’un seul coup refusent la méthode qu’adopte le calife, à savoir distribuer les biens issus des conquêtes, on parle de trésors de guerre d’une valeur immense, il commence à les distribuer à ses proches. En fait, il fait action de népotisme, ce que les musulmans condamnent fermement, et sous ce prétexte, les musulmans d’Irak et d’Égypte se rendent jusqu’à Médine et viennent assiéger le calife dans sa maison pendant quarante jours, nous dit l’historiographie. Je précise, parce qu’on n’a évidemment aucune trace de cela, on est obligés de se fier à cette historiographie. Et donc pendant quarante jours, le calife fait face à ses assaillants, essaie de négocier, mais en fait il fait preuve d’une forme de trahison en reniant ses actes, en faisant preuve de repentance, puis en fait en revenant sur ses paroles, et il finit par être assassiné par des compagnons qui rentrent dans la maison et qui pillent sa maison et le poignardent alors qu’il est en train de lire le Coran. Il y a même aujourd’hui des reliques qui existent, des Corans sur lesquels il y aurait des traces de sang de Uthman.
C’est un épisode traumatisant, et c’est le début de cette grande révolte qui va s’étendre et qui va marquer tout le règne de son successeur, Ali, qui arrive donc au pouvoir immédiatement après, mais qui arrive dans un contexte où il n’y a plus consensus parmi les musulmans. Il n’y a plus de consensus sur qui porter au pouvoir, et en fait il arrive, il s’impose, on lui prête allégeance. Et immédiatement les partisans d’Uthman, donc en particulier sa famille, c’est-à-dire les futurs Omeyyades, et en particulier le leader de cette contestation contre Ali, c’est le gouverneur de Syrie, Muawiya, qui deviendra le premier calife omeyyade, demandent justice pour le sang d’Uthman et appellent à combattre Ali, qu’ils accusent de protéger les assassins d’Uthman. Ali refuse de livrer les hommes qui sont accusés d’avoir assassiné le calife. Et donc s’en suit un affrontement qui dure jusqu’en 661, date à laquelle Ali est poignardé par un kharidjite, c’est-à-dire un rebelle. Il est poignardé à l’entrée de la mosquée alors qu’il vient de remporter une victoire très importante quelques années auparavant contre les rebelles qui demandaient vengeance pour le sang d’Uthman, et qu’il a combattu Muawiya. Aucun des deux n’a gagné, une procédure d’arbitrage est en cours, au cours de laquelle donc plusieurs hommes ont été nommés pour essayer de décider si Ali est légitime ou non, si le meurtre d’Uthman doit être vengé ou non.
Donc en fait on est dans une espèce de temps mort à ce moment-là. Temps mort pas vraiment, puisqu’en fait au moment où Ali décide de se plier à un arbitrage humain, après la bataille de Siffin, qui est une bataille très importante en 657, qui oppose Muawiya à Ali. Ali décide donc de se plier à ces règles de l’arbitrage. Et un groupe d’hommes parmi son armée décide de sortir de l’armée, c’est-à-dire de se révolter, et en arabe on appelle ça kharaj, et c’est de là que vient le terme kharidjite, c’est-à-dire des rebelles pieux, qui proclament qu’il n’y a de justice que dans le Coran et qu’un arbitrage humain n’est pas valable, et que c’est absolument impossible de se fier à un arbitrage humain, et qui demandent à Ali de se repentir, ce qu’Ali refuse. Et c’est pour ça qu’en 661, un kharidjite décide d’assassiner Ali, tout en combattant Muawiya, qu’il juge tout aussi illégitime bien entendu puisque pour les kharidjites seul un homme porté au pouvoir par tous est légitime. Et d’ailleurs ils prennent modèle sur cette assemblée de consultation qu’avait mise en place Omar. Ils veulent justement une consultation générale pour qu’un leader puisse émerger de manière totalement légitime.
Il va se constituer donc un certain nombre de groupes de ces zélés, ce sont vraiment des hommes animés d’un zèle religieux très fort, et ils ne vont cesser de se révolter pendant toute la période omeyyade. Ils vont faire beaucoup de dégâts, ils vont causer beaucoup d’escarmouches. Certains vont massacrer des populations jusqu’aux confins de l’empire, en Asie centrale, au Sijistan, c’est des régions d’Asie centrale, en Afghanistan actuel à peu près, et les Omeyyades vont passer tout leur règne, c’est-à-dire presque un siècle, entre 651 et 750, à les combattre. Et ils vont essuyer un certain nombre de défaites très cinglantes contre ces rebelles, contre ces zélés de la foi.
Fanny : Et c’est à peu près à ce moment-là que se produit aussi une scission qui, jusqu’à aujourd’hui au XXIe siècle, pose problème, c’est la division entre les sunnites et les chiites. Est-ce que tu peux nous expliquer un petit peu cette histoire-là ?
Enki : Effectivement, c’est au moment de la bataille de Siffin, donc en 657, qu’on commence à parler de partisans d’Ali, en arabe on appelle ça shiatu Ali, c’est-à-dire, vraiment littéralement « les partisans d’Ali », et ce terme va ensuite prendre corps lorsqu’au sein de ses partisans vont émerger des groupes qui prétendent que c’est ses fils qui doivent être nommés et devenir des imams, on ne parle plus de calife mais on parle d’imam, et qu’ils sont en fait des envoyés de Dieu. Il y a une dimension divine dans l’office du pouvoir chiite très fortement ancrée dans cette fonction d’imam. Donc pour les chiites, l’homme porté au pouvoir doit impérativement être un descendant d’Ali, puisque son lignage est sacré. Certains même affirment que le Prophète Mahomet avait nommé Ali comme son successeur et non Abou Bakr.
Fanny : Au tout début, au moment de sa mort en 632.
Enki : Exactement. Juste avant, il y a un épisode connu dans les sources chiites dans lequel les auteurs affirment qu’Ali avait été nommé par Mahomet, mais qu’Abou Bakr et Omar ont falsifié les documents et ont outrepassé Ali pour le mettre sur la touche. Et donc évidemment, il y a un sentiment de vengeance qui s’impose chez les chiites dès lors qu’Ali est à nouveau renversé et que les Omeyyades prennent le pouvoir. Donc là encore, des groupes chiites entrent en rébellion, et ce sont des rébellions qui vont agiter l’empire islamique jusqu’à assez tardivement, avec là encore plusieurs schismes au sein du chiisme.
Fanny : Et du coup, qui sont les sunnites ?
Enki : En fait, on ne parle pas de sunnisme avant probablement le IXe, Xe siècle, donc c’est un terme qui arrive très tardivement. En revanche, on peut parler de proto-sunnisme pour définir l’islam majoritaire qui s’impose, c’est-à-dire l’islam de l’Empire abbasside, avant lui omeyyade, mais surtout abbasside.
Fanny : De ceux qui ont renversé Ali en fait, et qui ont pris le pouvoir par la suite après les califes.
Enki : Effectivement, ce sont les gens de l’orthodoxie, c’est-à-dire ceux qui vont fonder les grands principes majoritaires aujourd’hui de l’islam, les principes de jurisprudence en particulier, et qui vont être à l’origine de l’empire et de l’histoire musulmane telle qu’on la connait dans ses grandes lignes, c’est-à-dire du développement des fonctions institutionnelles de juge, on appelle ça un cadi, ou des traditionnistes également, qui vont compiler non pas le Coran mais les paroles du Prophète, ce qu’on appelle les hadiths, et qui vont en faire des sommes monumentales à la fin du IXe siècle, avec notamment un auteur qui s’appelle Boukhari, qui compose un immense recueil de traditions prophétiques, qui devient un ouvrage canonique chez les sunnites. C’est en fait un processus très long, mais c’est comme ça que le sunnisme commence à prendre corps, contre aussi les groupements dissidents, en particulier le chiisme et le kharidjisme.
[Extrait de Kaamelott]
Fanny : Enki, pourquoi tu as voulu travailler sur l’islam médiéval ?
Enki : Je pense que quand on fait de l’histoire, et surtout quand on travaille sur un sujet comme le monde arabe, qui est un sujet aujourd’hui qui fait l’actualité, et qui ne cesse de nous poser des questions, on est forcément influencé par ce qui nous entoure. Et en fait, j’ai commencé à m’intéresser au monde arabe quand j’étais en licence. Je m’intéressais beaucoup à la géopolitique, parce que c’était le moment de l’explosion des printemps arabes, notamment du développement de la guerre en Syrie, c’est des épisodes tragiques évidemment, mais qui m’ont beaucoup interrogé sur pourquoi ces groupes armés, pourquoi cette idéologie de l’islam politique, quelles étaient un peu ces grandes fractures. Progressivement j’ai lu beaucoup sur l’islam, j’ai voulu apprendre l’arabe, je crois que ça a été une porte d’entrée aussi dans le monde arabe.
Et ensuite j’ai eu la chance de rencontrer un professeur à l’université de Clermont-Ferrand qui m’a aiguillé vers l’islam médiéval, non pas pour expliquer le présent, même s’il y a des connexions qui peuvent être faites, mais parce qu’il y avait aussi des choses à faire intéressantes, beaucoup plus qu’en sciences politiques ou qu’en histoire contemporaine où aujourd’hui, de façon très pragmatique, il y a énormément de monde qui travaille sur le monde arabe. Donc je me suis intéressé à l’islam médiéval parce qu’il y avait des textes à lire et qu’il y avait un déficit de chercheurs sur cette question. J’ai fait un master donc à Lyon sur les trois premiers califes. C’est une période qui m’a alors passionné, et j’ai vraiment découvert cette période à travers les textes, et donc j’ai vraiment pris conscience du besoin de revenir à ces textes, de les lire, de les comprendre. J’ai réalisé aussi tout ce qu’il y avait à faire en termes de recherche sur des formes d’islam plus minoritaires, moins bien connues et sur lesquelles il reste beaucoup de textes à lire.
Fanny : Et là depuis quelques mois, tu as donc commencé une thèse justement sur une de ces formes un petit peu marginales de l’islam. Est-ce que tu peux nous présenter en quelques mots ton sujet ?
Enki : Moi je travaille sur l’ibadisme. C’est généralement quelque chose que l’on ne connait pas du tout. Les ibadites se définissent volontiers comme la cinquième branche de l’islam sunnite, aux côtés des quatre grandes écoles de l’islam sunnite, c’est-à-dire le malikisme, le chaféisme, le hanbalisme et le hanafisme, ou alors des fois comme la troisième branche de l’islam, à côté du sunnisme et du chiisme. Et donc l’ibadisme c’est une école juridique, alors elle a des origines très problématiques, on ne sait pas exactement qui est le véritable fondateur de cette école. Ce qui est sûr c’est qu’elle se développe réellement lorsque des imamats sont fondés. Je parle d’imamats, c’est-à-dire en fait de pouvoirs similaires à ceux d’un califat, avec à leur tête un imam, c’est-à-dire un chef religieux et politique. Et donc les imamats se développent, en particulier dans la décennie 750, en Arabie du Sud, au Yémen, dans la région du Hadramaout, qui est la région est qui aujourd’hui à la frontière avec Oman. Des groupes se révoltent contre l’autorité omeyyade et un imam est proclamé. Il va régner deux ans, c’est peu mais ça pose des jalons déjà pour l’établissement d’un pouvoir ibadite.
Quelques années après, deux ans après, un nouvel imam émerge à Oman. Là encore il va régner seulement deux ans, mais l’ibadisme a vraiment pris corps à Oman, et c’est là qu’en 793, un imamat qui va durer un siècle, donc c’est beaucoup plus long, s’établit et va exister de manière totalement autonome vis-à-vis du califat abbasside, en interaction avec lui, mais il va repousser des tentatives d’invasion. Et donc l’imam va être à la tête de cet État, entouré par des juristes, qui vont établir un corps de textes, de jurisprudences, on parle de fiqh en arabe, et ces textes vont donner corps à l’école ibadite à proprement parler telle qu’on la connaît aujourd’hui et telle qu’elle existe encore aujourd’hui à Oman et dans le Mzab en Algérie, puisque dans les mêmes décennies, c’est-à-dire autour des décennies 750, des révoltes ibadites agitent également cette zone du Maghreb, qui a toujours été une zone très instable dans l’empire et des imamats sont également proclamés dans cette région. Il y a un imamat qui va exister, l’imamat roustamide pendant un peu plus d’un siècle au Maghreb, autour de la ville de Tahert, qui a aujourd’hui disparu dans sa forme médiévale, mais qui était en Algérie centrale et qui va avoir un rôle décisif dans la mise en place d’un commerce transsaharien, un commerce évidemment d’or, mais un commerce également d’esclaves.
Fanny : Et qu’est-ce que tu veux montrer dans ta thèse ?
Enki : Moi je m’intéresse en particulier à la question de la théorie du pouvoir dans l’ibadisme, c’est-à-dire la construction d’un corpus de textes autour des fonctions de l’imam. C’est-à-dire comment est-ce que l’imam doit agir, comme est-ce qu’il doit se comporter, qu’est-ce qu’il ne doit pas faire, qu’est-ce qu’il doit faire, comment est-ce qu’il doit s’investir dans la guerre, comment est-ce qu’il doit traiter les chrétiens ou les juifs. Et je m’intéresse, en parallèle à cette approche plus théorique, à l’histoire d’Oman à proprement parler, puisque ça reste un trou noir dans l’histoire de la péninsule arabique. On a des recherches qui sont faites maintenant sur le Yémen, mais Oman reste très peu connu, très mal connu. Alors qu’il y a un pouvoir qui s’est établi là et qui a duré longtemps, qui a produit des textes et sur lequel on est en mesure de pouvoir parler.
Fanny : Tu peux nous rappeler où se situe Oman ?
Enki : Oman dans sa forme actuelle, c’est au sud de la péninsule arabique, légèrement au nord du Yémen, donc le pays partage aujourd’hui des frontières avec l’Arabie saoudite, avec le Yémen et avec les Émirats arabes unis. Aujourd’hui il contrôle aussi le détroit d’Ormouz, un détroit très très important évidemment pour le commerce du pétrole. Donc c’est un pays qui est à la fois extrêmement important et en même temps qui est très mal connu.
Fanny : Et sur quels documents est-ce que tu travailles pour faire tes recherches ?
Enki : Les sources que l’on a pour travailler sur l’ibadisme à Oman sont essentiellement des sources de jurisprudence qui ont été composées après la chute du premier imamat en 893, puisque c’est au moment où le pouvoir s’effondre que l’on se met à écrire ce que doit être le pouvoir.
Fanny : Donc il y a déjà cette notion d’écrit vraiment très importante même en Orient ?
Enki : Bien sûr. Et en fait, l’intérêt aussi de l’ibadisme, c’est ces documents de fiqh bien sûr, qui sont pas travaillés, mais c’est aussi des épîtres, qui là sont écrites avant la chute de l’imamat, au cours justement de l’existence de cet imamat. On appelle ça des siyar à Oman. Ce sont des textes souvent assez courts, parfois ils sont plus longs mais c’est plus rare, qui sont échangés entre des savants, donc c’est ce qu’on appelle des oulémas qui s’écrivent ou qui écrivent à l’imam pour lui expliquer comment est-ce qu’il doit se conduire, quels sont les impératifs qu’impose sa fonction, et c’est une correspondance qui est très très riche puisque ce sont des textes qui remontent pour certains au VIIIe siècle, ce qui en fait en fait des documents parmi les plus anciens qu’on possède pour faire l’histoire de l’islam.
Fanny : Et comment tu accèdes à ces documents ?
Enki : Oman, on a la chance de pouvoir y aller facilement. C’est un pays très beau, très sécurisé, dans lequel les gens sont très accueillants et dans lequel il y a une culture de la recherche sur l’ibadisme, il y a une activité de publication très importante à Oman. Ils accueillent volontiers les chercheurs qui s’intéressent à ces questions-là. J’y ai fait un saut en septembre [NdT : 2019] et j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer beaucoup de ces oulémas, qui aujourd’hui travaillent à éditer ces textes et à conserver les manuscrits puisqu’il y a aussi un grand nombre de textes encore à l’état manuscrit, donc certains que j’ai pu récupérer et sur lesquels j’espère travailler.
Fanny : Donc tu as pu voir ces manuscrits du VIIIe siècle directement comme ça ?
Enki : Alors en fait ce sont pas des manuscrits du VIIIe siècle, ce sont des manuscrits qui ont été copiés au XVIIIe siècle.
Fanny : Ah oui, très tardivement !
Enki : Très tardivement. C’est une chance puisque ce sont des manuscrits qui sont beaux, qui sont lisibles, qui sont peu abîmés, mais qui sont en fait des copies de textes beaucoup plus anciens, et donc qui nous permettent d’avoir accès à ces textes du VIIIe siècle, du IXe ou du Xe siècle, et qui datent essentiellement, qui ont été copiés donc, au XVIIe, XVIIIe siècle, qui est une période de restauration de l’imamat, puis de conflit entre l’imamat et le sultanat, durant laquelle il y a un renouveau de la pensée ibadite, ce qu’on appelle une renaissance, en arabe nahda, qui est une période très importante, où on a une volonté de retour aux origines et donc de préservation de l’héritage ibadite, de l’héritage religieux, de ce qui faisait finalement l’originalité de cette école, alors justement que le XVIIIe siècle est marqué par une pénétration des influences sunnites à Oman.
Fanny : Mais ces manuscrits du VIIIe siècle, ils les ont encore ?
Enki : Non, il y a plus aucun manuscrit du VIIIe siècle qui est préservé.
Fanny : Oh… [déception]
Enki : Le plus ancien manuscrit qui est conservé à Oman date du XVIe siècle, si je me trompe pas. Il est pas dans un très bon état, j’ai pu le voir. Mais ce qui compte, je crois, c’est vraiment le fait que ces textes, même recopiés à l’époque moderne, préservent finalement cette mémoire communautaire et nous permettent d’accéder à des textes qui sont d’une valeur réellement inestimable.
Fanny : Mais au niveau de la copie, comment on peut être sûr que c’est une copie exacte ? Est-ce qu’on peut être sûr s?
Enki : On peut jamais être sûrs, évidemment. Mais il y a des spécialistes en codicologie et des gens qui connaissent très très bien ces questions de transmission de la science dans l’ibadisme qui néanmoins parviennent à identifier la matière qui est contenue dans ces textes, en la recoupant avec d’autres textes, et cela permet de savoir que ce sont des textes qui généralement n’ont pas été altérés. Parfois il y a des altérations, mais enfin les altérations dans les manuscrits, on appelle ça des colophons, c’est-à-dire des choses qui sont écrites en marge de ces textes, qui ont été rajoutées parfois par l’auteur ou le copiste, et qui nous donnent des précisions sur l’époque du copiste. Il n’y a pas un risque réel, je crois, de falsification de ces textes.
Fanny : Est-ce qu’il est prévu que tu retournes à Oman bientôt ?
Enki : J’espère y retourner, parce que je crois que vivre au contact de l’environnement sur lequel on travaille, c’est quelque chose de très important. Oman, c’est une géographie très particulière, qui a énormément influencé l’histoire de la région. On a la région côtière d’Oman, qui a toujours été une région dans laquelle le sunnisme a pénétré avec force, alors que l’intérieur du pays, qui est préservé en fait par une barrière montagneuse, a lui été totalement préservé de ces influences sunnites et reste encore jusqu’à aujourd’hui un bastion ibadite très conservateur, très ouvert en même temps sur le monde extérieur, mais pratiquant une religion très conservatrice.
Fanny : Et c’était pas la première fois que tu allais au Moyen-Orient pour tes études, c’est ça ?
Enki : C’était pas la première fois. J’ai eu la chance de pouvoir partir trois fois en tout, cette fois-ci au Moyen-Orient, pas tellement dans la péninsule arabique, mais en Jordanie. Je suis allé à l’institut français du Proche-Orient pour faire des stages de langue arabe dans le cadre de mon cursus en langue arabe deux fois pendant un mois, et durant l’année 2018 – 2019, j’ai pu partir un an entier à Amman pour apprendre l’arabe et être en immersion linguistique.
Fanny : C’est pour ça qu’on n’arrivait pas à se capter. Tu étais tout le temps trop trop trop loin en fait.
Enki : Exactement, oui.
Fanny : Et donc là, tu dirais que tu parles couramment l’arabe ? Tu en es où par rapport à ton apprentissage ? Qui est très très dur, pour l’avoir un petit peu pratiqué aussi, je sais que ça peut être très difficile.
Enki : J’ai un enseignant qui m’a dit il y a pas très longtemps que pour maitriser une langue comme l’arabe, c’était à peu près une dizaine d’années de travail, pour la maitriser complètement. Aujourd’hui, je suis en mesure, s’il fallait définir ce que je suis capable de faire, je suis en mesure de travailler sur des textes médiévaux, même si certains me résistent encore, parce que ce sont des textes difficiles. En revanche, pour tout ce qui est de la langue moderne et de la presse et des discussions, en particulier en dialecte oriental, jordano-palestinien, je suis plus à l’aise évidemment.
Fanny : Il y a beaucoup de différences entre l’arabe médiéval et l’arabe contemporain d’aujourd’hui ?
Enki : Oui, il y a beaucoup de différences, parce que l’arabe médiéval utilise des formes grammaticales et des façons d’écrire et d’agencer la phrase qui sont très différentes de ce qu’on trouve dans la presse. Il y a eu une évolution de la langue arabe, je sais pas si on peut parler d’une simplification, mais en tout cas aujourd’hui, l’arabe de la presse est évidemment très très différent de l’arabe des manuscrits.
Fanny : Mais est-ce qu’on peut comparer ça [avec] l’évolution entre le français médiéval et le français aujourd’hui ou on peut pas comparer ?
Enki : Le même enseignant m’avait fait la remarque, lorsque je travaillais sur de la poésie préislamique, je galérais hein, il faut bien le dire [rire de Fanny], parce que la poésie préislamique, c’est quelque chose de très très difficile, et c’est pas forcément ma tasse de thé. Et j’avais demandé de l’aide à ce professeur, qui m’avait dit « il faut bien se rendre compte que même pour les Arabes, c’est difficile ». Pour eux, c’est par exemple comme si on mettait sous le nez d’un français du latin.
Fanny : Ah ouais, du latin carrément !
Enki : Du latin ou de l’ancien français.
Fanny : Parce que moi je peux déchiffrer l’ancien français, mais le latin j’y connais rien du tout, donc il y a encore une différence.
Enki : Il y a vraiment un vocabulaire dans la poésie préislamique qui est très très très très difficile, et très rare en fait, parce qu’on ne l’utilise plus du tout aujourd’hui. Pour donner une petite anecdote, par exemple, on m’avait dit un jour que pour définir un chameau, puisque c’est évidemment l’animal de référence dans la poésie préislamique, il y a quelque chose comme trois mille mots en arabe.
Fanny : Quoi ? Trois mille mots ? Ah oui quand même !
Enki : C’est impossible de tout connaître évidemment, mais c’est intéressant de savoir qu’il y a une richesse linguistique dans la langue arabe, on n’en vient jamais à bout en fait.
Fanny : Et à part la linguistique j’imagine, quels sont les problèmes que tu rencontres actuellement dans ta thèse ?
Enki : Sur le plan purement formel, les deux premiers mois de thèse, je remarque que c’est un exercice solitaire. On est seul face à son sujet, on est aussi seul face à ses doutes, et il y en a beaucoup. Je pense que tous ceux qui commencent une thèse ou qui sont passés par là le reconnaîtront volontiers, c’est des moments où, en tout cas pour moi aujourd’hui, je lis beaucoup de choses mais j’ai encore du mal à poser des idées sur le papier, et donc on se sent seul, même si on est évidemment épaulé par le directeur de recherche. On est en passe de devenir le spécialiste sur son sujet, et il faut assimiler ça sans être nécessairement complexé, et il faut aussi être en mesure de se dire qu’on doit maintenant produire du savoir, et ça c’est quand même quelque chose de très nouveau même par rapport à un master recherche. On nous demande quand même de produire quelque chose de nouveau, mais il s’agit surtout de faire une synthèse de l’historiographie sur un sujet quand on est en master. La thèse, c’est vraiment apporter sur son sujet, et devenir la référence. Donc évidemment c’est une pression, c’est quelque chose qu’on ressent je trouve un petit peu au début en tout cas.
Fanny : Pour finir ce podcast, Enki, il y a une question évidemment que je pose à chaque fois, mais qui là qui me semble vraiment particulièrement importante parce que finalement, dans ce podcast, j’ai assez peu parlé d’islam médiéval. Donc Enki, quels conseils tu donnerais à quelqu’un qui voudrait commencer des recherches sur l’islam médiéval ?
Enki : Le premier conseil que je donnerais, évidemment, c’est de se former de manière solide dans la langue de ses sources. C’est quelque chose qui est trop peu fait aujourd’hui, on n’imaginerait pas commencer une thèse sur la royauté franque sans maîtriser le latin, c’est pareil, ça doit être pareil pour le monde arabe. Je dis le monde arabe, moi c’est l’arabe, mais pour des gens qui voudraient travailler sur les Mongols, il faudrait apprendre les langues de la cour mongole. Il faut se former dans les langues, et ça fait souvent peur aux jeunes chercheurs qui commencent, parce que l’arabe c’est une langue dure, c’est un nouvel alphabet, c’est des années de travail, mais c’est impératif je crois. On ne peut pas être légitime si on ne maîtrise pas, au minimum, la langue des sources. Et quand on maîtrise évidemment la langue orale, disons la langue d’aujourd’hui, l’arabe standard contemporain, c’est un plus puisqu’on est en mesure de travailler avec les chercheurs du monde arabe, et il y en a beaucoup, qui s’intéressent aux mêmes problématiques. Ça permet de décloisonner les champs et de ne pas avoir cette espèce d’affrontement entre la tradition académique occidentale et la tradition académique orientale. En l’occurrence, à Oman par exemple, il y a vraiment une production très importante, scientifique, sur laquelle il y a des choses à redire, mais qu’il faut lire, et souvent elle est en arabe.
Et donc le deuxième conseil que je pourrais donner également, c’est qu’en travaillant sur l’islam médiéval, quand c’est possible, c’est aussi un grand plaisir de pouvoir faire un lien avec le terrain sur lequel on travaille, même si on n’est pas en sciences politiques. On peut aller parfois dans les pays concernés. J’ai eu la chance de pouvoir aller à Oman, mais il y a plein d’autres pays qui sont accessibles, et dans lesquels on peut visiter les monuments, on peut aller dans les lieux où se sont passés les évènements sur lesquels on lit, et ça instaure une relation quand même très particulière avec ces sources, qui je crois quand même est quelque chose de très important. On vit un peu mieux son sujet quand on sait là où ça s’est passé.
Fanny : Maintenant, chers auditeurs et auditrices, vous en savez bien plus sur le début de l’islam, sur comment est né l’islam en Arabie, donc merci beaucoup Enki Baptiste pour tout ce récit.
Enki : Merci à toi.
Fanny : Si le sujet vous a intéressé, vous pouvez aussi aller sur le site du podcast passionmedievistes.fr pour retrouver plus d’informations, et aussi écouter l’épisode 33, qui porte sur la redécouverte au XIIIe d’un texte de la tradition islamique, le texte de l’Échelle de Mahomet. Vous pouvez aussi retrouver Passion Médiévistes bien sûr sur Facebook, sur Twitter, sur Instagram, mais ça, c’est bon, j’ai plus besoin de le dire, vous le savez bien sûr.
Et petit message de fin, que j’enregistre des mois après avoir enregistré cet épisode, pour vous parler entre autres du Tipeee de Passion Médiévistes. Je remercie tous celles et ceux qui ont contribué ce mois-ci, et notamment, alors j’ai plein de gens à remercier : Paulette, Ishan, Nathalie, Jocelin, Alexander, Sandrine, [Caf ??], Élisabeth, Maëlys, William, Yrohel, [Syad ??], Coralie, Audrey, Solène et ma copine Sophia. Grâce aux dons sur Tipeee, ces dernières semaines j’ai pu faire pas mal d’enregistrements, notamment à Dijon, mais aussi à Paladru, oui je suis allée au fameux lac de Paladru, dont vous entendez tout le temps parler dans le générique de l’épisode pour enregistrer un Hors les murs à propos des chevaliers-paysans de l’an 1000 au lac de Paladru, et donc vous entendrez ça fin juillet dans le podcast.
Alors j’ai aussi des gens incroyables à remercier ce mois-ci. Je vous avais déjà parlé, j’ai ouvert un discord de Passion Médiévistes, qui est ouvert aux personnes qui me soutiennent sur Tipeee, et sur ce discord se sont motivées plusieurs personnes, suite notamment à l’épisode 40 sur la surdité au Moyen Âge, pour retranscrire les épisodes de Passion Médiévistes. Et là, en un mois, ces filles — parce que bon en majorité ce sont des femmes, maintenant il y a quelques hommes qui ont rejoint le groupe — mais elles ont fait un travail incroyable, il y a bientôt plus d’une quinzaine d’épisodes qui sont retranscrits. Donc pour voir les retranscriptions, il faut aller sur le site internet passionmedievistes.fr et sur l’article des épisodes, vous trouvez en bas « Transcription de l’épisode », vous cliquez pour dérouler et là il y a toute la transcription de l’épisode. C’est notamment le cas pour les cinq derniers, pour les quelques premiers, et puis au fur et à mesure, elles sont en train de tout retranscrire. Alors vraiment un énorme merci à elles, notamment So [NdT : ♥] et Marion, qui sont celles qui font le plus de boulot. Grâce à vous, ce podcast vraiment gagne encore en qualité et je vous en remercie énormément. Et donc si vous qui m’écoutez vous avez aussi envie de participer à la retranscription des épisodes de Passion Médiévistes, voire aux épisodes de Passion Modernistes, eh bien envoyez-moi un petit message sur Facebook, Twitter, Instagram ou par mail, donc passionmedievistes@gmail.com.
Et dans le prochain épisode, on va rester dans le domaine de la religion, mais en changeant totalement d’aire géographique. On va parler de la christianisation des sociétés scandinaves en août. À bientôt, salut !
Merci beaucoup à So et Marion pour la retranscription !