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Épisode 33 – Abderrazak et le Livre de l’Echelle Mahomet

Connaissez-vous ce texte de la tradition islamique racontant un voyage céleste du prophète Mahomet ?

Illustration de l'épisode 33 imaginée par l'artiste Din
Illustration de l’épisode 33 imaginée par par l’artiste Din

Depuis le début de ce podcast je voulais parler de l’islam médiéval, s’éloigner du cadre omniprésent de l’Occident médiéval et parler d’autres types de sources.

Depuis 2018, Abderrazak Halloumi prépare une thèse sur le Livre de l’Eschiele Mahomet, et plus précisément « Le symbole et le merveilleux dans la légende du Mi’râj en occident à travers la traduction de Bonaventure de Sienne« . Il travaille sous la direction de Éric Palazzo et de Martin Aurell à l’Université de Poitiers, au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM).

Un texte traduit de l’arabe au Moyen Âge

Traduit au XIIIème siècle en Espagne, à la cour d’Alphonse X le sage, de l’arabe en castillan, le Livre de l’Echelle Mahomet connut quelques temps après une traduction en français voit le jour. En I264, Bonaventure de Sienne retraduit en latin et en français la version castillane de la légende arabe du Kitab al Mi’rāğ: L’eschiele Mahomet (Liber Scalae Mahumetis), l’écrit arabe qui raconte l’ascension de Mahomet au ciel et sa visite de l’autre monde sous la conduite de l’archange Gabriel.

Le récit de l’ascension au ciel du prophète de l’islam Mahomet est un exemple très pertinent de la circulation et de la vivace transmission d’un patrimoine narratif largement répandu au-delà des frontières géographiques et linguistiques. Outre les différentes régions du monde musulman, l’histoire était aussi bien connue en Europe, où elle circulait sous le titre de « Le Livre de l’échelle de Mahomet ».

Abderrazak Halloumi au micro de Passion Médiévistes
Abderrazak Halloumi au micro de Passion Médiévistes
L’islam vu par les Occidentaux médiévaux

Il ne s’agit pas de la traduction d’un texte unique mais plutôt un texte « composite » qui a agrégé  différents versions de ce récit, comme si les chrétiens d’Espagne avaient éprouvé le besoin de regrouper les légendes musulmanes concernant l’au-delà afin de comprendre, d’apprécier puis réfuter les fondements de la foi et les représentations majeures qui organisent la vision musulmane du royaume de Dieu, du Paradis, du purgatoire et de l’enfer.

L’inspiration de la Divine Comédie de Dante ?

Dans cet épisode Abderrazak revient sur  la polémique suscitée par les recherches de Miguel Asin Palacios dès 1919 et des travaux espagnols et italiens, notamment de MM. E. Cerulliet J. M. Sendino, sur la question posée depuis plus d’un siècle des sources arabes et musulmanes pour les idées et les motifs présents dans La Divine Comédie de Dante.

Si vous voulez en savoir plus sur le sujet voici quelques suggestions de lectures :

Le Livre de l’Eschiele Mahomet (éditions)

  • Cerulli, Enrico, Il libro della Scala e la questione delle fonti arabo-spagnole della Divina Commedia, Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana (Studi e Testi, 150), 1949.
  • Muñoz Sendino, M. José, La Escala de Mahoma. Traducción del árabe al castellano, latín y francés, ordenado por Alfonso X el Sabio, Madrid, 1949.
  • Wunderli Peter, Le Livre de l’Eschiele Mahomet: die französische Fassung einer alfonsinischen Übersetzung, Bern, Francke (Romanica Helvetica, 77), 1968.
  • Version electronique ; Modena, Serena, « Le Livre de l’eschiele Mahomet », Repertorio informatizzato dell’antica letteratura franco-italiana (RIALFrI), éd. Francesca Gambino, Padova, Dipartimento di studi linguistici e letterari, Università degli studi di Padova. [rialfri‧eu]
  • Le livre de l’échelle de Mahomet = Liber Scale Machometi. Préface de Roger Arnaldez. Traduction de Gisèle Besson et Michèle Brossard-Dandré, Paris, Librairie générale française (Le livre de poche, 4529. Lettres gothiques), 1991, 383 p. (Traduction moderne en français)

D’autres versions de l’ascension celeste de Mahomet : 

  • Le Voyage nocturne de Mahomet, composé, traduit et présenté par Jamal Eddine Bencheich, suivi de l’aventure de la parole, Ed. Imprimerie Nationale, 1988,
  • Séguy Marie-Rose MIRÂJ  NÂMEH, LE VOYAGE MIRACULEUX DU PROPHETE,  Paris -Bibliothéque Nationale ,manuscrit Supplément turc 190 Présenté et Commenté par, Conservateur en Chef au Département des manuscrits  Section Orientale DRAEGER Editeur Paris, 1977

Le Mi’raj  chez Les traditionnistes

  • La Biographie de Muhammad :   Sira de Ibn Ishaq  et de ibn Hisham
  • Les recueils de Hadith : ahmad ibn hanbal, Buk̲h̲ārī, Muslim, Tirmidhî.
  • Les commentaires du coran de al-Ṭabarī « Tafsir Jami-al-Bayan-an-Tawil-ayat-al-Quran » , Edition Turki, Le Caire ( Gizeh) Dar al hajr,  ( 25 volumes). En ce qui concerne notre sujet,  voir volumes 14 : sourate 17 ( Sourate Bani Israel/ verset 1 ) et  sourate 22 (Sourate An-Najm verset 1 à 18 )

Quelques auteurs de la littérature du Mi’raj en arabe jusqu’au XIIIème siècle :

  • Le plus répandu des récits est attribué à l’imām Ibn ʿAbbās, cousin du Prophète, ( il  a souvent été  considéré  comme apocryphe) : Édition non datée, Miraj ibn Abbas
  • Ibn ʿAbbās, ʿAbd Allāh. A-lIsrāʾ waʾl-miʿrāj. Sousse, Tunisie: Dār al-Maʿārif, 2014 ( 7ème édition .)
    • Ibn ʿAbbās, al-Isrāʾ wa-l-Miʿrād̲j̲ , Le voyage et l’ascension nocturnes du Prophète, Albouraq ; Beyrouth, 1999.  ( édition bilingue)
  • al-Qushayrī . Kitāb al-miʿrāj. ( mort en 1073) Notes et éditions : Ali Ḥasan ʿAbd alQādir. Paris/ Le caire : Dār Champollion, 1964.
  • al-Bakrī (Abū l-Ḥasan Aḥmad b. ʿAbd Allāh [il a vécu dans la seconde moitié du XIIIème siècle ), Kitāb Ḳiṣṣat al-Miʿrād̲j̲ ( il propose une version très proche de celle d’Ibn ʿAbbās)

Plusieurs auteurs Soufis  ont évoqué des expériences de Mi’raj  spirituels :

  • Abou yazid al Bistami (vers 777-848)
  • Avicenne : (980- 1037) Me’rag-nameh (attribué à Avicenne), Le Récit de l’Oiseau(Risâlat al-Tayr)
  • Ghazâli : (vers1058-1111) L’épître de l’Oiseau (Risâlat al-Tayr)
  • Farid al-Din Attar (vers 1150-1220) : La Conférence des oiseaux (Mantiq al-Tay)
  • Ibn arabi : Futuhāt al-Makkiyya(Beirut : Dar al-Kotob al-Ilmiyah, 1999 (texte en arabe ( volume 3, chap 167 et volume 6 chap 367)/  Les révélations de la Mecque, traduit et préfacé par A. Penot, Paris, Éd. Entrelacs, 2009. /, Le Livre de l’ascension céleste ou Voyage vers la station des prisonniers (al-Isrā ilá al-maqām al-asrá, aw, Kitāb al-Miʻrāj)

Des œuvres littéraires,  des « divines comédies » avant la lettre  où l’on  a un aperçu  de La vie dans l’au-delà , dans  le paradis et l’enfer.

  • Abû-l-Alâ Al-Maari ( vers 973-1057) : L’épitre du Pardon (Risâlat al-gufran)
  • Ibn Shuhayd al-ANDALOUSSI (vers 923-1035 vizir et poète contemporain de Ibn Hazm , l’auteur du  Collier de la Colombe ):  » Risālat al-Tawābiʻ wa-al-zawābiʻ
Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :

Merci beaucoup à Din pour l’illustration de cet épisode, financée grâce aux dons des auditeurs et auditrices sur la page de soutien du podcast ! !

Transcription de l’épisode 33 (cliquez pour dérouler)

[Générique]

Fanny : Est-ce que vous savez tout du Moyen Âge ? Mais d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? En général, on dit que c’est une période de mille ans, de 500 à 1500. Mais vous l’entendez dans ce podcast, il y a autant de définitions du Moyen Âge que de médiévistes. Je m’appelle Fanny Cohen Moreau, et dans ce podcast je reçois des jeunes médiévistes, des personnes qui étudient le Moyen Âge en master ou en thèse, pour qu’ils racontent leurs recherches passionnantes et pour qu’ils vous donnent envie d’en savoir plus sur cette belle période.

Épisode 33, Abderrazak et le Livre de l’Échelle Mahomet, c’est parti !

Bonjour Abderrazak Halloumi.

Abderrazak : Bonjour Fanny.

Fanny : Tu es en deuxième année de thèse à l’université de Poitiers, où tu es sous la direction d’Éric Palazzo et de Martin Aurell, que je remercie parce que c’est lui qui m’a conseillé de te contacter, et vraiment il m’a donné plein plein plein de très bons conseils. Et donc depuis octobre 2018, tu fais une thèse sur le sujet « Apocalypse et eschatologie : recherche sur le Livre de l’Échelle Mahomet ». Tu vas nous dire ce que c’est cette source qui est quand même assez intéressante. Mais d’abord j’aurais voulu savoir, tu as quel âge Abderrazak ?

Abderrazak : Alors j’ai fêté mes cinquante-trois ans le 22 juillet 2019.

Fanny : Moi ça m’intéresse de savoir pourquoi tu as fait une reprise d’études. Mais déjà voilà, est-ce que tu peux nous raconter ton parcours et comment tu en es arrivé à étudier le Moyen Âge ?

Abderrazak : J’ai eu mon bac en 1985, j’étais inscrit à la fac de lettres, donc j’ai fait des études de lettres modernes. Et dès la deuxième année de DEUG, j’étais aspiré par les études médiévales, parce que j’avais un prof qui m’a séduit, qui s’appelle Pierre Gallais, qui a été l’un des premiers secrétaires généraux du Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, c’était l’époque de Jean Frappier, de Mario Roques, qui m’a donné l’envie du Moyen Âge. On travaillait sur Chrétien de Troyes, on travaillait sur les images, on travaillait sur toute la partie féérique. Ça m’a donné envie, donc j’ai continué avec lui en licence. J’ai fait mes UV libres en médiéval, en langues et en littérature. J’ai fait une maîtrise de lettres modernes et l’option civilisations médiévales, j’ai travaillé sur Le chevalier au lion de Chrétien de Troyes et j’ai travaillé sur le thème d’amour et de justice. Et après, j’ai fait un DEA, moi c’était pas un master, c’était un DEA, c’est vraiment un truc de vieux.

Fanny : Mais non !

Abderrazak : J’ai fait un DEA de civilisations médiévales option littéraire, et j’ai travaillé sur le chevalier et la justice, en travaillant sur les récits à travers les récits d’imagination du XIIe et du XIIIe siècle avec Pierre Gallais. Notre collaboration s’est arrêtée à ce moment-là, parce qu’il était malade, et voilà. Sinon j’aurais continué.

Fanny : Donc tu as arrêté tes études. Et là tu les as reprises…

Abderrazak : Pas totalement.

Fanny : Raconte-moi.

Abderrazak : Pas totalement. Donc je suis professeur dans le secondaire, en lycée professionnel, et en 94, j’ai repris mes études en Sorbonne, ici à Paris 4. J’ai travaillé sur le thème de la fée, la magie dans Les mille et une nuits et la littérature d’imagination en langue française du XIIe et XIIIe siècle, sous la direction de Jamel Eddine Bencheikh et de Pierre Brunel. Mais j’étais jeune, je n’étais pas très motivé.

Fanny : Ah.

Abderrazak : J’étais plus un jeune prof, j’étais un jeune papa.

Fanny : Donc très occupé.

Abderrazak : Très occupé, donc je n’ai pas beaucoup travaillé. Mais c’était un manque, il fallait que je finisse cette foutue thèse.

Fanny : Et qu’est-ce qui a fait que tu as repris tes études en 2018 ? Il y a quand même quasiment un trou de vingt ans ! Qu’est-ce qui a fait qu’en fait, c’est à ce moment-là où tu t’es dit « je veux les reprendre » ?

Abderrazak : J’étais happé par autre chose. C’est que je suis élu à la ville de Poitiers depuis 2008.

Fanny : D’accord.

Abderrazak : J’ai failli reprendre en 2013 – 2014, mais j’ai été happé par le deuxième mandat, les élections municipales de 2014. On était en 2018, j’ai dit « c’est le moment », parce que si j’attends 2020, peut-être il y aura la tentation de repartir sur un autre mandat (rire de Fanny), mais là j’ai déposé mon sujet de thèse. Alors ça me taraudait, je n’ai jamais arrêté, j’ai toujours continué à m’intéresser aux études médiévales. J’étais presque un autodidacte, puisque je fréquentais…

Fanny : Un autodidacte, mais avec une formation quand même.

Abderrazak : Avec une formation littéraire, bien entendu. Et pendant ma formation d’enseignant, je me suis spécialisé dans l’histoire des religions. J’ai fait un diplôme d’université avec l’université Marc Bloch, avec l’École pratique et avec l’université catholique de Louvain-la-Neuve en Belgique et à Strasbourg, sur la thématique bien sûr de l’enseignement du fait religieux dans une démarche laïque à travers l’œuvre littéraire. Donc je me suis lancé à faire des conférences. Et puis je suis ami avec Éric Palazzo, qui est un historien de l’art et qui a la chaire de l’histoire de l’art à Poitiers, et il me disait « Abderrazak, il faut que tu reprennes des études » depuis 2013. Et puis voilà, donc je lui ai proposé un sujet, mais il ne devait pas me diriger lui-même. Ça s’est passé comme ça, et puis il me dit « ben ton sujet, ouais il est intéressant, mais moi tout seul c’est pas dans mes cordes, on va demander à Martin ». Et c’est comme ça que j’ai connu Martin Aurell.

[Interlude musical — El Mawsili au Studio 105 — Suite Zidane]

Fanny : Est-ce que tu peux nous expliquer ton sujet de thèse ? Donc tu travailles sur un manuscrit qui s’appelle le Livre de l’Échelle Mahomet.

Abderrazak : Ce livre, le Livre de l’Échelle de Mahomet, alors c’est le titre en français moderne, c’est le Livre de l’Eschiele Mahomet en ancien français.

Fanny : Bon, là les auditeurs, je suis désolée, mais en fait mes voisins ont eu la bonne idée de faire des travaux, donc je m’excuse pour les bruits qu’on a en fond, mais malheureusement on peut pas décaler l’enregistrement parce qu’Abderrazak était exceptionnellement de passage à Paris, donc voilà je m’excuse. Mais je t’en prie Abderrazak, je t’écoute.

Abderrazak : Donc le Livre de l’Échelle est un livre qui a un destin unique, puisqu’il a été traduit à l’époque d’Alphonse X le Sage. On est au XIIIe siècle. Le livre a été traduit en 1263 en Romance, de différentes sources arabes vers l’Espagnol de l’époque, vers le Castillan, le Romance, et de cette langue vernaculaire, il a été traduit par le même personnage, Bonaventure de Sienne. Il a une version en latin et une version en ancien français. Moi je travaille sur la version en ancien français, qui date de 1264 si on se fonde sur le colophon de ce livre.

Fanny : Alors quelle est l’histoire de ce livre ? Comment il est arrivé à être traduit par ce Castillan ?

Abderrazak : Pourquoi il a été traduit à l’époque d’Alphonse X ? Alors nous sommes dans la période de la Reconquête, c’est les Rois Catholiques qui se constituent, même si l’expression «Rois Catholiques» est un peu anachronique. Alfonse X annexe une bonne partie de l’ancienne Andalousie, Al-Andalus, et bien sûr il nationalise le savoir de ces provinces conquises. Et il décide de traduire ce texte parce que ce texte a été érigé comme une source importante de la connaissance de l’islam, presque au même titre que le Coran.

Fanny : Ah oui !

Abderrazak : Ça rappelle l’entreprise qui a été faite au XIIe siècle à l’époque de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui traduit grâce à Robert de Ketton et son équipe le Coran. On a eu une autre tentative vers la fin XIIe, début XIIIe avec Marc de Tolède, qui traduit une autre version du Coran. Et là on a cette traduction du Livre de l’Échelle, puisqu’il est considéré comme contenant le condensé de l’au-delà musulman.

Fanny : Mais ce texte, à l’origine, il a été écrit par qui ? Est-ce qu’on sait ? Voilà, d’où il vient ?

Abderrazak : Alors ce texte, il y a un socle. C’est un verset coranique. C’est un verset qu’on appelle al-Isra wal-Mi’raj.

Fanny : C’est-à-dire ?

Abderrazak : Alors Miraj, c’est le voyage nocturne, ou les enfants d’Israël. De mémoire, c’est la sourate 17 verset 1, et qui dit « gloire à celui qui a transporté sa créature ou son serviteur de l’oratoire sacré vers l’oratoire le plus lointain, et nous lui avons fait voir tout ce que nous avons pu lui faire voir. » Et donc à partir de ça donc, Mahomet, Mohammed pour les musulmans, mais c’est le Mahomet occidental — pour faire un clin d’œil au livre de John Tolan, qui est sorti il y a quelques mois en 2018, c’est Mahomet l’européen que l’on a ici — qui raconte ce voyage al-Isra wal-Mi’raj, c’est à la fois le voyage nocturne. Il est admis aujourd’hui par différentes sources que c’est un voyage qui se fait de La Mecque vers Jérusalem, et de Jérusalem, une montée dans les sept cieux. La source, alors il y a le socle, c’est le Coran, il y a trois sourates qui l’évoquent, avec quelques versets, mais ces versets sont des versets qui sont elliptiques et énigmatiques. Il fallait donner à boire et à manger. Il fallait combler les lacunes, entre guillemets, ou les interstices du Coran. Et à partir de là, il y a eu des hadiths, c’est-à-dire des dits du Prophète, différentes versions.

Fanny : Des paroles rapportées du Prophète.

Abderrazak : Voilà, des traditionnistes qui rapportent les propos ou les actes, gestes du Prophète. Puis après, il y a différentes versions. Alors ce voyage céleste, il y en a certains qui disent « c’est un voyage qui n’a pas été fait corps et âme, mais il a été fait que par la pensée, c’est une vision. » Il y a différentes interprétations. Donc les textes ont été unifiés sous Tabari vers le VIIIe siècle, qui va raconter dans son commentaire du Coran, Tafsir al-Tabari, qui va rapporter les différentes sources. Mais il n’y a pas un seul récit, il y en a plusieurs. Alors il y a des récits en langue arabe, on en retrouve en langue turque, en langue persane, par exemple Avicenne a écrit un Me’rag-nameh. Donc il n’y a pas une seule source mais un canevas. C’est un soir Mahomet – je dis Mahomet pour simplifier…

Fanny : Bien sûr.

Abderrazak :… dormait, alors il y a différentes sources, mais dormait à La Mecque.

Fanny : D’accord.

Abderrazak : Gabriel vient le voir et lui dit « habille-toi ».

Fanny : L’ange Gabriel ?

Abderrazak : Voilà, Gabriel c’est l’ange Gabriel. Et il voit à côté de lui une monture mythique, qu’on appelle Bouraq, une sorte de…

Fanny : De chimère ?

Abderrazak : Ah, plutôt une sorte de pégase. Alors il y a différentes interprétations, le texte en ancien français dit que c’est entre l’âne et la mule au niveau garrot, ailé, avec soit un visage d’âne soit un visage féminin, et c’était un ange. Et donc il permet de faire en un clin d’œil, alors on a “bargh” qui veut dire éclair, ça donne une image sur la vitesse, et ça permet de voyager. Donc Mahomet enfourche cette monture, cette bête-là, mais qui viendrait du paradis, c’est un ange. Les différents textes, ou les différentes sources racontent que c’est la bête qui a été enfourchée par différents prophètes, y compris Moïse, qui était l’un des prédécesseurs de Mahomet sur cette thématique.

Fanny : Et donc, où est-ce que va Mahomet dans ce récit ?

Abderrazak : Le Coran parle de l’oratoire le plus lointain.

Fanny : C’est quoi un oratoire ?

Abderrazak : Un oratoire, bon en arabe on dit “mesjed”, c’est-à-dire là où on va prier.

Fanny : D’accord.

Abderrazak : C’est-à-dire le temple. Le temple de La Mecque, le temple le plus proche, c’est celui de La Mecque. Alors à partir de la dynastie des Omeyyades…

Fanny : Donc une des premières…

Abderrazak : Des premières dynasties islamiques après les quatre califes dits bien guidés. J’ai bien dit “dits bien guidés”, c’est l’historien qui parle, plus que — je ne suis pas dans une démarche de croyant, plutôt dans une démarche de civilisation et de culture. C’est la première dynastie, qui va élire sa capitale à Damas, une ancienne province byzantine. Et puis donc on va identifier l’oratoire lointain, le temple lointain à Jérusalem. Et c’est à l’époque Abd Al-Malik ibn Marwan, qui est le deuxième ou troisième calife de mémoire, mais à revérifier [NdT : le cinquième selon Wikipédia], qui érige cette mosquée qu’on appelle le Dôme du Rocher. Et pourquoi le Dôme du Rocher ?

Fanny : Ça me dit quelque chose ça, le Dôme du Rocher.

Abderrazak : Voilà, parce que la légende raconte que lorsque Mahomet est arrivé à Jérusalem, Gabriel a attaché la bête à un anneau qui est accroché à un rocher. Alors ce rocher va jouer un rôle important, puisque c’est ce rocher qui va permettre à Mahomet de monter au ciel. Pourquoi ? Parce qu’après avoir présidé une prière selon le rite musulman, et derrière lui l’ensemble des messagers et des prophètes qui l’ont précédé, une échelle descend du Premier Ciel.

Fanny : La voilà, la fameuse échelle.

Abderrazak : Voilà, l’échelle du livre de Mahomet. Et dans le manuscrit en ancien français, qui est de la Bodléienne à Oxford, on voit bien cette iconographie de l’échelle.

Fanny : Elle est représentée ?

Abderrazak : Elle est représentée, et on voit bien l’échelle qui descend du premier ciel. Et à partir de là, on va avoir une visite : premier ciel, deuxième ciel, troisième ciel, quatrième, cinquième, sixième, septième ciel. À chaque ciel est attaché un prophète ou un messager. Dans l’ordre c’était Adam, Jean et Jésus, [NdT : Joseph fils de Jacob au troisième ciel], Idris Hénoch — Idris c’est le nom en arabe, mais c’est Hénoch au quatrième ciel. Au cinquième c’est Aaron, le sixième c’est Moïse et le septième c’est Abraham.

Fanny : Tu m’as dit que dans l’iconographie on représentait, mais il me semblait qu’en islam justement on évitait de faire des représentations, enfin il y a pas de représentation humaine dans l’islam. Tu me dis si je me trompe, hein.

Abderrazak : Alors oui et non. En fait, l’interdit n’est pas si évident. En fait, c’est le même interdit, c’est le même débat qui a traversé le christianisme avec les iconoclastes et leurs adversaires, les iconodules, qui adulaient l’icône. On va avoir, plutôt dans la partie extrême-orientale du monde musulman, dans le domaine turc et dans le domaine persan, des représentations formidables. On retrouve la représentation du Livre de l’Échelle, pas vraiment le Livre de l’Échelle mais un voyage céleste de Mahomet qui est représenté dans un voyage au paradis. Donc l’iconographie dont j’ai parlé tout à l’heure, elle est plutôt du texte médiéval européen.

Fanny : Oui, donc là il y a pas de souci.

Abderrazak : Non, là il y a pas de souci. Mais y compris dans le monde arabo-musulman, les choses n’étaient pas si tranchées que cela, puisqu’on a plusieurs traités qui contenaient des images et des représentations, aussi bien dans le domaine de la médecine, de la poésie. Et surtout, dans la tradition persane et turque, turcophone plutôt puisque c’est un immense domaine linguistique, on trouve de très très belles représentations.

[Interlude musical — Aïcha Redouane — Yâ habîb al-qalb]

Fanny : Et donc toi tu étudies ce document, le Livre de l’Échelle de Mahomet, sous quel angle ?

Abderrazak : Ce texte-là est intéressant parce qu’il a été traduit de différentes sources arabes vers un texte qui est traduit en latin et en ancien français. Pourquoi avoir traduit en français du XIIIe siècle ? Le français du XIIIe siècle était à l’époque une langue de la culture européenne, donc l’objectif c’est de faire connaître et de diffuser. Mais il était aussi fait dans un moment de polémique historique islamo-chrétienne.

Fanny : À quel sujet ?

Abderrazak : Au sujet de Mahomet.

Fanny : Ah d’accord.

Abderrazak : Parce que le but, tout à l’heure on a parlé de Pierre le Vénérable, Pierre le Vénérable traduit le Coran pour mieux combattre ! Nous sommes quasiment dans le contexte des croisades, la fin des croisades, où il n’y a pas que le combat par l’épée, mais aussi le combat idéologique, philosophique et théologique.

Fanny : Et comment on peut combattre en traduisant ?

Abderrazak : Pour mieux connaître et le but, et on le voit au début du Livre de l’Échelle, Bonaventure de Sienne dit « j’ai traduit ce texte pour deux raisons : la première pour obéir au commandement de mon roi », et deuxièmement, et c’est là où c’est paradoxal, c’est montrer à la fois la sagesse de Mahomet, et en même temps, montrer la véracité du message chrétien pour que les Chrétiens d’Espagne et les autres ne se laissent pas abuser par le discours des musulmans.

Fanny : Mais alors comment on peut, c’est peut-être un peu naïf de ma part de demander ça, mais comment on peut faire confiance en sa traduction pour être sûr qu’il n’a pas mis dans sa traduction sa moralité de chrétien ? Est-ce que sa traduction n’a pas été influencée par tout ce contexte ?

Abderrazak : Si, elle a été influencée. Mais ce que je disais toujours, ce texte est paradoxal et il a un côté attachant. Tout à l’heure tu me posais la question pourquoi j’ai choisi ce texte-là. Ce texte est attachant parce que quand on enlève le prologue, lorsqu’on se met dans le contexte de la polémique islamo-chrétienne, ce texte a un côté attachant puisqu’il donne une image nouvelle du personnage de Mahomet. Quelques années plus tôt, en France, Alexandre du Pont, qui écrit le Roman de Mahomet

Fanny : C’est quoi le Roman de Mahon ?

Abderrazak : Alors le Roman de Mahon, c’est une biographie qui est fantasmée, qui est dans la droite lignée de ces textes anti-Mahomet et anti-musulmans, où Mahomet est un fou, Mahomet est magicien, Mahomet est un manipulateur, lubrique, etc. Et là, on montre de Mahomet autre chose. C’est-à-dire que quelque part, on le considère comme un prophète, on a une meilleure connaissance du texte coranique, et on reprend le canevas d’un récit musulman. C’est-à-dire, à quelques détails près, même les musulmans d’aujourd’hui ne récusent pas le Livre de l’Échelle Mahomet, puisque c’est lui qui donne la version la plus complète du voyage nocturne et de l’ascension céleste. Alors ça, c’est la vision d’ensemble. Quand on regarde dans le détail, bien entendu, les deux traducteurs, c’est-à-dire celui qui a traduit de différentes sources arabes vers le castillan, qui est Abraham Alfaquim, qui est un Espagnol mais de confession juive, israélite, Alfaquim, ce qui veut dire ‘al-fakher » en arabe, ce qui veut dire le médecin…

Fanny : D’accord.

Abderrazak :… qui était auprès d’Alphonse X le Sage. Il faut savoir que les juifs en Espagne avaient joué le rôle de médiateurs, comme ce fut le cas de chrétiens en Orient à la cour de Haroun Ar-Rachid au XVIIIe et chez ses successeurs pour la traduction du cyriaque, du grec vers l’arabe. Là, on a eu la chose inverse, c’est-à-dire de l’arabe vers les langues européennes, et c’était les Juifs. Alors comment on traduisait ? On traduisait d’abord une sorte de brouillon. Abraham le Juif, et ici le mot “Juif” n’a aucune connotation antisémite…

Fanny : Oui, c’était juste pour le désigner

Abderrazak : Voilà, on est vraiment dans le langage de l’époque. Ce Juif maîtrisait les langues sémitiques : l’hébreu, l’arabe. Il avait une très très bonne connaissance des Écritures, aussi bien la Torah mais aussi la partie chrétienne de la Bible. Bien sûr, il a rajouté des choses. Le Chrétien Bonaventure de Sienne, qui est un Italien qui est attaché à la cour d’Alphonse X le Sage, lui aussi a rajouté des choses. Alors par exemple, il y a un très beau passage, c’est au moment où Mahomet, le Prophète de l’Islam dépasse le Lotus de l’Infini, en arabe sidrat al-muntaha.

Fanny : Le Lotus de l’Infini…

Abderrazak : C’est un épisode qui est marqué dans toutes les versions de ce voyage céleste. Après avoir dépassé les sept cieux, après avoir vu l’Enfer, le Paradis, les tourments de l’enfer, les délices du paradis, eh bien Mahomet a une entrevue avec Dieu himself [NdT : lui-même].

Fanny : Ah ouais !

Abderrazak : Dieu lui-même. Et il va avoir la vision de Dieu. Donc c’est vraiment la vision béatifique, donc il va dépasser un point de non-retour, qu’on appelle le Lotus de l’Infini ou de l’absolu. Donc c’est cet arbre où ne peuvent accéder aucune créature, ni ange, ni djinn, ni humain. Le seul qui ait eu ce privilège, c’est Mahomet. Et donc il va voir le trône de Dieu. Et c’est dans cette vision du trône, eh bien ce texte, la traduction de Bonaventure de Sienne, est très inspiré de l’Apocalypse de Jean et d’Ézéchiel. C’est-à-dire qu’on va retrouver des personnages que l’on retrouve dans le texte biblique. Et bien entendu il y a un clin d’œil aux Écritures. Dans la vision du paradis, à un moment donné, on a l’impression d’être dans une cour courtoise, puisqu’il dit « les bienheureux sont sous un arbre et sous cet arbre, il y a un ange qui conte des fables et des contes ou des romans ». Et donc quelque part, ça m’a fait penser au texte d’Yvain, Le chevalier au lion, ou l’épisode de Bonaventure, pareil, on a le bourgeois et on voit bien, dans le roman, il y a une référence au roman, où le bourgeois qui est alité, et [il y a] sa femme ou sa fille qui lui lit le roman, ou l’inverse, c’est peut-être lui qui lit à sa femme. Et on voit bien cette référence. Les tissus du paradis font référence aux clercs lorsqu’ils vont officier dans les églises. Bon, il y a plein de petits clins d’œil comme ça. Et puis autre chose, ce sont les traductions du Coran qui ne sont pas toujours précises et claires. Il y a un travail d’adaptation et de réécriture. Malgré tout, il y a une visée polémique.

Fanny : Est-ce que le texte arabe on l’a encore aujourd’hui ou on n’a plus que ses traductions ?

Abderrazak : Alors il n’y a pas un texte arabe, il y a plusieurs versions. La version la plus proche de ce texte arabe, c’est ce qu’on appelle le pseudo Ibn-Abbas. Pourquoi on parle de pseudo Ibn-Abbas ? Parce qu’Ibn-Abbas c’est le fils d’Abbas. Abbas était l’oncle du Prophète.

Fanny : D’accord.

Abderrazak : Donc c’est un cousin du Prophète, et c’est l’ancêtre tutélaire de la deuxième dynastie musulmane, c’est les Abbassides qui vont régner à partir de Bagdad. Et donc il va inventer un texte merveilleux, magnifique. Ce texte-là va avoir différentes versions. Frederick Colby, un islamologue américain, a beaucoup travaillé sur les différentes versions selon Ibn-Abbas, et c’est le canevas qu’on retrouve dans le Livre de l’Échelle. En fait, il y a trois manuscrits qui ont gardé le texte. Les deux manuscrits latins, c’est le manuscrit de la BnF et le manuscrit de la Vaticane. Et puis le manuscrit en ancien français, c’est la Bodléienne à Oxford. Il n’y a que trois versions. Et dans aucune bibliothèque on n’a trouvé de texte ou de manuscrit en arabe.

Fanny : Tu as pu aller voir une de ces versions dans les archives ou c’est pas possible ?

Abderrazak : Alors oui, moi j’ai travaillé selon l’édition qui a été faite par Peter Wunderli, romaniste suisse, qui a publié sa thèse. C’était sa thèse de doctorat dans les années soixante, il a travaillé sur l’édition en tant que grammairien et romaniste et philologue. Et puis il y a deux autres éditions qui datent de 1949, qui publient à la fois le texte latin et le texte en ancien français, la version d’Enrico Cerulli, un italien, un orientaliste, et la deuxième, l’autre orientaliste espagnol c’est Muñoz Sendino. Leur version en ancien français n’était pas bonne. Bon, ils ne sont pas des romanistes, ils ne sont pas des philologues. Ils ont livré un texte brut, mais leur traduction était intéressante. Mais surtout ce qui était intéressant, ce sont les études qu’ils ont ajoutées, notamment Cerulli va parler de différentes présences de ce récit, du Livre de l’Échelle, chez d’autres auteurs occidentaux à partir du XIIIe, XIVe, XVe, etc. Et ce texte a été connu parce qu’il y a eu la thèse d’un auteur espagnol en 1919, Asin Palacios, qui lui a affirmé, donc pas le Livre de l’Échelle, mais le récit du voyage nocturne et de l’ascension céleste de Mahomet, c’est la source qui a inspiré la Comédie divine de Dante.

Fanny : Ah oui !

Abderrazak : D’où la polémique. Alors on imagine, on est dans les années vingt, après guerre, Première Guerre mondiale. Une polémique a éclaté pendant l’entre-deux-guerres, on imagine dans l’Italie fasciste, comment se peut-il qu’un monument de la littérature occidentale puisse être inspiré par un texte arabo-musulman ? Et donc il y a eu une bataille à laquelle avaient répondu plusieurs philologues français, italiens, espagnols, anglais, américains, dans les années quarante, cinquante. Aujourd’hui l’histoire s’est calmée car le thème de l’ascension n’est pas propre à l’islam, puisqu’on retrouve aussi des textes chrétiens, on pense notamment à l’ascension qui a été faite par saint Paul, l’apocalypse de Paul. Il y a d’autres apocalypses, il y a d’autres voyages. C’est ça qui était intéressant.

Alors les sources sur lesquelles je travaille, c’est à la fois ces sources-là en arabe, j’ai essayé de reconstituer des textes qui existaient en Espagne et qui étaient connus en Espagne avant la traduction du Livre de l’Échelle. Il y avait le Wasf al-Firdaus qui veut dire “wasf”, c’est la description du paradis, de Ibn Habib, qui est un auteur andalou du IXe siècle. Il y a aussi al-Tabari dont j’ai parlé tout à l’heure. Alors j’ai essayé d’avoir toutes ces sources-là plus les dits du Prophète.

Fanny : Qu’est-ce que tu veux montrer sur ce texte dans ta thèse ?

Abderrazak : Il y aura une partie où je reviendrai sur l’histoire du texte, parce qu’elle est passionnante, mais c’est pas ça l’objet. Moi j’ai travaillé sur comment au XIIIe siècle on appréhendait l’au-delà musulman, c’est-à-dire l’apocalypse, la fin du monde, et l’eschatologie musulmane, comment elle était connue au XIIIe siècle. Et pourquoi les chrétiens de l’époque ont été dans une démarche polémique, pourquoi on s’y intéressait, et qu’est-ce qu’on savait à ce moment-là. C’est ça qui m’intéressait. Quelle image du paradis, quelle image de l’enfer, quelle image du Jugement Dernier. Et ils vont montrer en fin de compte que le texte du voyage de Mahomet et son ascension céleste, elle est dans la droite lignée de textes juifs, des apocalypses juives, chrétiennes, que l’on trouve à la fois dans les textes canoniques, dans les apocryphes.

Fanny : Depuis que tu as commencé ta thèse, qu’est-ce qui te surprend le plus ?

Abderrazak : Ce qui me surprend le plus, dans mes recherches, c’est que ce sont les critiques américains qui se sont le plus intéressés à ces thématiques et que les meilleures études sont américaines, qu’elles sont en langue anglaise.

Fanny : Pourquoi à ton avis ?

Abderrazak : Je sais pas. Peut-être que les Américains ont moins de choses à régler que les Européens avec l’Islam, parce qu’on a une méconnaissance terrible. En fin de compte, et je repense à l’excellent ouvrage, le dernier — mais pas que — de John Tolan sur l’image de Mahomet, Mahomet l’Européen, en fin de compte, au Moyen Âge, il y a une vision négative, c’est le sarrasin, c’est l’infidèle.

Fanny : À cause des croisades ?

Abderrazak : À cause des croisades mais pas que, parce qu’aussi marqué par les guerres coloniales. Et le débat que nous avons aujourd’hui sur l’islam, sa place, etc., montre bien qu’il y a une méconnaissance totale. Quelque part, ce texte-là, jusqu’à maintenant, il n’y a aucune étude, je vais dire universitaire, bien sûr il y a eu quelques articles par-ci par-là, mais j’ai farfouillé dans les fichiers des thèses, et il n’y a aucune thèse qui a été faite sur ce sujet-là.

Fanny : Comment se passe ta thèse ? Parce que donc, tu nous l’as dit, tu travailles à côté, tu es très occupé. Comment tu arrives à gérer une thèse en parallèle de tout ça ?

Abderrazak : Alors comment je gère ? Eh ben comme je peux. (rires) Comme je peux, c’est-à-dire que j’ai moins de pression que si j’avais été jeune, que vingt-cinq ans plus tôt, c’est-à-dire que je suis installé professionnellement, que je n’ai pas besoin de ça pour vivre. Je fais ça vraiment en… pas en dilettante, parce que l’année dernière par exemple, j’ai fait quelques communications dans le cadre d’un colloque qui était organisé par Martin Aurell.

Fanny : Oui, tu fais pas ça dans ton coin, tu es vraiment inscrit dans…

Abderrazak : Non, non non, Martin Aurell m’a proposé de faire une communication sur les transferts culturels. Je me suis inscrit en octobre, et puis fin octobre, il me dit « tiens, il va y avoir un colloque avec l’université de Stanford, la partie médiévale de Stanford, il va y avoir des grands pontes, il y a quelques places pour les doctorants, et je crois que c’est dans tes cordes. » Voilà, et il me dit « il me faut ta réponse là », et je commençais juste à travailler (rire de Fanny), moi ça m’a obligé. Mais ça m’a ouvert les yeux, et c’est vrai que ça m’a permis de travailler sur la partie polémique, mais pas que. Comment je fais ? J’ai toute ma bibliothèque sur mon iPad. Quand j’ai une heure creuse en cours, je travaille dessus. Quand je suis dans mon bureau à la mairie, quand je suis dans les transports, voilà, je bouquine. Et c’est vrai que je me suis inscrit en tant que salarié, donc j’ai six ans pour faire ma thèse.

Fanny : Six ans ? Ah ouais donc là t’es assez tranquille.

Abderrazak : Voilà.

Fanny : Là en ce moment, tu travailles sur quoi par exemple ?

Abderrazak : Alors là je vais attaquer, j’espère me mettre à rédiger ma première partie, qui portera sur l’histoire d’un livre, qui portera sur les différentes traductions, sur les différents récits du Mir’aj. Tous les textes, parce qu’il y a différentes versions avant le XIIIe siècle. Travailler aussi sur les textes apocryphes, notamment Hénoch l’Éthiopien et l’Apocalypse de Paul. Et puis une autre source que j’ai oublié de citer, qui est magnifique, ce sont les Mille et une nuits, parce qu’il y a certains récits des Mille et une nuits qui sont aussi des récits apocalyptiques. Et il y a un très beau conte qui s’appelle “la Reine des serpents”, cet ensemble de nuits a été traduit par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel. En fait, c’est un récit-cadre, comme les Mille et une nuits, et on va retrouver trois récits : le récit de la reine des serpents, le deuxième récit c’est un conte d’amour et le troisième, c’est un récit apocalyptique. C’est Bulûqiyyâ, qui est un israélite, qui est présent depuis mille ans ou mille cinq cents ans avant Mahomet, et qui essaie de trouver une source pour être immortel pour rencontrer Mahomet, mais il est venu trop tôt. Et donc on va retrouver cette image du paradis, de l’enfer.

Fanny : Pour finir ce podcast Abderrazak, moi j’ai une question un petit peu rituelle. Je veux te demander, quel conseil tu aurais à donner à quelqu’un qui voudrait s’intéresser aux récits dérivés du Coran ou annexes du Coran et qui datent du Moyen Âge ?

Abderrazak : Bien entendu. Le conseil, c’est se documenter sur la tradition musulmane déjà. Il y a un peu d’islamologie à faire. C’est se confronter à des sources théologiques. Ça c’est quelque chose d’important. Et deuxième source, ce sont les sources dites profanes, c’est-à-dire la littérature, les contes, les légendes, qui permettent de vibrer, de voyager à la fois dans le temps et dans l’espace.

[Extrait de Kaamelott]

Fanny : Désormais, chers auditeurs et auditrices, vous en saurez un petit peu plus sur comment était perçu Mahomet au Moyen Âge et ce que c’est que le Livre de l’Échelle de Mahomet, donc merci beaucoup Abderrazak Halloumi. Bonne chance pour la fin de ta thèse.

Abderrazak : Merci beaucoup Fanny, merci de l’invitation, et au plaisir.

Fanny : Si cet épisode vous a plu, et je suis très contente d’ailleurs qu’on ait fait un épisode pour parler de l’islam au Moyen Âge, parce que je pense que cette thématique va revenir dans les prochains épisodes, parce que je pense qu’on ne connait vraiment pas assez de choses sur ce sujet et qu’il y a des choses à creuser. Donc en attendant, sur le site de passionmedievistes.fr, vous pouvez voir tous les autres épisodes de Passion Médiévistes. On explore plein de sujets, on fait des formats différents aussi, notamment le format Super Joute Royale où on s’amuse en toute mauvaise foi à classer les rois de France siècle par siècle du plus utile au plus boulet d’entre eux, donc j’espère que ça vous plait, on rigole bien.

Et ce mois-ci j’ai plein de personnes à remercier parce que vous avez été vraiment beaucoup à donner au Tipeee en octobre, un autre gros record. Vous avez même épuisé mon stock de mugs de Passion Médiévistes, donc il va falloir que j’en recommande, j’ai compris ! Alors, je dois remercier Yann, qui nous écoute depuis le Canada. J’ai deux Aurélie à remercier, donc merci les filles. Je remercie Winnie Tanigashi, qui donne pour la deuxième fois au Tipeee, merci beaucoup. Pauline, une copine, Thibault, qui est doctorant à Paris 1, peut-être bientôt dans le podcast, Louis, Lucie, Thomas, un ancien invité du podcast qui voulait lui aussi son mug. Deux Fanny, Fanny C et Fanny P, Audrey, Sandra, Denis et Jennifer. Encore merci à tous et à toutes.

Et dans le prochain épisode, on parlera de Chrétien de Troyes. Mais oui, vous savez, ce poète du XIIe siècle. À bientôt !

Merci à So pour la transcription et à Ilan pour la relecture !