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Sciences & Moyen Âge – Épisode 2 : Les mathématiques

Comment et à quelle vitesse la numération indo-arabe s’est-elle implantée en Europe occidentale pour changer les mathématiques ?

C’est peut être un des clichés les plus récurrents quand on parle du Moyen Âge : c’est une période sombre où rien n’a été inventé, une période de recul dans les connaissances et les technologies… Mais si vous avez déjà écouté d’autres épisode de ce podcast, vous savez que c’est faux ! Pour vous aider à mieux comprendre pourquoi, je vous propose une série d’épisodes concentrée sur les innovations et avancées techniques du Moyen Âge, dans différents domaines, avec des invités passionnants et passionnantes, comme d’habitude.

Dans ce deuxième épisode, Marc Moyon, historien des mathématiques médiévales et maître de conférence et directeur de l’INSPÉ de l’académie de Limoges, vous raconte l’histoire de la numération indo-arabe. Voyagez d’Inde en Espagne musulmane, avec des détours par la Sicile ou encore le Moyen-Orient, pour découvrir comment et à quelle vitesse cette numération indo-arabe s’est progressivement implantée en France, tout au long du Moyen Âge.

Une histoire des chiffres

La numération dite arabe, celle que nous utilisons aujourd’hui, a été introduite dans l’Occident latin au cours du Moyen Âge. Mais contrairement à l’idée communément répandue, les Arabes n’ont pas inventé les chiffres. En effet, la numération indo-arabe – d’abord identifiée comme calcul indien – est, comme son nom l’indique, originaire d’Inde. Elle a ensuite été importée dans le monde musulman avant d’arriver en Occident.

Statue d’al-Khwarizmi dans sa ville natale, Khiva, en Ouzbekistan actuel © akg-images/Mel Longhurst
Statue d’al-Khwarizmi dans sa ville natale, Khiva, en Ouzbekistan actuel © akg-images/Mel Longhurst

Marc Moyon vous explique que malgré une absence de sources manuscrites ou d’artefacts, les historiens émettent l’hypothèse d’une première observation du calcul indien aux alentours des VIe ou VIIe siècles. Il est ainsi probable qu’un érudit d’origine syriaque (région du Proche et Moyen-Orient) ait pris connaissance de la numération indienne à ce moment-là du Moyen Âge.

Il faut ensuite attendre le IXe siècle, plus précisément entre 813 et 833, et le mathématicien perse Al-Khwarizmi pour voir apparaitre une traduction, en arabe, d’un livre indien sur la numération avec algorithme opératoire. Il s’agit d’un ouvrage sur la numération décimale positionnelle, c’est-à-dire qui fonctionne par dizaines, avec neuf symboles assortis du zéro. C’est une innovation qui permet alors d’écrire tous les nombres, à l’infini. D’ailleurs, le terme algorithme vient du nom de ce mathématicien et astronome qui fournit au pays d’Islam son premier livre sur le sujet.

Puis, la recherche a mis au jour de nouvelles traces prouvant la connaissance de la numération indo-arabe via d’autres tentatives d’introduction de cette numération. En 976, un premier manuscrit intègre la numération indo-arabe à neuf chiffres, en précisant qu’ils viennent d’inde et ont été transmis via une traduction de textes en langue arabe. Une seconde tentative est à l’initiative du mathématicien Gerbert d’Aurillac, devenu ensuite pape sous le nom de Sylvestre II. Surnommé le pape de l’an mille, il développe son propre instrument de calcul, l’abaque de Gerbert. Marc Moyon précise qu’un abaque est un ancien instrument de calcul, ancêtre de la calculatrice et artefact dont les premières traces remontent à l’antiquité tardive.

Les mathématiques et les savants au Moyen Âge

Pope Silvester II. and the Devil Illustration from Cod. Pal. germ. 137, Folio 216v Martinus Oppaviensis, Chronicon pontificum et imperatorum ~1460
Gerbert d’Aurillac (Sylvestre II) dialoguant avec le diable (Illustration from Cod. Pal. germ. 137, Folio 216v Martinus Oppaviensis, Chronicon pontificum et imperatorum, ~1460)

Plus tard, au XIIe siècle, dans la royaume d’Al Andalus – à l’époque où la péninsule ibérique est sous domination arabe – des érudits de toute l’Europe découvrent ces textes arabes sur l’algèbre et la numération indo-arabe. Ils sont convaincus de l’intérêt de cette “nouvelle” numération et c’est à ce moment-là que plusieurs adaptations latines du texte arabe original apparaissent.

Encore un siècle après, Leonardo da Pisa, dit Fibonacci, découvre les mathématiques des pays de l’Islam et la numération indo-arabe lors d’un voyage à Bougie – actuelle Béjaïa, en Algérie. En 1217, dans son Liber abaci, il vulgarise la numération indo-arabe et y décrit la suite de Fibonacci, aussi connue comme la suite de double récurrence.

Si des savants en parlent et publient des ouvrages sur le sujet, comme en témoigne Marc Moyon, cette innovation – à savoir la numération indo-arabe – n’est pas tout de suite utilisée dans la pensée mathématique du Moyen Âge. Sa mise en place a demandé des siècles et c’est par la force de l’habitude qu’elle s’est s’installée durablement en Europe. En effet, même si les érudits sont rapidement convaincus de l’intérêt de ce système par rapport à la numération romaine, il est difficile de changer les habitudes des Européens qui calculent avec les chiffres romains depuis des siècles. C’est un véritable changement de modèle, un bouleversement des usages.

C’est comme apprendre à lire une nouvelle langue, avec [en plus] un nouvel alphabet. — Marc Moyon.

Il faut attendre la fin de l’époque médiévale et plus exactement la fin du XVe siècle pour observer une généralisation du recours à la numération indo-musulmane. Cependant, elle n’est employée que dans les milieux de grande érudition et les universités, par des mathématiciens ou encore des astronomes médiévaux ayant une importante culture intellectuelle. À l’inverse, à la même époque, dans les milieux commerçants, les changeurs et autres marchands utilisent toujours la numération romaine dans leurs livres de comptes.

Liber Abaci – Book of Calculation
Liber Abaci de Fibonacci (1202)

Enfin, Marc Moyon insiste sur le fait que la numération indo-musulmane ne commence concrètement à se généraliser en France qu’au XVIe siècle. Le processus d’adaptation et de changement dure d’ailleurs jusqu’à la Révolution Française. Il nous explique que c’est finalement la décision d’uniformiser l’ensemble des systèmes de calculs, de poids et de mesures sur le système décimal qui normalise la numération indo-arabe telle que nous l’utilisons encore aujourd’hui.

Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de consulter :

Merci à Clément Nouguier qui a réalisé le magnifique générique du podcast, à Maël Nantieras pour la prise de son et à Alizée Rodriguez pour la rédaction de l’article !