Sciences & Moyen Âge – Épisode 2 : Les mathématiques
Comment et à quelle vitesse la numération indo-arabe s’est-elle implantée en Europe occidentale pour changer les mathématiques ?
C’est peut être un des clichés les plus récurrents quand on parle du Moyen Âge : c’est une période sombre où rien n’a été inventé, une période de recul dans les connaissances et les technologies… Mais si vous avez déjà écouté d’autres épisode de ce podcast, vous savez que c’est faux ! Pour vous aider à mieux comprendre pourquoi, je vous propose une série d’épisodes concentrée sur les innovations et avancées techniques du Moyen Âge, dans différents domaines, avec des invités passionnants et passionnantes, comme d’habitude.
Dans ce deuxième épisode, Marc Moyon, historien des mathématiques médiévales et maître de conférence et directeur de l’INSPÉ de l’académie de Limoges, vous raconte l’histoire de la numération indo-arabe. Voyagez d’Inde en Espagne musulmane, avec des détours par la Sicile ou encore le Moyen-Orient, pour découvrir comment et à quelle vitesse cette numération indo-arabe s’est progressivement implantée en France, tout au long du Moyen Âge.
Une histoire des chiffres
La numération dite arabe, celle que nous utilisons aujourd’hui, a été introduite dans l’Occident latin au cours du Moyen Âge. Mais contrairement à l’idée communément répandue, les Arabes n’ont pas inventé les chiffres. En effet, la numération indo-arabe – d’abord identifiée comme calcul indien – est, comme son nom l’indique, originaire d’Inde. Elle a ensuite été importée dans le monde musulman avant d’arriver en Occident.
Marc Moyon vous explique que malgré une absence de sources manuscrites ou d’artefacts, les historiens émettent l’hypothèse d’une première observation du calcul indien aux alentours des VIe ou VIIe siècles. Il est ainsi probable qu’un érudit d’origine syriaque (région du Proche et Moyen-Orient) ait pris connaissance de la numération indienne à ce moment-là du Moyen Âge.
Il faut ensuite attendre le IXe siècle, plus précisément entre 813 et 833, et le mathématicien perse Al-Khwarizmi pour voir apparaitre une traduction, en arabe, d’un livre indien sur la numération avec algorithme opératoire. Il s’agit d’un ouvrage sur la numération décimale positionnelle, c’est-à-dire qui fonctionne par dizaines, avec neuf symboles assortis du zéro. C’est une innovation qui permet alors d’écrire tous les nombres, à l’infini. D’ailleurs, le terme algorithme vient du nom de ce mathématicien et astronome qui fournit au pays d’Islam son premier livre sur le sujet.
Puis, la recherche a mis au jour de nouvelles traces prouvant la connaissance de la numération indo-arabe via d’autres tentatives d’introduction de cette numération. En 976, un premier manuscrit intègre la numération indo-arabe à neuf chiffres, en précisant qu’ils viennent d’inde et ont été transmis via une traduction de textes en langue arabe. Une seconde tentative est à l’initiative du mathématicien Gerbert d’Aurillac, devenu ensuite pape sous le nom de Sylvestre II. Surnommé le pape de l’an mille, il développe son propre instrument de calcul, l’abaque de Gerbert. Marc Moyon précise qu’un abaque est un ancien instrument de calcul, ancêtre de la calculatrice et artefact dont les premières traces remontent à l’antiquité tardive.
Les mathématiques et les savants au Moyen Âge
Plus tard, au XIIe siècle, dans la royaume d’Al Andalus – à l’époque où la péninsule ibérique est sous domination arabe – des érudits de toute l’Europe découvrent ces textes arabes sur l’algèbre et la numération indo-arabe. Ils sont convaincus de l’intérêt de cette “nouvelle” numération et c’est à ce moment-là que plusieurs adaptations latines du texte arabe original apparaissent.
Encore un siècle après, Leonardo da Pisa, dit Fibonacci, découvre les mathématiques des pays de l’Islam et la numération indo-arabe lors d’un voyage à Bougie – actuelle Béjaïa, en Algérie. En 1217, dans son Liber abaci, il vulgarise la numération indo-arabe et y décrit la suite de Fibonacci, aussi connue comme la suite de double récurrence.
Si des savants en parlent et publient des ouvrages sur le sujet, comme en témoigne Marc Moyon, cette innovation – à savoir la numération indo-arabe – n’est pas tout de suite utilisée dans la pensée mathématique du Moyen Âge. Sa mise en place a demandé des siècles et c’est par la force de l’habitude qu’elle s’est s’installée durablement en Europe. En effet, même si les érudits sont rapidement convaincus de l’intérêt de ce système par rapport à la numération romaine, il est difficile de changer les habitudes des Européens qui calculent avec les chiffres romains depuis des siècles. C’est un véritable changement de modèle, un bouleversement des usages.
C’est comme apprendre à lire une nouvelle langue, avec [en plus] un nouvel alphabet. — Marc Moyon.
Il faut attendre la fin de l’époque médiévale et plus exactement la fin du XVe siècle pour observer une généralisation du recours à la numération indo-musulmane. Cependant, elle n’est employée que dans les milieux de grande érudition et les universités, par des mathématiciens ou encore des astronomes médiévaux ayant une importante culture intellectuelle. À l’inverse, à la même époque, dans les milieux commerçants, les changeurs et autres marchands utilisent toujours la numération romaine dans leurs livres de comptes.
Enfin, Marc Moyon insiste sur le fait que la numération indo-musulmane ne commence concrètement à se généraliser en France qu’au XVIe siècle. Le processus d’adaptation et de changement dure d’ailleurs jusqu’à la Révolution Française. Il nous explique que c’est finalement la décision d’uniformiser l’ensemble des systèmes de calculs, de poids et de mesures sur le système décimal qui normalise la numération indo-arabe telle que nous l’utilisons encore aujourd’hui.
Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de consulter :
- Article de Marc Moyon : Apprendre les mathématiques au Moyen Âge : l’importance des traductions arabo-latines
- La Méthode Scientifique (France Culture) – Fibonacci, une suite qui vaut de l’or
- Pourquoi nos chiffres ont la forme qu’ils ont (France Culture)
- Al-Khwârizmî, père de l’algèbre arabe , Ahmed Djebbar, Canal U, 2015
Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :
Merci à Clément Nouguier qui a réalisé le magnifique générique du podcast, à Maël Nantieras pour la prise de son et à Alizée Rodriguez pour la rédaction de l’article !
Fanny Cohen-Moreau : On entend parfois dire que les chiffres ont été inventés par les arabes, mais, on va voir, dans cet épisode, que c’est en fait un peu plus compliqué que cela. Mais quand même, que le Moyen Âge est une époque importante pour l’histoire des mathématiques. Et pour en parler j’ai le plaisir de recevoir Marc Moyon. Bonjour Marc.
Marc : Bonjour
Fanny Cohen-Moreau : Alors Marc, tu es historien des mathématiques médiévales, maître de conférences HDR et même directeur de l’INSPÉ de l’Académie de Limoges, l’INSPÉ c’est l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation. Donc, je pense que je n’aurais pas pu avoir meilleur invité aujourd’hui peut-être, pour parler de tout ça. Alors donc Marc, quand on dit que les chiffres ont été inventés par les arabes, qu’est-ce qu’on veut dire par là, et en fait qu’est-ce que résume cette phrase ?
Marc : Merci pour la présentation assez élogieuse.
Fanny Cohen-Moreau : Rires
Marc : Qu’est-ce que veut dire cette phrase ? Elle est très compliquée parce qu’elle fait appel d’abord à des faits historiques, qui sont à remettre en cause, inévitablement, et la période du Moyen Âge est propice pour cela évidemment, puisqu’on va le voir tout au long de cet épisode, c’est pendant le Moyen Âge que la numération qu’on utilise aujourd’hui, et qu’on dit être arabe, et bien, va se mettre en place en Europe, en Occident latin, à différents moments, différents lieux, et pour différentes raisons. Et on va essayer de le détailler ensemble. L’important c’est de comprendre aussi…, alors je parlais d’histoire, mais il y a aussi une question nationaliste, en fait, dans cette histoire-là, parce que…, j’ai été prof de mathématiques en collège et lycée, et très souvent, des étudiants, enfin des élèves, me disent « Ah mais monsieur, ‘on’, ‘on’ a inventé les chiffres ». « On » étant les arabes, puisque j’ai travaillé par exemple à Lille, à Roubaix ou à Créteil, et j’avais pas mal d’élèves d’origine maghrébine, par exemple, et en réalité, c’était compliqué de leur dire « Mais non, les arabes n’ont pas inventé les chiffres et il ne faut pas dire cela comme ça ». On avait l’impression de les … déposséder d’un bien collectif et c’était très compliqué de ramener la réalité face, face à cette…, à cette jeunesse. Et en réalité, ce qui est important, c’est que, en même temps que l’on peut parler de la numération, on doit parler des autres avancées conceptuelles, ontologiques, des mathématiques au Moyen Âge, notamment des mathématiques venues des pays d’Islam, puisque c’est bien de cela dont il s’agit avec la numération.
Fanny Cohen-Moreau : Eh bien on va parler de tout cela effectivement ! Alors repartons un petit peu au début donc, de toute cette affirmation. Comment ? et où ? et quand ? même, voilà, ont été développés les chiffres qu’on utilise aujourd’hui ?
Marc : Bon alors c’est une question très compliquée ! Parce que, effectivement, les historiens…, vous le savez, on est dépendant des sources disponibles aujourd’hui. C’est une question qui a occupé certains historiens, trop peu à mon goût, et un certain nombre d’historiens des mathématiques. Ce qui est intéressant, c’est que dans cette histoire, qui est une histoire conceptuelle, une histoire intellectuelle, mais aussi une histoire sociale, il est important de recouper les sources, et donc toutes les communautés doivent se mettre au travail. Alors pourquoi elle est compliquée ? Et bien d’abord parce qu’il faut revenir au probablement VIe /VIIe siècle, à un moment où, peut-être du côté du syriaque, quelqu’un qui se nomme Sévère Sebôkht, donc VIe /VIIe siècle, prend connaissance de la numération indienne. Donc c’est peut-être, et je dis peut-être parce que nous n’avons pas ici de documents, ou d’archives, de manuscrits, d’artefacts, nous témoignant précisément de son approche, de l’approche donc de Sévère Sebôkht, envers les mathématiques indiennes. Par contre, on sait qu’il connaît l’astronomie indienne par exemple, la géométrie indienne, qu’il connaît certains textes philosophiques grecs. C’est quelqu’un d’érudit, hein, et donc il prend connaissance, probablement pour la première fois dans cette partie du monde, Moyen-Orient/ Proche-Orient, de la numération indienne.
Le premier témoignage en réalité que nous avons, c’est celui d’al-Khwārizmī, « Muḥammad ibn Mūsā al-Khwārizmī », Mohammed fils de Moïse du Khwarezm. C’est un astronome, mathématicien venu donc du Khwarezm, une région située aujourd’hui dans l’actuel Ouzbékistan, et il est à la cour du calife al-Ma’mûn entre 813 et 833 à Bagdad. C’est un éminent mathématicien de la maison de la sagesse, Bayt al-hikma, institution mise en place par les califes, pour inciter le développement des sciences, la traduction gréco-arabe, du syriaque à l’arabe, pour mettre à la disposition de l’ensemble de leurs coreligionnaires, eh bien, le savoir savant disponible, et connu en dehors des frontières des pays d’Islam. Et là, on raconte que al-Khwārizmī a en sa possession un petit livre, peut-être d’astronomie, peut-être de mathématiques, détaillant l’utilisation du calcul des Indiens, donc ḥisāb ‘l-Hindī, donc « le calcul indien » et cela s’appellera de manière définitive maintenant en pays d’Islam ḥisāb ‘l-Hindi, le « calcul des Indiens » ou le « calcul indien », et cela deviendra « de numero indorum » en latin, très rapidement. Quand je dis très rapidement, c’est-à-dire dès le XIIe siècle, de manière assurée. Et on verra que là encore, entre le Xe et le XIIe siècle en Europe latine la situation est un peu compliquée.
Donc si je peux résumer, parce que je suis très long, entre 813 et 833, al-Khwārizmī a en sa possession un livre sur le calcul indien, kitab al hisab’l-Hindī, probablement à la demande du calife, ou d’une manière plus générale dans un souhait de donner à tous ses coreligionnaires l’ensemble des savoirs savants disponibles, il décide de faire une version en arabe de ce livre indien. Et donc, c’est la première trace écrite de la numération indienne, avec les algorithmes opératoires que …, presque les mêmes que les nôtres, qui est une numération décimale positionnelle, et je vais expliquer ces mots juste après. Et donc il fournit aux pays d’Islam ce petit livre détaillant neuf symboles, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3 2, 1 et un dernier symbole, très important, le 0, qui va permettre de mettre en place cette numération décimale positionnelle. Alors pourquoi ? Décimale, cela veut dire qu’elle est à base 10. Chaque fois que j’ai un paquet de 10, et bien, j’ai une unité supplémentaire : j’ai un paquet de 10 unités alors j’ai une dizaine, j’ai un paquet de 10 dizaines alors j’ai une centaine, j’ai un paquet de 10 centaines alors j’ai un millier, etc. Et vous voyez que, cette procédure, ce système, peut aller aussi loin que l’on veut. C’est ça la force d’un système décimal positionnel.
Fanny Cohen-Moreau : Donc là, c’est vraiment un changement dans les mathématiques, mais énorme, qu’on voit au Moyen âge.
Marc C’est un changement radical que propose la numération indienne et que va développer al-Khwārizmī et ses successeurs. Parce que, avec cette numération donc, on peut écrire tous les nombres que l’on veut, avec un principe simple, et aussi grands que l’on veut. Mais en plus, grâce à cette numération, nous avons de nouveaux algorithmes opératoires. Tiens ? le mot algorithme vous savez d’où il vient ?
Fanny Cohen-Moreau Alors oui, j’ai cru le lire et je trouve ça hyper intéressant. Vas-y.
Marc Alors algorithme ça vient de al-Khwārizmī précisément, al-Khwārizmī ça s’écrit al Kouarizmi, lorsque les latins au XIIe siècle vont découvrir les textes fondateurs d’al-Khwārizmī, ils vont translittérer son nom de manière phonétique donc al-Khwārizmī va devenir algorisme, et algorisme deviendra algorithme.
Fanny Cohen-Moreau : Et bien justement Je pense que ça peut être intéressant de dire maintenant comment ce système, comment ces chiffres sont arrivés en Europe.
Marc : Maintenant comment ces chiffres sont arrivés en Europe, on est, alors j’ai envie de dire, comme on est un peu plus proche de nous, géographiquement et temporellement, on devrait être un peu plus renseignés. Et bien c’est pas si simple ! En réalité le texte arabe d’al-Khwārizmī et aujourd’hui perdu. Perdu cela veut dire que nous n’avons retrouvé à ce jour aucune copie manuscrite du texte arabe. Donc là je charge les doctorants, les masterants en histoire de partir à la conquête, à la recherche du texte perdu d’al-Khwārizmī.
Fanny Cohen-Moreau : Il y a du travail oui …
Marc : Oui, il y en a des dizaines et des dizaines en histoire des mathématiques, il y a du travail. Par contre ce qu’on a, c’est les versions latines du texte d’al-Khwārizmī. Alors au XIIe siècle, dans cette période fondamentale pour la construction scientifique, mathématique, de l’Europe, des érudits de l’Europe entière, de l’Angleterre, de l’Italie, de la France, du Nord, de l’Allemagne… alors je prononce, ou j’énonce, des pays selon la géographie actuelle hein, bien sûr ils n’existent pas …
Fanny Cohen-Moreau : oui
Marc : … à cette époque-là, vous le savez. Viennent donc de l’Europe entière, des érudits, du clergé la plupart du temps, pour découvrir les textes rédigés en arabe, contenus dans les bibliothèques d’Andalus, Andalus étant la partie de la péninsule ibérique sous domination musulmane. Avec une ville exemplaire pour cela, qui est Tolède où l’on peut parler arabe, où l’on peut parler hébreu, où l’on peut parler latin, alors quand je dis parler c’est aussi écrire bien sûr, et tout le monde, ou presque, se comprend, et donc c’est par le syncrétisme de l’Andalus, le syncrétisme religieux mais aussi le syncrétisme culturel et intellectuel du XIIe siècle andalousien. Donc ces érudits arrivent en Espagne et découvrent des textes, en particulier le fameux Petit livre sur le calcul indien d’al-Khwārizmī . Alors, il faut savoir qu’al-Khwārizmī est aussi l’auteur d’un autre texte, sur l’algèbre, et donc ces érudits découvrent à la fois le texte sur l’algèbre et à la fois un texte sur la numération indo-arabe. Ce qui, d’ailleurs, leur permet de comprendre sans doute un peu mieux le texte sur l’algèbre qui utilise la numération indo- arabe.
Fanny Cohen-Moreau : Oui forcement, ils ont besoin de l’un pour comprendre l’autre.
Marc : Ce ne serait pas nécessaire, mais c’est quand même beaucoup mieux, je vous l’assure, [ rires ] quand vous avez le manuscrit en face de vous… c’est …c’est beaucoup mieux ! Donc au XIIe siècle, on a plusieurs versions, qu’on va appeler arabo-latines. Ce ne sont pas vraiment des traductions, on les appelle versions ou adaptations, car comme on n’a pas le texte originel arabe, ben on ne sait pas trop comment les auteurs l’ont traduit ou l’ont rédigé. Mais on a au moins trois ou quatre versions latines, un peu différentes, de ce qu’aurait pu être le texte d’al-Khwārizmī. Donc au XIIe siècle on est convaincu, au moins dans la sphère intellectuelle érudite latine, de l’intérêt de la numération que j’appelle donc indo-arabe, vous comprenez pourquoi maintenant, donc décimale positionnelle. Mais, si tu me permets une remontée un peu dans le temps.
Fanny Cohen-Moreau : Je t’en prie, oui.
Marc : Il est tout à fait possible que déjà au Xe siècle on ait connaissance de cette numération décimale positionnelle avec les neuf symboles. On a deux témoignages pour cela. Vers 976, un manuscrit est écrit dans le nord de l’Espagne dans la Rioja (on l’a aujourd’hui ce manuscrit il est dans la bibliothèque de l’Escurial, en Espagne) et dans un petit passage des Étymologies d’Isidore de Séville décrivant les mathématiques, l’auteur, ou le copiste, juge bon d’intégrer la numération indo-arabe avec les neuf chiffres. Et d’ailleurs, cet auteur précise que ces neuf chiffres viennent d’Inde. Donc au Xe siècle, on le sait ! Cela vient d’Inde, et transféré ou transmis par la tradition de langue arabe. Donc il y a ce petit texte là, et puis, il y a, surtout, le grand mathématicien Gerbert d’Aurillac, qui deviendra le pape de l’an mil, qui est versé dans les mathématiques, très doué, qui va séjourner un certain temps à Bobbio dans le nord de l’Espagne dans un monastère et va mettre en place une des innovations de l’an mil qui s’appelle l’abaque, qu’on dira être l’abaque de Gerbert. L’abaque, c’est l’ancien instrument de calcul, remplaçant la calculatrice en l’an mil, quoi hein. Alors les abaques, ils existent dans diverses traditions et depuis très longtemps. On a des artefacts remontant même à l’Antiquité ou l’Antiquité tardive. Là, cet abaque, ce qu’il a d’intéressant, c’est que c’est un abaque à colonnes et donc, imaginez comme quand aujourd’hui on pose une addition : on doit mettre les unités sous les unités, les dizaines sous les dizaines, les centaines sous les centaines etc. et donc vous faites comme ça des colonnes de chiffres. Et bien ça, c’est l’innovation de Gerbert, il va mettre en place un tableau, qu’on va appeler l’abaque, avec des colonnes de chiffres, et pour utiliser et mettre des chiffres dans ces colonnes, il va avoir des petits boutons, ou des petits jetons, qu’on va appeler apices en latin et sur ces apices il va mettre, il va écrire, les neuf symboles de la numération indo-arabe. Donc vous voyez au Xe siècle, on a deux tentatives d’introduction de la numération indo-arabe, par deux auteurs différents. L’un reste inconnu, l’autre est très connu, puisqu’il deviendra, je vous l’ai dit, le pape de l’an mil, Gerbert d’Aurillac…
Fanny Cohen-Moreau : oui un vrai pape ? C’est vraiment un pape des papes, oui ?
Marc : Un vrai pape, le pape de Rome. Il sera détourné de ses mathématiques pour aller diriger l’église. Malheureusement après ce Xe siècle, et même avec les traductions, les adaptations arabo-latines du XIIe siècle, la numération indo-arabe ne sera pas utilisée massivement. C’est-à-dire que…, il faut bien penser que, ce n’est pas une invention, d’accord ? parce que l’invention elle a eu plutôt lieu du côté de l’Inde …
Fanny Cohen-Moreau : oui
Marc : … et six siècles avant, mais cette innovation dans les pratiques mathématiques, ou même dans la pensée mathématique, pour se peut se mettre en place va demander des siècles.
Fanny Cohen-Moreau : Alors juste, avant qu’on aille un peu plus loin, parce que tous ces sujets de transmission du savoir ça me passionne énormément, peut-être que les auditeurs se demandent aussi, est-ce que, au moment des croisades, est-ce qu’il y a pu avoir aussi de la transmission de savoirs aussi à ce moment-là ? Parce que là on a parlé plutôt de la transmission de savoirs par al Andalus, par l’Espagne, mais est-ce que par les croisades aussi, il y a pu avoir de la transmission de savoirs à ce moment-là ?
Marc : Alors, il y a des transmissions de savoirs aussi via la Sicile, qui n’est pas une partie de l’Andalus, ça c’est important. Et la Sicile c’est un peu ce que je vous ai décrit, comme Tolède tout à l’heure, on peut y parler aussi bien latin, hébreu que grec ; et donc une transmission par la Sicile. Du côté des croisades évidemment on a une transmission, ce n’est pas tout à fait la même nature de transmission. C’est-à-dire que du côté de l’Andalus ou de la Sicile ce sont des textes qui circulent, ce sont des textes qui sont copiés, traduits, développés, dont le savoir est diffusé ainsi. Lorsqu’un savoir est diffusé via les croisades, alors, soit effectivement les croisés ramènent des livres ou envoient des livres à leur région d’origine, mais la plupart du temps c’est une diffusion d’homme à homme ; alors quand je dis « d’homme à homme », ça peut être de femme à femme, d’homme à femme et de femme à homme, la question elle n’est pas là,… mais d’individu à individu. Et donc souvent, on raconte que tel individu a rencontré tel autre, en Égypte par exemple, et a discuté de tel problème mathématique ou de telle question mathématique, ou a pris connaissance que, de l’autre côté de la Méditerranée, il existait un auteur, ou il existait un livre, qui répondait à telle question, d’accord ? Et donc là, il va y avoir une diffusion un peu plus lente ou je dirais plus indirecte quoi, même si, finalement elle est plus directe puisque c’est de bouche à oreille.
Alors, ce n’est pas lors de croisades, mais j’ai un exemple intéressant à mettre en place ici, c’est Léonard de Pise, Leonardo da Pisa, ou Fibonacci que…
Fanny Cohen-Moreau … Ah ça me dit quelque chose ce nom, oui !
Marc… oui je pense que dans la culture collective Fibonacci est important parce que, (alors ce n’est pas le nom de célèbres pâtes italiennes) …
Fanny Cohen-Moreau : rires
Marc : … mais quiconque a été jusqu’au lycée a probablement vu la suite de Fibonacci. La suite de Fibonacci c’est un problème que Fibonacci décrit dans son Liber abaci, Le livre du calcul, écrit une première fois en 1202, donc XIIIe siècle, et une 2e édition sera écrite en 1228 par Fibonacci lui-même. Dans ce problème, c’est un des premiers problèmes de modélisation mathématique hein, et là encore, je pense qu’on peut parler d’innovation, technique et conceptuelle, alors la modélisation mathématique ça veut dire que je pars d’un problème qui est réel ou qui s’apparente à un problème réel et je le transfère dans un domaine purement mathématique. Donc là, son problème c’est le suivant : il met des lapins, ou il mettrait des lapins, dans un enclos fermé de tous bords et il regarde comment la population de lapins va se développer. Alors évidemment ces lapins …alors vous comprenez pourquoi il a choisi des lapins …
Fanny Cohen-Moreau : oui [rires]
Marc : …enfin je ne vais pas revenir sur la classique boutade, on n’est pas là pour faire du grivois, mais il va donner des règles pour la copulation de lapins. Alors par exemple un lapin ne peut se reproduire qu’au bout …enfin âgé d’un mois, pas avant. Et puis, systématiquement finalement les enfants, ils vont faire des enfants, donc il y a des hommes et des femmes, enfin des femelles et des mâles, comme on veut quoi. C’est une vraie modélisation, c’est à dire qu’il y a un modèle derrière qu’il va rédiger. Et donc cette suite de Fibonacci en fait c’est une suite de nombres, qui représentent le nombre de lapins dans l’enclos mois après mois. Et pour obtenir par exemple le nombre de lapins, avec ces conditions initiales hein, pour obtenir le nombre de lapins d’un mois N, et bien il suffit d’additionner le nombre de lapins du mois d’avant avec le nombre de lapins du mois encore d’avant. Et donc, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui, et c’est ce qui est enseigné au lycée aujourd’hui, une suite de récurrence, une suite de double récurrence. Bien sûr chez Fibonacci il n’y a pas de notion de récurrence ou de suite, il y a un tableau de nombres où il explique comment il obtient ces nombres les uns avec les autres, d’accord ? Donc c’est les mathématiciens tardifs, postérieurs, qui vont voir dans cette suite de nombres, un intérêt considérable. Et aujourd’hui encore, les mathématiciens, dans leurs laboratoires, travaillent sur la suite de Fibonacci, dans des conditions différentes, dans des points de départ, dans des conditions initiales différentes. Pourquoi je vous donne cet exemple-là ? Parce que, lui, n’a pas participé aux croisades mais, par contre, on sait, d’après le prologue du Liber abaci, que son père, qui est un haut administrateur des douanes de Pise, est envoyé à Bejaïa, la ville de Bougie dans l’Algérie actuelle. Donc, Bougie est un comptoir maritime, commercial, de la République maritime de Pise. Et Fibonacci va y passer quelques jours, dans son prologue il précise aliquod dies donc on ne sait pas combien de temps, il va passer quelques jours auprès de son père à Bougie. Que se passe-t-il ? Et bien, là, précisément, il découvre les mathématiques des pays d’Islam, et en particulier, dit-il, leur nouveau moyen de calculer qu’est la numération indo-arabe et il trouve ça formidable ! Évidemment, c’est un grand mathématicien Fibonacci, il voit tout de suite l’intérêt de cette numération par rapport à celle qu’il utilise jusqu’à maintenant à savoir la numération romaine.
Fanny Cohen-Moreau : Oui c’est ce que j’allais justement te dire, c’est que jusqu’à présent il faisait avec les chiffres romains ?
Marc : Absolument.
Fanny Cohen-Moreau : Donc beaucoup plus compliqué.
Marc : Absolument. C’est effectivement plus compliqué. C’est probablement moins compliqué pour écrire un nombre petit, mais dès qu’on veut écrire un grand nombre, ce que je vous ai raconté tout à l’heure sur la facilité d’écrire les grands nombres avec la numération décimale positionnelle, et bien tombe à l’eau, complètement, avec la numération romaine. Je vous rappelle que, la numération romaine, c’est un principe additif et donc il faut additionner les valeurs des symboles pour avoir le nombre final. Donc imaginez un grand nombre, ben il va falloir un grand nombre de symboles ou inventer des nouveaux symboles.
Fanny Cohen-Moreau : Ben, on le voit aujourd’hui, quand on voit sur des bâtiments, même bah, ce bâtiment a été construit alors… en 1800 et quelque chose, quand on le voit de façon classique, quand ça a été fait à l’époque contemporaine, quand on voit tous ces X, ces L, ces M …C’est très, très long à écrire, alors que si on écrit juste en chiffres arabes c’est beaucoup plus court.
Marc : C’est vrai. Mais attention, parce que là il faut bien imaginer que quand vous êtes au Moyen Âge vous êtes habitué à lire la numération romaine, et donc c’est sans doute plus facile pour un lecteur ou scripteur médiéval de lire un nombre en numération romaine plutôt qu’un nombre dans une numération qu’il ne connaît pas. C’est comme si aujourd’hui on vous donnait à lire un mot dans une langue étrangère, enfin, pas dans une langue étrangère pardon, dans un alphabet étranger. Moi vous me mettez un mot en alphabet cyrillique, je ne sais pas le lire, il y a 20 ans quand vous me mettiez un mot rédigé dans la langue arabe je ne savais pas le lire. On pourrait dire c’était du chinois pour moi ! Il faut faire attention à l’anachronisme de se dire « Ah bien oui, aujourd’hui, c’est quand même plus facile d’écrire 1842 que l’équivalent en numération romaine » parce que, précisément, c’est probablement cette inaptitude à lire la nouvelle numération qui a fait que, malgré l’introduction du Xe siècle, avec Gerbert d’Aurillac notamment, malgré les traductions arabo-latines du XIIe siècle, malgré le Liber abaci de Fibonacci, qui est énormément répandu à partir du XIIIe siècle, et bien, tous les traités mathématiques ou les marchands, les commerçants, les banquiers, les administrations centrales n’utilisent pas la numération indo-arabe exclusivement ou majoritairement, avant le XIVe, XVe siècle.
Fanny Cohen-Moreau : Qu’est-ce qu’il y a eu, alors, comme changement pour que cela ait été utilisé à cette époque-là ?
Marc : On s’habitue. Ce qui se passe au XIIIe siècle donc, on a aussi les universités naissantes. Et, ce qu’on appelle l’algorisme, le mot que je vous ai prononcé tout à l’heure, c’est-à-dire toute la tradition arithmétique des nombres et du calcul lié à la numération indo-arabe, est enseigné à l’université. Et donc finalement, et bien il y a la numération indo-arabe, le nouveau calcul, les chiffres qui sont, d’une certaine manière, assez peu démocratisés, et qui sont réservés à l’érudition, et puis, la numération romaine, ben, qui est utilisée depuis des siècles, les gens sont habitués, on a nos propres techniques opératoires, nos propres repères. Et donc pour changer de modèle, pour changer les usages, et bien il faut du temps. Il faut probablement aussi que conceptuellement les algorithmes opératoires liés à la numération indo- arabe évoluent un peu et s’accordent avec l’usage de la plume et du papier.
Fanny Cohen-Moreau : Alors, là, effectivement tu nous as parlé beaucoup du côté mathématique, du côté, ben, de quelques usages et tu as dit, donc, c’est effectivement plutôt à la fin du Moyen Âge que ce nouveau système de chiffres est utilisé dans les manuscrits et qu’il se généralise, c’est ça ?
Marc : Oui c’est plutôt ça. Donc on va le voir d’abord se généraliser dans les milieux de grande érudition, comme les astronomes ou les mathématiciens. Par exemple, toutes les algèbres qui vont s’écrire en latin au XIVe siècle, les copies que nous avons, utilisent la numération indo-arabe, il y a plus tellement de doutes. Mais on est dans un milieu très fermé, très serré, de grande, grande, érudition, proche des universités et ayant une culture intellectuelle très importante. Maintenant si on regarde, par exemple, les milieux de changeurs, ou les milieux commerçants, de comptabilité et bien, même à la fin du XVe siècle, et même début du XVIe siècle, ces documents que nous avons utilisent la numération romaine, toujours et encore. Parce qu’elle va avoir du mal à se mettre en place pour que tout un chacun puisse lire et comprendre cette nouvelle numération. Alors évidemment, ça va vraiment se développer et ça va…, XVe, XVIe siècles on est vraiment dans une nette évolution vers l’exclusivité de la numération indo-arabe. Mais il faut aussi voir que jusqu’à la Révolution française on est dans des systèmes de poids et mesures qui ne sont pas décimaux. Je m’explique, aujourd’hui on mesure avec des mètres, décimètres, centimètres, millimètres etc. et nos mètres, c’est un système décimal. Au Moyen Âge, jusqu’à la Révolution française, on est dans un système local de poids et mesures, et même de monnaies, c’est-à-dire on n’a pas nécessairement les mêmes mesures à Brive à Limoges qu’à Paris, à Orléans à Tours ou à Amboise et on n’a pas du tout les mêmes monnaies, les mêmes valeurs. Et donc on a des bases de monnaies ou de mesures qui ne sont pas des bases 10, ou décimales. Je pense par exemple à la monnaie de compte en livres/sous/deniers, dont j’ai parlé tout à l’heure, et bien pour 12 deniers j’ai un sou et pour 20 sous j’ai une livre. Donc vous voyez, là, je dois faire des produits et des divisions par 12, et des produits et des divisions par 20. Je ne suis plus du tout dans de la base 10 et là donc la numération indo-arabe, et bien, elle ne colle pas nécessairement bien, ou elle n’est pas forcément aussi adéquate, ou elle n’est pas mieux je dirais, que la numération romaine, elle n’a pas de meilleurs avantages. Par contre à la Révolution française, dès qu’on va décimaliser les systèmes de poids et mesures, et bien là, tout va coller. Tout sera décimal, finalement on n’aura plus le choix du tout, mathématiquement, conceptuellement et même de toute façon politiquement, mais là on dépasse le Moyen Âge.
Fanny Cohen-Moreau : Oui je trouve justement super intéressant de voir comment cette innovation, comment, oui ce nouvel usage, a mis du temps à s’installer, parce que on a souvent l’idée que, oui, on a commencé d’un coup à utiliser ces nouveaux chiffres en Europe. Mais c’est hyper intéressant, effectivement, de voir à quel point cela a pris du temps à se diffuser.
Merci énormément Marc Moyon pour tout ce que tu nous as raconté. C’était vraiment passionnant ; et encore j’ai dû me retenir parce que j’aurais encore envie de poser plein d’autres questions, mais je voulais qu’on reste assez introductif dans cet épisode. Donc merci énormément.
Marc : Je suis désolé d’être aussi long et bavard.
Fanny Cohen-Moreau : Mais non ! c’est passionnant !
Merci encore beaucoup à mon invité, Marc Moyon, qui nous a permis d’en savoir plus sur les mathématiques au Moyen Âge. Alors, d’ailleurs vous l’avez peut-être remarqué, mais …, (alors je crois que c’est la première fois dans Passion Médiéviste), j’ai enregistré cet épisode à distance, d’où des petites différences sonores. J’espère que cela ne vous a pas gêné. Je vous mettrai comme d’habitude un article sur mon site passionmédiévistes.fr avec des conseils de lecture et des informations pour aller plus loin. Dans le prochain épisode de cette série Sciences et Moyen Âge, on parlera des livres au Moyen Âge.
Merci à MLine pour la transcription et à Liz pour la relecture !