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Hors-série 10 – Le Maroc au Moyen Âge

Quelle est l’histoire du Maroc pendant la période médiévale ?

Mustapha El Qadery (© Fanny Cohen Moreau)
Mustapha El Qadery (© Fanny Cohen Moreau)

Pour ce dixième hors-série du podcast Passion Médiévistes je vous propose de sortir un peu de l’Europe occidentale et de faire un voyage dans le Maroc médiéval. Et comme guide j’ai l’honneur d’aller enregistrer et rencontrer à Rabat Mustapha El Qadery, chercheur et professeur d’histoire à l’université Mohammed V de Rabat. Vous pouvez l’entendre aussi dans le podcast sur l’histoire marocaine Radio Maarif, animé par Réda Allali.

Dans cet épisode, vous allez découvrir que la période médiévale au Maroc recouvre celle de trois grands empires et d’une succession de dynasties, de la conquête des musulmans jusqu’à la conquête portugaise.

La conquête du Maroc par les Omeyyades

Au début du VIIème siècle, au moment de l’arrivée des Omeyyades musulmans de l’est, il existe dans la zone géographique qu’on appelle aujourd’hui le Maroc des petits royaumes, dirigés par des chefs locaux ou partagés entre de nombreuses confédérations de tribus. La conquête depuis l’est par les Omeyyades se fait progressivement, d’abord par la maîtrise des routes commerciales, avant de passer à la conquête militaire et religieuse.

Les Byzantins auraient pu consister le véritable obstacle à la progression omeyyade, mais les résistances les plus fortes viennent des populations berbères. On peut citer par exemple le cas de la « Kahina », une femme qui a lutté à la tête d’une tribu montagnarde. Ses faits d’armes en font un personnage autant légendaire qu’historique. La progression de l’islam a eu lieu finalement par conversion très progressive des populations locales chrétiennes, juives et animistes.

La ville Moulay Idriss au Maroc avec le tombeau d'Idrîs Ier qui a fondé la dynastie des Idrissides
La ville Moulay Idriss au Maroc avec le tombeau d’Idrîs Ier qui a fondé la dynastie des Idrissides

Les Idrissides

Rapidement, en réaction à la politique fiscale et de dénigrement des autres populations des Omeyyades, se développe des idéologies marginales de l’islam, comme le chiisme, entrainant des révoltes. À la fin du VIIIème siècle, le Maroc est divisé en plusieurs principautés, avec une grande division politique. Cette situation favorise l’installation d’Idris Ier, qui s’échappe des environs de la Mecque. Il établit un pouvoir à partir de Fès qu’il établit comme sa capitale et que son fils Idris II fait prospérer.

Un État iddrisside organisé voit le jour, avec un gouvernement mis en place. Mais à la mort d’Idris II, le pouvoir est disputé entre les différents héritiers, des dynasties locales naissent et affaiblissent l’autorité centrale. Au début du Xème siècle, les Idrissides disparaissent, victimes des tiraillements entre Omeyyades de Cordoue et Fatimides.

Carte de l'empire almoravide
Carte de l’empire almoravide

Les Almoravides

À la fin du Xème siècle, une alliance de tribus touaregs venues du Sahara, les Almoravides, occupe les deux grandes cités du commerce de l’or : Aoudaghost au sud du Sahara occidental et Sijilmassa. Ils s’assurent ainsi la maîtrise des grandes routes sahariennes. Les Almoravides progressent ensuite vers Taroudant, franchissent le Haut Atlas, et ils poussent leurs conquêtes jusqu’aux côtes atlantiques, et fondent la ville de Marrakech en 1070.

Comparée parfois à la cour abbasside de Bagdad, la cour du souverain de Marrakech est un centre intellectuel très actif, donnant une civilisation brillante influencée par Al-Andalus. L’empire almoravide s’établit du Sahara jusqu’à l’Espagne et dure jusqu’au début du XIIème siècle. Mais les Almoravides vont finir par disparaître sous le coup de nouveaux réformateurs.

La tour Hassan de Rabat construite sous les Almohades
La tour Hassan de Rabat construite sous les Almohades

Les Almohades

C’est un réformateur religieux, Ibn Toumert, qui est à l’origine du mouvement almohade. Il prêche une vie plus conforme à l’Islam et décide de mener une mission de réformateur. Il rencontre Abd El-Moumen Ibn Ali qui sera le premier souvenir almohade et mettra en place cette réforme. La conquête du pouvoir se fera par les armes, et en 1147 il s’empare de Marrakech. Plus tard le petit-fils d’Abd-El Moumen, Yacoub, parvient à vaincre les chrétiens d’Espagne en 1195, et il y gagne le titre d’El-Mansour, le « victorieux ».

Les Almohades ont laissé un type d’architecture très particulier, l’architecture asymétrique, qui s’incarne notamment dans les mosquées de Séville, de Rabat et de Marrakech, qui ont quatre faces différentes. Héritiers des traditions architectures et artistiques d’Al-Andalus, les monuments almohades se caractérisent cependant par une sobriété dans la décoration, une prédominance de la rigueur géométrique et une réduction des espaces ornés de motifs floraux. Les villes de Marrakech et de Fès s’embellissent, se fortifient, se dotent de systèmes d’irrigations.

Les Mérinides

Restes de tombes de la dynastie mérinide au Chellah de Rabat (© Fanny Cohen Moreau)
Restes de tombes de la dynastie mérinide au Chellah de Rabat (© Fanny Cohen Moreau)

L’empire almohade se morcelle à partir du XIIIème siècle. Les Mérinides, des groupes de nomades, profitent de la faiblesse des Almohades et entrent en compétition avec ces derniers pour s’emparer du pouvoir politique. En 1248 ils occupent Taza, Fès, Meknès, Salé, et en 269 Marrakech tombe entre leurs mains. Ils choisissent Fès comme capitale et y fondent en 1276 Fès Jdid, leur cité royale.

Mais dès le début, le pouvoir mérinide connaît des faiblesses. Les différentes tribus qui constituent leur mouvement se partagent le Maroc, et les révoltes tribales et les luttes constantes pour le pouvoir provoquent une instabilité politique. De plus, au milieu du XIVème siècle, comme en Europe, la peste ravage le Maroc en 1345 et provoque un fort recul démographique.

Progressivement, les Mérinides perdent l’Ifriqiya et le Maghreb central. La dynastie mérinide, déjà affaiblie par les divisions politiques internes et le ralentissement du commerce, rencontre aussi problèmes extérieurs. Et la prise de Ceuta par les Portugais en 1415 inaugure une période nouvelle, et non seulement le Maroc n’intervient plus en Espagne mais il subit lui-même l’occupation étrangère.

 

Pour en savoir plus sur le Maroc au Moyen Âge, je vous conseille les ouvrages suivants :

Transcription du hors-série 10 (cliquez pour dérouler)

[Générique]

Fanny : Aujourd’hui, pour ce dixième hors-série du podcast Passion Médiévistes, je vous propose de sortir un petit peu de l’Europe occidentale et de partir pour un pays qui m’est cher car j’y ai grandi et fait partie de mon histoire. Je suis heureuse aujourd’hui de vous proposer un voyage dans le Maroc médiéval. Comme guide, j’ai l’honneur de recevoir Mustapha Qadery. Bonjour Mustapha.

Mustapha : Bonjour.

Fanny : Mustapha Qadery, vous êtes chercheur et professeur d’histoire à l’Université de Rabat, Mohammed V. Aujourd’hui nous enregistrons juste à côté de Rabat, chez vous. Vous avez soutenu une thèse en 1995 à l’Université Montpellier 3 sous la direction de Charles-Olivier Carbonell sur le sujet « L’État national et les Berbères ». D’ailleurs, les auditeurs et auditrices de podcasts vous ont peut-être déjà entendu dans le podcast sur l’histoire du Maroc, Radio Maarif, animé par Reda Allali, où vous êtes un invité très récurrent. C’est lui qui m’a conseillé de vous inviter. Avec vous aujourd’hui, j’avais envie de parler de l’histoire du Maroc au Moyen-Âge. Comme c’est une chose sur laquelle j’aime bien discuter avec des termes précis : on parle de Moyen-Âge pour l’Europe occidentale, mais du point de vue de l’historiographie marocaine, quel terme est-ce qu’on utilise pour parler de cette période du Maroc – on va le voir, de l’invasion arabe au VIIe siècle jusqu’à la fin de la dynastie des Mérinides au XIVe siècle – ?

Mustapha : On utilise le même vocabulaire, même à l’université, sur la périodisation. C’est ce qu’on a hérité un petit peu de la période coloniale. C’est pratiquement devenu universel. Sauf que, quand on parle du Moyen-Âge avec l’expression “moyenâgeux” dans l’histoire d’Europe, ça a son sens, vu que c’était la période où l’Église contrôlait tout. Il a fallu attendre ce qu’on appelle la Renaissance, puis la Révolution industrielle, et le temps des Lumières, pour qu’on passe à ce qu’on appelle l’Époque moderne. Nous, au Maroc aujourd’hui, dans notre enseignement, on adopte la même périodisation, mais pas avec les mêmes sens, bien sûr.

Pour nous, le Moyen Âge, ça correspond à trois grands empires qu’on appelle en France les Maures. Les los Moros, the Moors, les Almoravides, les Almohades et les Mérinides, qui ont perdu l’Andalousie. C’est un peu comme si on considérait le temps des empires, c’est-à-dire le temps de la grandeur, puisque la capitale à l’époque, pour les deux premières dynasties, se trouvait à Marrakech. Pour la dernière dynastie, les Mérinides, la capitale se trouvait dans la ville de Fès. Ces deux villes, avec beaucoup de villes en Espagne, au Portugal, sont l’héritage et le fruit de ces périodes-là. Voilà pour notre période dite du Moyen-Âge, qui va jusqu’à la perte de l’Andalousie. C’est là qu’on commence de nouveaux empires : plus petits, plus restreints, concentrés sur l’Afrique : l’Empire saadien et l’empire alaouite. D’ailleurs l’Empire chérifien [est] le terme que le Maroc a gardé jusqu’en 1956, par rapport à ses chorfas, c’est-à-dire les descendants du prophète.

Fanny : Vous avez cité plein plein plein plein de termes, je suis sûre que les auditeurs sont un petit peu perdus. Mais ne vous inquiétez pas, on va tout reprendre. On va repartir au tout début de toute cette période, parce qu’on va le voir, il y a eu l’arrivée des Arabes et de l’islam dans la zone géographique qui correspond au Maroc. Mais d’abord, avant l’arrivée de ces Arabes, qui était déjà sur place ? Qu’est-ce qu’il y avait comme peuples ?

Mustapha : C’est ce qu’on appelle les Maures, dans la langue européenne. Ce qui est rigolo, c’est les sens qu’on donne aux Maures, qu’on traduit en français et en arabe. C’est faux. C’est archifaux. Des fois, même les dictionnaires – heureusement Internet nous offre les dictionnaires historiques – de langue française, de langue espagnole, de langue anglaise, sont un peu perdus dans le sens qu’ils lui donnent. Des fois, ils parlent d’un mélange d’Arabes et de Berbères, parfois ils parlent que des Berbères tous seuls, des fois ça signifie tout simplement les musulmans d’Espagne ou les musulmans d’Europe. C’est un mélange de sens qui sont contenus. Or, les Maures ne sont que les habitants de Mauritanie.

La Mauritanie, c’est l’ancien nom de ce qu’on appelle aujourd’hui le Maroc, le nord-ouest. À l’époque par exemple romaine, depuis l’Égypte, on passe à la Cyrénaïque, à la Tripolitaine, à l’Afrique, qui est la Tunisie aujourd’hui, la Numidie supérieure et inférieure, ce qui correspond un peu à l’Algérie aujourd’hui et des marges sur le Maroc, et la Mauritanie. C’est la terminologie de l’époque romaine. Ce sont des termes qui ont du sens dans cette langue amazighs.

Aujourd’hui on ne dit plus berbère, parce que le mot “berbère” est un terme qui apparaît avec la période coloniale. Il y a beaucoup de choses à dire sur le sens barbare, etc. C’est un dérivé plus correct, si j’ose dire. Au lieu de dire barbare, on dit berbère. D’ailleurs, dans la langue arabe, on confond les deux, puisqu’un seul terme désigne et les barbares et les Berbères, ce qui choque quand même et ce qui est pas très sympathique de la part des gens qui s’occupent de l’Académie de la langue arabe.

Donc avant l’islam, on a ces royaumes, qui étaient soit en compétition avec Rome, soit des protectorats de Rome. On a toutes les guerres de César en Afrique : on a les royaumes numides, on a Jugurtha, on a Massinissa, on a la fameuse Kahina qui était contemporaine au début de l’islam. Je vais introduire juste une petite nuance sémantique. Dans toute la littérature de l’époque coloniale, on parle des Arabes. Il y en a pas : c’est un empire qui s’appelle les Omeyyades, qui s’est établi à Damas sur les ruines de l’Empire qu’ils avaient vaincu à l’époque — qu’on va appeler byzantin —, qui occupait un petit peu cette zone aujourd’hui du Levant, entre le Liban, Israël, Palestine, Jordanie, Syrie, Irak, même une partie de l’Arabie.

Donc après la période dite prophétique, les fameux califes, c’est la grande discorde quand les califes du Prophète commencent à se disputer à coup de poignard pour prendre le pouvoir. Finalement, une fraction de la tribu du Prophète s’accapare le pouvoir suite à une lutte acharnée contre leurs frères et leurs cousins. Ils déplacent le centre du pouvoir à Damas, qui se trouve aujourd’hui en Syrie, pour lancer une dynastie qui s’appelle les Omeyyades et où le pouvoir devient héréditaire. Pour certains chercheurs, c’est le début du sécularisme parce que, puisque ce pouvoir devient héréditaire, ce n’est plus une histoire de « le meilleur parmi les musulmans qui doit être le chef ».

Fanny : On rentre dans le temporel et moins dans le religieux.

Mustapha : Absolument. C’est complètement cela puisque la légitimité religieuse de cette famille n’est pas immense, puisqu’ils sont les derniers convertis à l’islam. C’est la tribu du Prophète qui est la dernière. C’est eux qui occupent ce qu’on appelle les lieux saints aujourd’hui, surtout la Mecque. Mais ils étaient les derniers à croire à son message. Pourquoi ? J’ai envie de dire c’est une autre cuisine. Mais en tout cas “nul n’est prophète chez lui”, c’est comme ça que la citation est venue. (rire) Je crois que c’est avec ce moment-là. Parler de la conquête arabe, c’est un abus de langage : c’est un empire, un État, en expansion, qui récupère les résidus des Byzantins, que ça soit à Damas, et puis, avant l’Empire Omeyyade, l’Égypte était déjà conquise, et à partir de l’Égypte, c’est la base de départ. Cet empire, avec sa constitution, a conquis plusieurs populations. Ce sont les populations conquises qui constituent les armées qui avancent. Parce que même aujourd’hui, avec les moyens de bord, conquérir, venir de Damas jusqu’au Maroc, combien de temps il faut ? Même avec les avions modernes et les porte-avions, etc. Alors on peut imaginer à dos de chameau, à dos de cheval, à pied, etc. A l’époque, ce n’est pas aussi facile.

Fanny : Ils étaient motivés pour venir jusqu’au Maroc.

Mustapha : Motivés, je n’en sais rien, mais en tout cas un État en expansion. Cet État byzantin, par exemple, arrivait jusqu’à l’actuelle Libye. L’Empire byzantin se rétrécit jusqu’à la période ottomane, qui lui a porté son coup de boutoir. En tout cas, il est arrivé jusqu’en Libye, donc la motivation je n’en sais rien, mais c’est un grand changement géopolitique. Ça commence par la maîtrise des routes commerciales, tout simplement, que ça soit au niveau de l’Inde vers l’Ouest, que ce soit au niveau de l’Afrique du Nord vers l’Afrique subsaharienne. Par exemple, le premier chef des Omeyyades qui est arrivé en Libye, quand il est arrivé en Libye, il n’a pas continué sur la côte : il a d’abord cherché à maîtriser le commerce transsaharien par la Libye, le Fezzan vers le Tchad d’aujourd’hui. C’est là qu’il a d’abord conquis, avant de continuer vers l’Ouest. La dimension économique, la dimension géopolitique de l’évènement est très importante.

Bien sûr, il y a des gens qui se convertissaient, des gens qui gardaient leur religion et qui payaient la dîme – le cas des chrétiens ou des juifs, par exemple, qui étaient déjà présents -. Même la chrétienté était installée parmi ces populations qu’on appelait les Africains, les Maures ou les Numides, qu’on résume aujourd’hui dans le terme générique Berbères ou Amazighs. Cette expansion a pris beaucoup de temps. Il a réussi à faire une expansion jusqu’à l’Espagne. C’est pourquoi je parle de ces populations conquises qui deviennent le fer de lance de ces nouveaux empires qui s’appellent les Omeyyades, parce que dans notre cas ici au Maroc, on sait très bien – toutes les chroniques sont d’accord – que c’est un Amazigh ou un Berbère, Tariq ibn Ziyad, qui traverse le détroit de Gibraltar, qui traverse de l’autre côté avec une armée d’autochtones. Peut-être qu’il avait un petit pourcentage de population déjà affiliée aux Omeyyades, mais c’est la population de l’Afrique du Nord qui fait le boulot en Espagne. Ils ont traversé les Pyrénées ; ils arrivent un peu sur la côte méditerranéenne, jusqu’à peu près ce qu’on appelle aujourd’hui Marseille, Toulon, et peut-être jusqu’à la fameuse Poitiers. (rire de Fanny)

Puisqu’on parle des Sarrasins – qu’on traduit dans la langue française “les Arabes” : c’est faux. C’est archifaux. On a besoin, peut-être, à un moment donné, de créer un ennemi intime. On a inventé “les Arabes” dans la langue française pour dire “les Arabes sont arrivés à Poitiers”. C’est archifaux. Les Sarrasins, quand on les traduit, même les spécialistes – j’en ai discuté avec un Français qui est hyper spécialiste, quand j’ai mis la contradiction de son interprétation, il est resté bouche bée -, soi-disant, c’est un dérivé du mot šarqiyyīn. C’est ce que le dictionnaire dit, par rapport à šarq. Or, on a un indice très simple : quand on dit de la farine de sarrasin (rire de Fanny), ça renvoie à une farine noire, ça renvoie à la couleur, mais ça ne renvoie pas à cette déformation phonétique de šarqiyyīn pour dire sarrasin, etc. Je crois qu’on a dans le mot “Maure” l’extension de noir également. Or, ces populations étaient brunes, noires de couleur, c’était normal. Peut-être que c’est de là que vient l’étymologie.

En tout cas, si quelqu’un était arrivé jusqu’à Poitiers, ça ne pouvait être que ce qu’on appelle aujourd’hui les Berbères, puisque c’est eux qui ont fait le sale boulot, la besogne, pour l’Empire omeyyade. J’insiste beaucoup parce que, quand on parle des États, des empires, on parle d’un ensemble politique avec beaucoup de populations, avec beaucoup de choses. Même la monnaie des Omeyyades. Ils ont gardé les terminologies chrétiennes des Byzantins. Ils n’ont pas beaucoup renouvelé la chose, puisque le succès de cet empire ne peut être compris que par la manière avec laquelle ils se sont réapproprié cet État qui existait. Quand on parle de cet Empire omeyyade, c’est un empire qui a récupéré les résidus de l’Empire byzantin, avec sa bureaucratie, son armée, son mode d’organisation, son mode de taxation, etc., etc.

C’est là qu’on a eu cette dame, qui s’appelle la Kahina, qui était une reine. Certains l’appellent la Kahina, certains l’appellent Dihya. La Kahina, ça fait aussi un sens : c’est le cohen en hébreu. En arabe, la kahen, ça renvoie plus à une sorte de magicienne, ou sorcière même, une manière peut-être de déconsidérer, par cette étymologie utilisée : elle était de confession juive et donc elle était une sorte de prêtresse. On n’en sait rien. En tout cas, dans la langue arabe, elle renvoie aujourd’hui à la sorcière, peut-être une manière de la déconsidérer, puisqu’elle a battu les premières troupes qui sont arrivées, puis après elle a été battue. L’expansion a continué.

L’une des erreurs reproduites : ce n’est pas ce moment-là que l’islamisation a eu lieu. On a eu des petits groupements qui se sont convertis. La progression de l’islam et la propagation de la foi musulmane en Afrique du Nord, en Espagne, en Afrique Subsaharienne est un processus qui a eu lieu beaucoup plus tard, par transmission, mais surtout pas par conquête militaire ou par guerre, loin de là. C’est un processus de conversion très très très lent de populations qui étaient de confession chrétienne, de populations qui étaient de confession juive, de populations probablement aussi qui étaient animistes. C’est un processus qui n’a pas eu lieu rapidement avec les conquêtes mais qu’on a eu beaucoup plus tard.

Dernier point sur ce petit côté-là : ce qui est curieux, c’est la disparition complète de la confession chrétienne en Afrique du Nord et la survie de la confession juive. On a Shmuel Levy qui a travaillé un petit peu sur ce sujet-là. Il a trouvé, par exemple dans la vallée de Drâa, sur les marches sahariennes, comment les Berbères, Imazighen [NdT : pluriel d’Amazigh] de confession juive et de confession musulmane se sont alliés contre leurs propres frères, qui étaient de confession chrétienne. On sent là que deux monothéismes, judaïsme et islam, se coalisent contre les chrétiens, allez savoir pour quelles raisons. Est-ce qu’elles sont économiques ? Est-ce qu’elles sont d’ordre spirituel ? Est-ce qu’elles sont d’ordre confessionnel ? Est-ce parce que les deux confessions juive et musulmane n’acceptent pas cette idée de la trilogie, le Dieu, le Fils et le Saint-Esprit ? Probable.

Fanny : Après les Omeyyades, il y a une nouvelle dynastie. On va voir qu’il y a beaucoup de dynasties, un petit peu comme en France, qui ont pris le pouvoir au fur et à mesure. On va voir les Idrissides. D’où viennent les Idrissides, et quelles sont les bases de leur pouvoir ?

Mustapha : Ils ne sont pas les seuls. Ce qui sûr, rapidement, c’est que les Omeyyades avec leur politique fiscale, avec leur politique de dénigrement des autres populations – puisqu’ils étaient dans une perspective un petit peu de supériorité vis-à-vis des autres -, on a eu le développement de ce qu’on appelle les idéologies marginales en islam. L’évolution, par exemple le chiisme, s’est développée d’abord en Afrique du Nord. La première dynastie chiite a commencé entre le Maroc et la Tunisie. C’est ce qu’on appelle les Fatimides qui ont été chassés pour s’installer en Égypte. C’est une dynastie berbère. C’est la première dynastie dans l’histoire qui est chiite et qui nous a laissé le chiisme libanais aujourd’hui et syrien, c’est-à-dire tous les chiites, les druzes, les chiites libanais et ce qu’on appelle les alaouites de Syrie. Ce sont les résidus de cette période fatimide.

Le développement de ces idéologies qui ont contesté les Omeyyades dans les périphéries, que ce soit en Afrique du Nord, ou en Perse ou ailleurs, a fait qu’on a eu plein de révoltes contre les Omeyyades, contre le pouvoir omeyyade. On a eu des petits royaumes qui étaient soit chiites, soit ce qu’on appelle aujourd’hui ibadites, ou autrement d’une manière générique kharidjites, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas accepté la voie suivie là-bas en Orient. Ce sont des idéologies, si j’ose dire. Peut-être, il y a eu des réfugiés qui se sont échappés du centre du pouvoir entre Damas, Bagdad, La Mecque, où le pouvoir contrôlait ces lieux, puisqu’il était à proximité. Ils allaient vers les périphéries, vers l’Iran, et au-delà vers l’Inde, ou vers l’Afrique du Nord et l’Espagne. C’est ici que se sont développés plusieurs royaumes.

Au Maroc, on présente les Idrissides comme le premier État. Ce n’est pas vrai : on a plusieurs États, ils ne sont pas les seuls. Bien sûr, ils font partie intégrante de l’histoire, l’histoire d’Idriss. Ensuite, quand les Abbassides ont vaincu les Omeyyades à Damas, ils établissent un nouvel empire, qui s’appelle les Abbassides, à Bagdad. Mais une fois qu’ils prennent le pouvoir, la famille rentre en conflit, parce que Idriss fait partie de cette branche familiale des Quraych, de la tribu du Prophète. Il s’échappe et il arrive certainement chez sa famille maternelle, qui le marie avec l’une de leurs filles, et qui le désigne comme une sorte d’émir ou de sultan. Ce qui est important, c’est qu’il ne contrôlait pas l’ensemble du territoire qu’on appelle aujourd’hui le Maroc ou l’Algérie, parce que les marges, les frontières à l’époque, ce n’est pas comme on les connaît aujourd’hui. En tout cas, il a établi un pouvoir à partir de la ville de Fès, qui était sa capitale, à côté d’autres pouvoirs, qui se sont tous révoltés contre les Omeyyades. Bien sûr, une fois établis, les Abbassides, quand ils sont arrivés au pouvoir, ils n’ont pas cherché à contrôler cette zone, puisqu’elle est devenue de nouveau puissante.

C’est ainsi qu’on a eu les Idrissides, les Banu Midrar à Sijilmassa de Tafilalt, les Banû Rustam dans le Tahert d’Algérie et bien sûr les Fatimides, qui ont tenté le Tafilalt à Sijilmassa sans succès, qui réussissent en Tunisie et qui mettent un terme au pouvoir des Abbassides. De là, ils entrent en conflit avec les populations de Tunisie. C’est curieux dans l’histoire : un État qui se déplace avec son armée, sa bureaucratie, et qui a conquis l’Égypte et a construit la ville du Caire aujourd’hui. Les Fatimides, c’est une dynastie par rapport à Fatima, la fille du Prophète. C’est l’identité chiite mais, comme l’Empire omeyyade, il se constitue en empire avec les populations : quelques-unes d’Afrique du Nord et puis les populations d’Égypte. Ils arrivent à conquérir ce qu’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient.

Fanny : Revenons un petit peu aux Idrissides. Ils fondent la ville de Fès. Qu’est-ce qu’on a retenu d’autre comme grandes réalisations de la part des Idrissides ?

Mustapha : La ville de Fès d’abord. Puis, c’est à leur époque ou à leur période que la mosquée Quaraouiyine a été construite, qu’on présente comme la plus ancienne université dans le monde, ce qui est fort probable, sauf qu’elle ne devient une université qu’à l’époque almoravide. En tout cas, à cette période-là, ce qui est clair, c’est la construction du noyau de la ville de Fès qu’on connaît aujourd’hui : le Fès el-Bali, l’ancienne ville, date de cette époque. Il n’y a pas très longtemps d’ailleurs, on a fêté les mille deux cents ans, je crois, de la conception de la ville de Fès, à l’époque d’Idriss II, le fils d’Idris I.

Fanny : On voit ensuite qu’au Xe siècle, les Idrissides commencent à perdre du pouvoir. Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

Mustapha : Idriss II meurt. Sa mère était toujours en vie, Kenza al-Awrabiya. On a encore des fractions tribales aujourd’hui à côté [de Rmiset ?? 19:06] qui se revendiquent les oncles maternels d’Idriss II. Le pouvoir était partagé entre ses enfants comme gouverneurs dans différentes régions qu’ils gouvernaient. Grosso modo, ça pouvait aller des versants nord de l’Atlas, vers le nord. Ils se disputent, et c’est à ce moment-là que le Maroc devient un enjeu entre les Fatimides, qui étaient très puissants entre la Tunisie et l’Égypte, les Omeyyades d’Andalousie. Le Maroc, à ce moment-là, connaît une sorte de petite faiblesse, avec ce petit royaume de Sijilmassa des Banu Midrar, qui contrôlait le commerce transsaharien, mais qui avait sa part dans les échanges commerciaux. Jusqu’au moment où les Omeyyades d’Andalousie tombent, les Fatimides s’occupent des problèmes d’Orient. Les Banu Midrar commencent à faiblir parce qu’il y a beaucoup de troubles et d’insécurité pour le commerce transsaharien qu’ils contrôlaient. En Espagne, on a eu ce qu’on appelle las taifas, c’est-à-dire une douzaine de royaumes avec des roitelets, ce qu’on appelle des petits rois, à la tête de chacun.

Jusqu’à ce moment où un grand mouvement politico-religieux va naître au cœur du Sahara et qui va nous donner les Almoravides, qui commencent d’abord par la maîtrise du Sahel. Par exemple, quand ils commencent dans une zone qu’on appelle aujourd’hui l’Aoudaghost, à cheval entre le Mali et le Sénégal, ils contrôlent d’abord la ville de Gao. La ville de Gao, comme la ville de Tombouctou par la suite, c’est un grand hub commercial, comme on peut utiliser le terme aujourd’hui, c’est-à-dire cette histoire de commerce qu’on faisait avec la savane. Chaque zone faisait le commerce avec l’autre. Ils commencent d’abord par le contrôle de la ville de Gao. Ils rentrent en conflit avec un royaume qu’on appelle le royaume de Ghana, dont on a du mal aujourd’hui à comprendre les contours. Une fois qu’ils maîtrisent la ville de Gao – Tombouctou n’existait pas encore – ils sont montés vers le nord. Le noyau de ce mouvement, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui les Touaregs — qui sont les ancêtres un petit peu de ces Almoravides —, mais avec un chef religieux qui vient du côté de Sousse, pas loin de Tiznit, une sorte d’enseignant religieux qui était là. Ils montent carrément vers le nord et ils commencent leurs conquêtes.

Ce groupement des Almoravides se base sur l’un des trois groupes de ce qu’on appelle aujourd’hui les Berbères, ce qu’on appelle les Sanhaja ou bien les Znagas, c’est-à-dire un peu les noirauds, les rouges (“noirauds”, c’est le surnom qu’on donne aux Peuls aujourd’hui, ou aux Touaregs : ‘ils ne sont pas tout à fait noirs, ils sont pas tout à fait blancs. Ce sont des habitants du désert qui sont un peu plus bronzés que les gens du nord et moins bronzés que les gens qui sont de l’autre côté du Sahara, dans la savane.) C’est toute l’alliance des tribus des Sanhaja – qui sont dans le Sahara – mais aussi dans toutes les régions de l’Afrique du Nord. C’est pour ça que pour comprendre l’expansion rapide des empires à l’époque, c’est l’alliance de Sanhaja, qui se trouvent dans le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye, il y en a de partout, le Mali, le Niger.

Voilà, c’est l’empire des Almoravides, qu’on appelle l’empire des Znagas ou des Sanhaja, qui va s’imposer un peu partout, qui va conquérir les différents lieux. Il va même vaincre certains royaumes. D’autres au Maroc, comme les Berghouatas qui occupaient – j’ai oublié de les mentionner tout à l’heure – la zone qu’on appelait Tamesna, c’est-à-dire toute cette zone de plaines, depuis la ville d’Asfi [NdT : Safi en français] jusqu’à Tanger pratiquement. Toute la zone des plaines, ça s’appelait le Tamesna, d’ailleurs on a toujours le nom aujourd’hui. C’est un autre royaume qu’on appelait Berghouata et qui faisait partie également de ces premiers chiismes que l’islam avait  connus. Ils arrivent à conquérir l’Andalousie mais un royaume continue à leur résister à l’intérieur de ce qu’on appelle aujourd’hui le Maroc. C’est là que l’Empire almoravide est une expérience un peu particulière, parce que c’est le premier empire qui va avoir une frontière : depuis le fleuve Niger, le fleuve Sénégal jusqu’en Espagne et Portugal – ce qu’on appelait l’Andalousie – et puis après la moitié de l’Algérie aujourd’hui.

Je rappelle que c’est une alliance des tribus des Sanhaja ou des Znagas qui s’est trouvée disséminée partout, et qui va nous construire la ville de Marrakech, leur capitale. La figure très connue de ce mouvement, c’est le chef religieux qui s’appelait Abdullah Ibn Yassin, qui est mort dans ces guerres contre les Berghouatas. Il est enterré pas très loin de Rabat. C’est le fondateur de l’islam malékite. Jusqu’à cette date, on était chiite, ibadite, de toutes les tendances. Ce sont les Almoravides qui vont installer une fois pour toutes ce malikisme, ce qu’on appelle aujourd’hui l’islam malékite et qui structure un petit peu tout l’Occident musulman, depuis pratiquement le Nigéria jusqu’en Andalousie à l’époque, l’Afrique du Nord, avec quelques groupements d’ébadisme qui subsistent encore aujourd’hui en Algérie, en Tunisie, en Libye, mais pas du tout au Maroc.

On a également la figure du grand empereur Youssef Ibn Tachfin, qui a traversé le détroit de deux fois : la première pour aider las taifas contre le royaume d’Aragon et une deuxième fois pour faire le ménage, comme on dit, c’est-à-dire quand les roitelets se chamaillent de nouveau entre eux. Il les exile tous. Il les ramène à la ville d’Aghmat, qui se trouve aujourd’hui à côté de Marrakech, l’ancienne capitale des Almoravides (Puisqu’il a épousé une dame d’Aghmat qui s’appelle Zaynab Nefzaouia qui lui suggère de quitter Aghmat et de construire la nouvelle ville de Marrakech, qu’on appelle la ville de Zaynab. Cette dame a un parcours très particulier et extraordinaire et qui a beaucoup impacté cet empire. Malheureusement on lui donne pas beaucoup de place, mais sans cette femme, on peut pas comprendre l’expansion politique et la gestion-même de cet empire à l’époque de Youssef Ibn Tachfin.)

[Extrait musical]

Fanny : Vous l’avez dit, c’est la première fois depuis que le Maghreb est musulman, qu’on a un aussi grand empire qui règne sur une partie du Maghreb et de l’Espagne, et qui s’établit, vous l’avez dit aussi, à Marrakech. Cet empire va durer jusqu’au début du XIIe siècle. Cet empire, qui était si étendu et qui avait l’air d’être très puissant, qu’est-ce qui a provoqué sa chute ?

Mustapha : Il y a plusieurs raisons. Un empire, c’est une bureaucratie. La bureaucratie, à l’époque, se limitait à la collecte des taxes, pas tout l’arsenal administratif et bureaucratique qu’on a aujourd’hui dans les États modernes, avec plein de services. Quoiqu’on a un document extraordinaire : on a un document sur la gestion de la ville de Séville à l’époque almoravide. On l’a ! Extraordinaire. Il a été annoté en 1932 par Lévi-Provençal, mais très légèrement. Il a traduit le texte avec quelques imperfections. En tout cas, un document de la fin du XIe siècle, début XIIe siècle, qui nous parle d’une ville qui s’appelle Séville. Par exemple, la ville de Séville avait un conseil élu de dix personnes à l’époque almoravide : six Andalous et quatre Almoravides. Ça respecte même, paraît-il, la proportion de la population. Qu’est-ce qu’on appelle Almoravide à l’époque ? Je n’en sais rien. Est-ce que ce sont des Sanhaja, des gens qui portent le voile ? Mais que la ville de Séville soit gouvernée par un conseil de dix personnes élues par leurs pairs, etc. c’est fort intéressant pour l’histoire de la gestion des affaires publiques dans l’histoire de ces empires-là.

Ce qui s’est passé, c’est qu’à leur période, nous avons quelqu’un qui va émerger, qui vient du sud également, Souss de l’Anti-Atlas, qui s’appelle Muhammad ibn Tûmart. Il fait des études, et il voyage en Orient, puis il devient mi-mystique, mi-savant. A son retour, il ramène quelqu’un avec lui de Tunisie qui s’appelle Al-Baydhaq et qui va devenir son chroniqueur. Nous avons son ouvrage : il va nous raconter un petit peu les récits de voyage à partir de Tunis. Ils arrivent à côté de Bougie ou Béjaïa aujourd’hui en Algérie, et ils flashent sur un jeune garçon que son oncle amenait à Béjaïa pour faire ses études. Ce bonhomme-là, c’est Abdul-Mu’min ben Ali, qui appartient à une tribu de Koumya, qui se trouve aujourd’hui en Algérie. Il va le ramener avec lui. Ils arrivent tous les trois à Marrakech. C’est là que Abdul-Mu’min va commencer à faire une sorte de propagande contre les Almoravides, en les accusant de dépravation. Vous savez, un empire, au début il est toujours puritain. Mais dès qu’il s’installe, c’est la richesse, c’est l’opulence, c’est la gestion des affaires courantes, c’est peut-être l’apparition de nouveaux problèmes. Surtout que ces Sanhaja du Sahara ou du désert, apparemment ils ne donnent pas assez de place aux autres tribus de la montagne qui appartiennent à un autre groupement, qu’on va appeler les Masmoudas.

On va avoir la deuxième dynastie des Almohades, qui sont les Masmouda, qui vont trouver rapidement alliance — ce bonhomme qui va commencer sa propagande au niveau de Marrakech va trouver rapidement alliance avec les tribus des Masmouda -. Ça correspond aujourd’hui au Haut Atlas de Marrakech et l’Anti-Atlas du Souss. Pareil pour les Sanhaja, les Masmouda sont disséminés partout, jusqu’en Libye. La sauce prend. Ils se réfugient à Tinmel, pas loin de Marrakech. Ils se constituent un petit pouvoir local et, par la force des armes, il arrive à conquérir la ville de Marrakech, qui n’était pas fortifiée. D’ailleurs, la ville de Marrakech ne se fortifie qu’avec les Almohades. Par l’étymologie de “Marrakech”, on comprend, parce que quand Youssef et Zaynab la construisent, “Marrakech” en tamazight ça veut dire “la terre de Dieu”, c’est-à-dire qu’elle est ouverte à tous. Elle appartient à tous, donc ils ne l’ont pas fortifiée. Sauf que quand les Almohades se rendent compte de cette faiblesse, ils vont la conquérir rapidement. Dès qu’ils s’installent à Marrakech, qu’ils vont faire leur capitale, ils vont commencer d’abord par la fortifier. On a encore les remparts de la ville de Marrakech qui sont debout.

A partir de là, c’est une alliance de nouveau : une histoire de conquête, mais beaucoup d’alliances avec les différentes tribus masmoudas qui sont disséminées un peu partout. Les Almohades vont reprendre un petit peu tout le territoire de l’Empire almoravide. Avec un système d’alliances, ils vont en faire l’extension jusqu’en Tunisie pratiquement, parce que c’est là-bas qu’une branche des Almohades, de ces tribus masmoudas, va être les gouverneurs de Tunisie, qui vont nous donner les Hafsides, et qui ont fini par être un État indépendant par la suite. Ils vont gouverner la Tunisie jusqu’à la période des Ottomans. Quand les Ottomans arrivent en Tunisie, ils trouvent encore les Hafsides qui sont au pouvoir. C’était, à l’origine, des gouverneurs des Almohades, qui sont des Masmouda également. L’extension de cet empire a connu une très grande force. C’est un empire qui nous a laissé beaucoup de choses.

C’est à leur période qu’on a beaucoup de noms qui sont connus aujourd’hui, comme les deux philosophes Averroès et Maïmonide. Ils datent de l’époque almohade. Ibn Tufayl nous a écrit Hayy ibn Yaqdhan, un peu l’ancêtre de Robinson Crusoé. C’est le sultan Abu Yaqub Yusuf almohade qui suggère à Averroès de traduire Aristote. On a beaucoup de savants qui sont nés ou qui ont grandi en Andalousie qui sont devenus très célèbres. Il faut les associer à cette période des Almohades. Pareil au début c’est le puritanisme, une fois que l’État s’installe, c’est bon, ça devient un État normal, puis il y a l’expansion de la pensée, de la philosophie, du mysticisme. Le fameux Ibn Arabi qu’on prend aujourd’hui pour le grand pôle du soufisme, date de cette période almohade également. Il va bouger beaucoup entre l’Andalousie, le Maroc et après il va partir en Orient. C’est le même moment où on a ce qu’on appelle dans le judaïsme, la naissance du kabbalisme. Ca commence également à cette période des Almohades.

Fanny : Vous l’avez dit : il y a un grand développement intellectuel sous les Almohades, bien plus que sous les Almoravides ou les Idrissides. Il y a aussi sous les Almohades une grande pérennité, on a treize sultans qui se succèdent. Il y a un peu plus de stabilité politique aussi.

Mustapha : Pareil, la stabilité politique, dans la théorie générale, quand les gamins deviennent des sultans, c’est fini. (rire de Fanny) C’est le cas des Fatimides : c’est des gamins, c’est-à-dire les intrigues de cour entre les mamans des enfants — en général les sultans avaient plusieurs femmes et des concubines et tout le tralala —. Ce sont les intrigues du sérail qui font qu’à un moment donné, les gamins deviennent des sultans. Ca y est, le pouvoir est diffus.

Fanny : C’est comme chez les Mérovingiens et tout ça, non ? C’est la même chose, non ?

Mustapha : Rien de nouveau sous le soleil. C’est humain, c’est universel. On ne cherche plus l’intérêt commun, la perpétuation de l’empire, etc. On cherche à ce que son rejeton soit au pouvoir suprême pour qu’on puisse en jouir et en profiter. C’est un petit peu humain et universel.

Cette période almohade, qui est très très très forte, va d’ailleurs  continuer avec les Mérinides par la suite. Les Almohades nous ont laissé un type d’architecture extraordinaire : c’est l’architecture asymétrique. Nous avons les lieux de culte, les mosquées (que les orientalistes ont appelée l’art musulman et tout le tralala. C’est du blabla qui n’a pas de sens, puisque chaque dynastie a son cachet sur les édifices.) L’architecture est liée à la géographie. Les Indonésiens sont aujourd’hui des musulmans, mais ça ne veut pas dire qu’ils construisent comme les musulmans du Maroc ou les musulmans du Sénégal. C’est une question de matériaux, de climat, de températures, etc. Quand les gens parlent de l’art musulman, ils racontent n’importe quoi. Ils ne savent pas de quoi ils parlent tout simplement.

Par exemple, on a les trois tours sœurs, pour ne pas dire jumelles : celle de Séville, la Giralda, celle de Rabat, la Hassan, celle de Koutoubia de Marrakech. Je recommande beaucoup aux gens qui visitent ces trois lieux de regarder bien : les quatre faces ne se ressemblent pas. C’est le cachet des Almohades : c’est l’architecture asymétrique. Aujourd’hui, on fait tout symétrique, on essaie d’avoir de l’harmonie. En croyant qu’en faisant de l’harmonie, on est dans le top de l’art. Peut-être, mais tout cas, cette période almohade a quelque chose d’intrigant : des gens qui ont choisi de faire dans l’asymétrique, c’est-à-dire d’inventer quatre décors différents pour quatre façades qui se complètent. Il fallait se creuser les méninges. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai toujours pas compris quel message il y a derrière, mais certainement, pour moi, il y a une philosophie, il y a une pensée, il y a une culture, il y a peut-être une politique. En tout cas, faire le choix de faire ce qui est asymétrique, qui ne se ressemble pas, peut-être que c’est la reconnaissance de la diversité avant l’heure, on n’en sait rien.

J’insiste, au début l’État almohade est puritain : il force les juifs à se convertir, il force les chrétiens à se convertir en Espagne. Mais dès le premier roi [est mort], dès que le second arrive, ça y est : ça s’est calmé, les choses reprennent leur cours. On a des pavés de correspondances almohades. C’est de la matière primaire extraordinaire sur la gestion du pouvoir, les gouverneurs, les chefs militaires qui envoyaient du courrier au sultan, etc. Nous avons deux pavés qui sont publiés aujourd’hui au Maroc. Quand on lit ces lettres, il y a beaucoup d’ivresse à côté de la rivière de Séville. Qu’est-ce qu’on fait ? Il y a les femmes musulmanes qui rentrent dans les églises, mais ces moines qui sont célibataires constituent un danger pour ces femmes qui fréquentent ces lieux pour vénérer Marie. Ça nous donne des indicateurs sur le fonctionnement de la société : que les choses reprenaient leur cours et que l’empire gérait ce qu’il pouvait. En tout cas c’est devenu un empire normal, contrairement à certains spécialistes qui voient une sorte d’empire ténébreux, répressif du début jusqu’à la fin. Je répète : peut-être au début oui, mais une fois installé au pouvoir, les choses se sont passées autrement.

Avec eux, c’est vers la fin où ils ont commencé à perdre des petits bouts en Andalousie, parce qu’ils ont eu au début une victoire, comme les Almoravides, sur le royaume d’Aragon. Mais vers la fin de la dynastie, la bataille de Las Navas de Tolosa, c’est la première bataille perdue par les Almohades. La bataille a sonné le glas de la présence des Almohades, en tout cas comme dynastie. C’est cette bataille perdue en Espagne, Las Navas de Tolosa, où le royaume d’Aragon a commencé à grignoter de nouveau sur les possessions de l’Empire almohade en Espagne. Après eux, on va avoir l’Empire mérinide, une autre paire de manches.

Fanny : C’est maintenant les Mérinides qui entrent en scène, quatrième grande grande dynastie, au milieu du XIIIe siècle. Là, encore une fois, qui sont les Mérinides ? Comment eux, les Mérinides, arrivent à prendre le pouvoir ?

Mustapha : C’est tout le mystère : qu’est-ce que ça veut dire « les Mérinides » ? Jusqu’à aujourd’hui, je sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’ils appartiennent au troisième grand groupe de ce qu’on appelle les Berbères, c’est-à-dire les Zénata. Selon l’historien de l’époque mérinide, qui est Ibn Khaldoun [NdT : si je me trompe pas, il s’ajit de Yahya Ibn Khaldoun, frère du philosophe Ibn Khaldoun dont il est question plus loin], qui était secrétaire dans la cour des sultans mérinides, il y a trois groupes. Les Sanhaja qui habitent le désert, les Masmouda qui sont nomades, les Masmouda qui habitent les montagnes, qui sont sédentaires, et les Zénata qui habitent un peu la côte et les steppes, mais qui sont semi-nomades. On a eu les Sanhaja avec les Almohavides, on a eu les Masmouda avec les Almorades, et là on va avoir les Zénata avec les Mérinides. Mais jusqu’à aujourd’hui, on n’a pas de tribu qui s’appelle Mérinide.

D’ailleurs les Almoravides, ça renvoie au marabout. C’est d’ailleurs l’origine du terme marabout dans la langue française, et même en anglais, c’est une déformation phonétique d’Almoravide. Marabout, morabite, (rire de Fanny) morabite, marabout. Ca date de cette époque, parce qu’on les présentait comme des moines guerriers, les Almoravides. Ce sont des marabouts et guerriers en même temps. “marabout” aujourd’hui, on a plusieurs sens. Un homme de religion sénégalais peut se présenter à vous comme “Bonjour, je suis marabout”, comme un marabout dans la pensée, dans l’imaginaire de la langue française, c’est quelqu’un qui jette des sorts aussi, ou quelqu’un qui approche l’aimé. D’ailleurs, on en voit un peu à Paris, à Barbès, des gens qui vous demandent si vous voulez gagner de l’argent, si vous voulez de la richesse, si vous voulez que votre amoureux soit amoureux de vous à vie, etc. Il vous fait un écrit, vous lui donnez de l’argent, etc. En tout cas, c’est associé à cet empire des Almoravides. Comme on dit en amazigh marabout. D’ailleurs, on a beaucoup de noms de famille Almorabit, Almorabut, etc. On a des noms de famille Mrini, Amri, etc. Ca renvoie à des fonctions et à des sens. Tout ça ne peut avoir de sens que dans la langue amazigh.

Les historiens orientalistes de l’époque coloniale se sont penchés sur les manuscrits en arabe, qu’ils appellent à tort les manuscrits arabes. Je répète cette phrase : elle est géniale, elle est très importante. La nuance est toute petite mais l’impact est de taille. Un manuscrit écrit en arabe, l’appeler “manuscrit arabe”, ça veut dire que ce sont les Arabes qui l’ont écrit. C’est faux. On ne naît pas écrivain. Il faut passer par l’école, il faut apprendre. C’est un métier. D’ailleurs on sait aujourd’hui, dans l’histoire de l’islam, que ce sont les non-Arabes qui ont surtout produit : c’est les Persans, c’est les Berbères, c’est les Andalous, c’est les Cosaques, c’est les Peuls, c’est les Wolofs, c’est les Haoussas. Tout le savoir accumulé qu’on a aujourd’hui, qui constitue ce patrimoine manuscrit de l’islam et des musulmans, ce sont des non-Arabes, sauf que l’orientalisme fait de cela un héritage arabe. On nous a présentés comme l’Arabe civilisé par l’islam, et les autres – ceux qu’on appelle les Berbères – n’écrivent pas dans leur langue, donc ce sont des sauvages qui habitent des grottes.

Fanny : Une fois que les Mérinides ont pris le pouvoir, ils vont le conserver un peu plus longtemps que les dynasties précédentes mais- d’après ce que j’ai pu lire – de façon un peu plus compliquée : on va quand même de crise en crise et ce n’est pas aussi centralisé. Il n’y a pas un contrôle du pouvoir comme on a pu avoir avec les différentes dynasties avant.

Mustapha : La supposition, c’est que les Mérinides, comme le nom ne renvoie pas à une tribu, renvoie à une fonction. C’est la langue espagnole qui m’a aidé, a priori, à comprendre un petit peu le sens. Peut-être ils étaient les bureaucrates des différents empires. Quand on veut prendre l’histoire de l’Andalousie de la période musulmane, c’est une histoire de Zénata parce que les Zénata habitent la côte méditerranéenne. Ils étaient les plus proches de l’Espagne. Ce sont eux qui faisaient la navette avant l’islam et pendant la période islamique. Ce sont, pour moi, les Mérinides comme une sorte de coup d’État à l’intérieur de l’empire. Les gamins des Almohades deviennent sultans, les choses partent en débandade, et c’est là que les Mérinides émergent et prennent le pouvoir.

C’est aussi la période de l’opulence. Quand vous voyez une mosquée avec des faïences ou des zelliges à l’extérieur, elle est mérinide. C’est la première fois qu’on commence à montrer sa richesse à l’extérieur. Normalement, on est dans une culture sobre au Maghreb. Quand on se balade dans les médinas, on voit les façades des maisons un peu pareilles. Chez les musulmans, chez les juifs, on distingue pas le riche du pauvre. C’est une fois à l’intérieur de la maison qu’on distingue la richesse de la personne ou sa pauvreté. Mais au niveau de la façade, non, c’est sobre. D’ailleurs, la tour de mosquée des Almohades, elle est sobre : asymétrique, beaucoup de décorations, mais il y a pas de couleurs, il y a une couleur unie, etc. Avec les Mérinides, non, ce sont les zelliges, c’est l’opulence carrément.

C’est un moment d’une grande opulence intellectuelle également. C’est le moment de l’émergence de Ibn Khaldoun, le grand historien. Les orientalistes de l’époque coloniale nous ont présenté Ibn Khaldoun comme un cas particulier, un cas exceptionnel dans un désert, si j’ose dire. Ce n’est pas vrai, parce que, tout simplement, pour les spécialistes qui ont travaillé cette période-là, notamment une dame du Canada Maya Shatzmiller a mis les points sur les I, en disant [que] Ibn Khaldoun émerge à l’intérieur de soixante autres écrivains, qui nous ont laissé des chroniques historiques très importantes.

Ibn Khaldoun émerge de ce lot parce qu’il était le premier à donner un sens théorique à la notion d’histoire. D’ailleurs, je l’ai relu pour préparer ce podcast avec vous, pour voir un petit peu cette histoire de périodisation, qu’il n’évoque pas du tout. Par contre, il insiste beaucoup sur la notion de leçon d’histoire. Et c’est lui qui nous a donné cette notion de leçon, c’est même le titre de son ouvrage, c’est le Livre des leçons d’histoire [NdT : répertorié sur Wikipédia sous le titre Livre des exemples]. Il nous parle par exemple de l’histoire du royaume, l’histoire des prophètes. Il les évoque un à un, Moïse, etc. Il évoque les histoires des royaumes un à un dans le temps, avec la périodisation, etc. Mais il donne pas de nom à chaque période comme on fait aujourd’hui, puisque cette périodisation commence en Europe. Dans le cas français, paraît-il, c’est avec Voltaire, puis avec Michelet, avec Ernest Renan. C’est là qu’on met en place un petit peu cette manière de périodiser. Mais à l’époque de Ibn Khaldoun, ou même en Europe, on faisait un petit peu dans la chronologie mais on donnait pas de noms à des périodes. C’est la Renaissance qui va bouleverser l’histoire européenne pour qu’on puisse faire attention à un moment donné : il y a un avant et un après. Selon quand on prend des dynasties qui se succèdent au niveau du pouvoir de N à Z, il y a là une logique.

Nous avons ce grand Ibn Khaldoun qui émerge à cette époque mérinide. Il était secrétaire chez l’un des sultans mérinides de Fès. Il se retire carrément de la vie politique et de la vie publique. C’est là qu’il va se concentrer dans une citadelle sur la frontière entre l’Algérie et le Maroc pour écrire son ouvrage. De là, il trace vers l’est, il va en Égypte. C’est là-bas qu’il va finir sa vie.

Les Mérinides commencent à faillir. On a de nouveau le retour des las taifas en Espagne. C’est là que le royaume d’Aragon, les deux royaumes, catholiques, commencent à grignoter petit à petit. C’était à l’époque mérinide : ils font faillite. Les gamins, de nouveau, deviennent des sultans. On a leurs cousins, qu’on appelle les Wattassides, qui prennent le pouvoir. C’est un peu la continuité des Mérinides. C’est là que la Reconquista a eu lieu, non seulement en Espagne, mais aussi l’occupation des ports d’Afrique du Nord

Fanny : Il y aussi un truc que j’ai vu, dont je n’avais jamais entendu parler : notamment au XIVe siècle, la peste noire venue d’Orient atteint d’abord le Maroc en 1345, et puis après s’est répandue en Europe. La peste noire correspond un petit peu à cette période de décadence aussi.

Mustapha : Vous ouvrez le chapitre des histoires des épidémies qui ont structuré l’histoire de l’humanité. La question démographique, on n’y fait pas beaucoup attention quand on parle du passé. En Angleterre, jusqu’au début du XIXe, ils étaient à peine sept millions, pas grand-chose, en Allemagne, à peine douze, en France une dizaine paraît-il. La question de la démographie est liée, pour nous en tout cas, au Maghreb, à deux phénomènes très fondamentaux : les sécheresses et les famines qui s’en suivent, et les épidémies. D’ailleurs, les spécialistes ont trouvé que les meilleurs agents de transmission de l’épidémie sont deux : les pèlerins et les militaires, parce que ce sont eux qui bougent dans l’espace. Là où ils passent, ils amènent avec eux l’épidémie. C’est comme ça qu’elles se diffusent rapidement. Peut-être aussi les commerçants.

Parce que ça vient d’Orient, c’est les pèlerins qui l’ont ramenée, parce qu’il n’y a pas beaucoup de circulation. L’histoire d’Afrique du Nord est structurée entre le Sahara et la Méditerranée, et le rapport avec l’Orient en dehors du pèlerinage, il n’était pas énorme. Quand on dit pèlerinage, c’est celui des musulmans et des juifs aussi, qui allaient beaucoup à Jérusalem. Jérusalem faisait partie des pèlerinages des musulmans jusqu’au début du XXe siècle. Les populations juives également partaient en pèlerinage. Dans cette fonction de pèlerinage, ce n’était pas n’importe qui qui y allait, hein : c’était juste les savants, les rabbins, etc. C’est lié à une question de science : aller chercher la documentation, amener de la documentation ou des manuscrits d’ici, changer les manuscrits d’ici avec d’autres manuscrits d’autres savants d’ailleurs. Ce sont des espaces de commerce, de la connaissance surtout, de quelques produits rares qui viennent d’Asie, d’Inde, de Perse, d’Indonésie, etc.

Le grand courant commercial était quand même assez Nord-Sud, c’est-à-dire l’Afrique Subsaharienne, la Méditerranée vers l’Europe. Ca se comprend très facilement : dès que les Européens commencent à arriver sur la côte atlantique pour faire le commerce eux-mêmes, on assiste au déclin du Maghreb, toute l’Afrique du Nord depuis l’Égypte jusqu’au Maroc. C’est ainsi que l’histoire a commencé son changement : avec la découverte des Amériques, avec la navigation, la caravelle, l’arrivée des Espagnols et des Portugais directement en Asie, la conquête de Constantinople par les Ottomans et comment cela a impacté les échanges commerciaux entre l’Europe occidentale et l’Asie, pour qu’on pense un jour trouver la route de l’Orient par l’Occident, ce qui a poussé, probablement notre Christophe Colomb à chercher cette route au bout de même pas quarante ans (1453, 1492). Entre la prise de Constantinople par les Ottomans et le départ de Christophe Colomb, il y a quarante ans. Ce sont les quarante ans nécessaires pour réfléchir à quelle solution trouver pour la simple raison qu’avec les nouveaux arrivés, les Ottomans, il y a une taxation énorme sur les produits, surtout le poivre. Il n’y en avait pas des masses à l’époque. On peut faire une autre vision de l’histoire de la Méditerranée, comme on l’a fait dans le podcast avec l’un de vos invités, qui a un petit peu donné la géopolitique au XVIIe, XVIIIe siècle de la Méditerranée entre les différentes puissances.

Fanny : Oui, dans le podcast Passion Modernistes, effectivement. Si on revient à ce que vous disiez sur l’arrivée des Espagnols et des Portugais au Maroc, on a Ceuta qui est prise en 1415. Là les Mérinides, comment ils ont réagi à cette arrivée des Portugais ?

Mustapha : Ils n’ont pas réagi. Ils n’avaient plus le pouvoir de réagir. Le pouvoir était pratiquement mourant : l’armée n’avait plus de commandement. La Reconquista, dans l’imaginaire espagnol, ne s’arrêtait pas à l’Espagne et au Portugal : elle continuait en Afrique, puisque l’Afrique était en Espagne, et donc l’Espagne devrait être en Afrique. Ils ont occupé les Portugais, les Espagnols, depuis Tanger jusqu’à Tripoli. Je peux les citer : Tanger, Ceuta, Melilla, Oran, Alger, Bougie, Tunis et Tripoli. Quand les pirates chassent les Espagnols d’Alger, c’est là que les Ottomans s’installent. Les pirates demandent aux Ottomans de les reconnaître comme leurs suzerains, parce qu’en regardant de ce côté-là vers l’Ouest, il y avait encore les Wattassides

Fanny : Oui, qui ont succédé aux Mérinides.

Mustapha : Ils avaient du mal à gérer leur propre pouvoir, alors défendre Alger ou Oran, etc.  ils en étaient pas capables, même Ceuta, Melilla, Tanger, puis sur la côte atlantique, Asilah, Larache, Azemmour, El-Jadida, Asfi, même jusqu’à Agadir. C’est là qu’une nouvelle image de notre histoire va apparaître parce que c’est quand les Saadiens arrivent et qu’ils ont réussi à battre les Portugais, à les chasser d’Agadir, qu’une nouvelle légitimité s’installe.

Fanny : Là on vient de retracer plus de huit cents ans d’histoire avec vous. Je voulais vous demander, Mustapha Qadery, où en est l’historiographie de cette période aujourd’hui chez les historiens marocains ou même occidentaux ? Est-ce que c’est une période qui est encore étudiée ? Est-ce que c’est à la mode d’étudier cette période-là ?

Mustapha : Oui, elle est étudiée dans les manuels déjà, mais de manière un peu tordue. Au niveau de la recherche universitaire, il y a encore des spécialistes de l’époque almoravide, almohade, parce qu’il y a beaucoup de manuscrits, il y a beaucoup de textes. De temps en temps, on a des nouveautés. On a eu des manuscrits par exemple dont on connaissait pas le nom des auteurs. Des gens qui font des thèses là-dessus arrivent, par exemple, à trouver les auteurs. Il y a encore des travaux à faire énormément parce que pendant très longtemps, on était restés entre la logique coloniale et la logique nationaliste. Or, les deux logiques sont fausses.

La logique coloniale avait un objectif de légitimer l’occupation. Par exemple à l’époque, on nous a dit que l’Afrique du Nord ne peut pas être comprise que par l’histoire des conquérants. C’est monsieur Ernest Renan qui l’avait dit. C’était un grand historien français de l’Île-de-France, qui était une autorité et qui reste encore une autorité dans les études historiques. Il a écrit sur l’Algérie, en 1870, il a dit “On ne peut pas comprendre l’histoire de ces populations autochtones ici que par les occupants”. Les Phéniciens, les Romains, les Vandales, les Arabes, c’est-à-dire les autochtones, qu’il va appeler les Berbères lui-même, ne seraient pas contents que sous domination étrangère, tout cela pour légitimer l’arrivée des nouveaux occupants, c’est-à-dire les Français, les Italiens, les Espagnols, puisque cette terre est habitée par des populations qui n’ont jamais constitué de pouvoir. Quand, plus tard, d’autres historiens orientalistes ont abordé par exemple les Almoravides, les Almohades, les Mérinides, ils les mettent sur le côté islam. Ils leur enlèvent leurs racines territoriales. D’ailleurs, j’ai eu des étudiants des fois, la manière avec laquelle on leur enseigne cela au collège, comme si c’était les Almoravides ou les Almohades venaient d’Arabie, ce qui est très grave dans l’imaginaire. Mais bon.

Le deuxième volet de cette histoire dite nationaliste a essayé de coller à cette histoire avec une idéologie arabo-islamique, qui est une idéologie qui n’est pas une constante de l’histoire. Associer ces deux termes n’est arrivé que pendant la période coloniale. Avant la colonisation, chez Ibn Khaldoun, on ne trouve jamais ces deux termes associés : “Arabes” et “islam”. Jamais. Jamais. C’est un vocabulaire qui n’existait pas jusqu’à la conquête coloniale. On invente, c’est comme ça qu’on a créé des dichotomies. On a inventé des histoires. Quand l’orientalisme dit quelque chose, le nationalisme a essayé de montrer qu’on est ancrés dans l’arabité, dans l’islamité. Or, l’islamité est une confession mais on en a fait une idéologie. On est en train de casquer aujourd’hui avec cette formulation de la religion comme une idéologie, avec tout ce qu’on appelle les mouvements fondamentalistes. Mais c’est la deuxième pièce d’un premier mouvement qu’on appelle l’arabisme.

L’arabisme apparu au Moyen-Orient était une nouvelle religion, si j’ose dire, pour réunir des populations de différentes confessions. C’était contre les Ottomans. Comme au Moyen-Orient, Liban, Palestine, Irak, Syrie, Jordanie, même jusqu’à l’Égypte, il y a un conglomérat de populations de confession musulmane, sunnite, chiite, les druzes, les malikites, les orthodoxes, les juifs, les protestants, tout ce patchwork religieux, on a inventé la notion d’Arabe et d’arabisme à un moment donné pour réunir tout ce beau monde qui a des confessions très différentes contre les Ottomans et construire l’identité. Au fond, il y a du sécularisme dedans, parce que vu le patchwork des communautés religieuses qui composent cette région… Seulement, quand cette idéologie arrive chez nous au Maghreb, elle est associée à l’islam. Du coup, être arabe c’est être musulman, et être musulman c’est être arabe. C’est pour ça que le vocabulaire colonial en Algérie, quand ils disent les Arabes, ils veulent dire les musulmans. Parmi les autochtones, il y a des gens de confession juive. Mais une manière de distinguer, Arabe ça veut dire musulman. Tout musulman est arabe et tout Arabe est musulman. Or, au Liban, tout Arabe peut être de confession chrétienne ou de confession musulmane. Entre deux espaces géographiques, la notion est complètement différente.

Chez nous, dès le départ, cette association de l’arabité et de l’islamité a fait de notre idéologie les deux facettes de la même pièce. Avec la faillite de l’arabisme, l’islamisme a pris le relais. Mais c’est exactement la même pièce, parce qu’ils développent le même langage. Il y a un qui met d’abord l’Arabe, et ensuite il met l’islam, et l’autre qui dit non, d’abord l’islam et après l’Arabe. Mais ce ne sont que des constructions idéologiques, qui ne correspondent à rien, dans l’histoire en tout cas des populations concernées, puisque nous sommes dans un contexte où tout cela naît à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Fanny : Quelle image ont les Marocains de cette grande période almoravide, almohade, mérinide aujourd’hui ?

Mustapha : Tordue ! Une image tordue. La manière avec laquelle nos nationalistes nous ont enseigné notre histoire : ils éliminent complètement ce qu’on appelle les Berbères, les Amazighs. Ils reprennent le vocabulaire de l’orientalisme. Si les Almoravides se sont développés, c’est parce qu’ils sont musulmans.

Fanny : Est-ce que, comme en France, on a l’image du moyenâgeux ? On a l’image du Moyen-Âge obscur ? Est-ce qu’il y a ce genre de chose aussi au Maroc ?

Mustapha : Non, l’obscurité n’est pas associée à cette période. Pas du tout. Je crois [que] notre obscurité se résume dans le XIXe siècle. On a vécu sur la victoire de la bataille des Trois Rois contre les Portugais avec les Saadiens en 1578. A partir de ce moment-là, grosso modo, on était tranquilles jusqu’à la défaite face aux Français d’Algérie en 1844, la bataille d’Isly. Je crois à ce moment-là qu’on peut parler un peu de notre ténèbre, puisque le pouvoir avait du mal à se renouveler. Il avait du mal à confronter les Européens. Suivi d’une nouvelle défaite avec les Espagnols, la guerre de Tétouan en 1860 nous a couté très très très cher, puisqu’on a payé une grande amende de guerre. On n’avait pas suffisamment d’argent. Les Britanniques nous ont prêté, donc on rentre dans un cycle d’endettement, avec la France [qui] rentre en scène également, l’Allemagne. C’est ce XIXe siècle qui passe pour être un moment sombre puisque c’est là que les choses de l’histoire s’accélèrent.

Le résultat, c’est qu’on a tout le XXe siècle qui est en partie colonial, en partie nationaliste, mais les deux ne répondent pas à la question. C’est ça qui nous a donné l’émergence de ce qu’on appelle le mouvement amazigh, le mouvement berbère à la fin du XXe, à partir de 1980 en Algérie d’abord, au Maroc ensuite, un tout petit peu en Libye et en Tunisie, parce que c’est un mouvement qui a commencé à revendiquer le recouvrement de l’identité territoriale et de demander la place, que l’histoire de l’Afrique du Nord est une histoire amazighe, et n’est pas associée ni aux Arabes ni à l’islam. L’islam est un facteur religieux certes, mais il ne peut pas nous donner toute l’explication de l’évolution historique, puisque la variété des régimes dans laquelle vivent les musulmans en Asie, en Afrique de l’Ouest, en Afrique de l’Est, en Afrique du Nord, etc. fait que la variété des histoires des sociétés est très différente. Associer ceci à cela est une mécanique qui ne donne pas de sens, puisque c’est la dynamique des sociétés, la démographie, et la succession des pouvoirs politiques et leur capacité à être à la hauteur de leur pouvoir.

Fanny : Si on a des gens qui nous écoutent et qui veulent venir bientôt au Maroc et voir un petit peu ces traces de toute cette période-là, qu’est-ce que vous conseillez d’aller voir comme monuments, comme endroits au Maroc ?

Mustapha : Partout où ils mettent les pieds, ils sont que dans la mémoire historique amazighe, qu’on soit à Skhirat, à Marrakech, à Fès, à Tétouan, par d’abord la toponymie, les noms des lieux : ils n’ont de sens à 99,9 % – je fais à la référendum de Kadhafi – que dans la langue amazighe. On a beaucoup de sites archéologiques.On a pas mal d’archéologues, mais on a pas de budget. On croule sous l’histoire, mais elle n’est pas mise en valeur. On a l’ancienne ville de Sijilmassa, l’une des premières villes – en tout cas une des plus anciennes villes dont on a trace, pas loin de Merzouga -. Comme Merzouga est très connue comme destination saharienne pour les gens qui aiment le désert, juste à côté, il y a l’ancien site antique qui date au moins du VIIIe siècle et qui était un hub commercial extraordinaire du commerce transsaharien. On a les traces. Elles sont visibles sur la terre. Il y a eu une mission archéologique dans les années 90 maroco-américaine, qui a fouillé, qui a travaillé pendant deux ans, mais depuis ça s’est arrêté.

On a une mission par exemple à Aghmat, juste à côté de Marrakech. On a trouvé par exemple cette ville capitale qui existait avant Marrakech. Elle est à même pas une heure de Marrakech. On a retrouvé – d’ailleurs le site est visitable – un hammam complet qui date au moins du XIe siècle, peut-être avant, avec les trois pièces. Il est debout. Les archéologues ont gratté un tout petit peu et ils ont trouvé un hammam avec la salle d’attente, avec la fameuse faïence et la fontaine d’eau. Il y a la mosquée, il y a le palais royal. Cette archéologie va nous chambouler la perception de l’histoire parce que les Orientalistes et les Marocains plus tard ont développé l’idée que l’Andalousie était plus développée que le Maroc. Or, l’Andalousie était sous autorité marocaine ou maghrébine ou amazighe, pour inclure l’ensemble des populations d’Afrique du Nord. C’est pas l’Andalousie qui va nous apprendre comment faire le zellige ou comment faire de la musique, puisque les zelliges existent encore chez nous, et c’est une spécialité de la ville de Fès.

C’est comme l’anecdote : c’est qu’est-ce qu’un cordonnier ? Un cordonnier est un cordouan qui travaille la maroquinerie de Fès. La maroquinerie par rapport à Maroc, ça nous a donné la maroquinerie. Fès, la ville des tanneurs, qui est pratiquement, je crois, la seule ville où on a encore de la tannerie. Je remercie l’UNESCO qui nous a aidés à la mettre à jour, parce que les gens commencent à utiliser de nouveaux produits chimiques, la pollution, etc. Vous avez une association extraordinaire, ça peut faire l’objet d’une dissertation en histoire pour les gens de l’agrégation (rire de Fanny), et comme ça joindre l’utile à l’agréable. A partir d’une définition du dictionnaire de la langue française, on peut embrasser l’histoire jusqu’à un certain moment et surtout pour des spécialistes et des chercheurs décoder des mots sans maux.

Parce qu’on ne cherche pas à créer les histoires pour l’histoire, mais on cherche à comprendre le passé, non pas pour des revanches, etc., comme les idéologues ont essayé de faire, mais c’est pour que chacun puisse comprendre l’évolution de l’humanité tout entière, qui est un échange de prêts et d’emprunts, d’une manière directe ou indirecte, d’influences réciproques. C’est ainsi que l’humanité a, je pense, avancé. Personne aujourd’hui sur Terre ne peut se targuer d’avoir été l’inventeur de ci ou de ça ou de ceci ou de cela, parce que toute cette histoire de l’humanité est basée sur les échanges. C’est par les échanges que certains capitalisent par rapport à d’autres. C’est comme ça que la science va avancer et l’humain avec.

Fanny : Merci beaucoup Mustapha Qadery pour cette épopée que nous venons de faire ensemble sur l’histoire du Maroc. Vraiment, merci beaucoup. Je pense que les auditeurs et auditrices sont très redevables de tout ce que vous avez raconté.

Mustapha : Merci beaucoup, c’est un plaisir aussi. J’ai écouté vos podcasts, les gens qui passent chez vous. Je découvre énormément de choses. Je suis du métier mais on ne peut pas tout savoir, on ne peut pas tout lire. Heureusement, ces nouvelles technologies permettent de communiquer entre collègues. Merci la technologie encore.

Fanny : Merci à vous. Alors je dis pour les auditeurs et auditrices qui n’ont peut-être pas réussi à tout suivre, sur le site passionmedievistes.fr, on vous mettra plein plein plein d’informations complémentaires, comme ça vous pouvez suivre en même temps. Je redis : Mustapha Qadery, on peut aussi vous entendre dans le podcast Radio Maarif, où vraiment très souvent vous intervenez sur plein de sujets d’histoire marocaine. A chaque fois c’est passionnant. Je le recommande. Je vous dis à très bientôt pour un prochain épisode, ou un prochain hors-série, ou un prochain je ne sais quoi de Passion Médiévistes.

[Générique de fin]

Merci énormément à So et Youna pour la retranscription !

 

Et la chanson de fin est le titre « Marock’n Roll II » du groupe marocain Hoba Hoba Spirit :