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Sciences & Moyen Âge – Épisode 3 : Les livres

Quelle était la place des livres au Moyen Âge ? Découvrez pour quoi et par qui le livre médiéval était utilisé, ainsi que les innovations de l’époque. 

C’est peut être un des clichés les plus récurrents quand on parle du Moyen Âge : c’est une période sombre où rien n’a été inventé, une période de recul dans les connaissances et les technologies… Mais si vous avez déjà écouté d’autres épisode de ce podcast, vous savez que c’est faux ! Pour vous aider à mieux comprendre pourquoi, je vous propose une série d’épisodes concentrée sur les innovations et avancées techniques du Moyen Âge, dans différents domaines, avec des invités passionnants et passionnantes, comme d’habitude.

Dans ce troisième épisode, je reçois deux invitées internationales, Margriet Hoogvliet et Sabrina Corbellini, enseignantes, chercheuses et historiennes de la lecture. Elles vous parlent du livre et de ses évolutions tout au long de la période médiévale. Pour vous, et loin des clichés sur le Moyen Âge, Margriet Hoogvliet et Sabrina Corbellini lisent entre les lignes de l’histoire de cet objet populaire et tournent les pages de ses multiples évolutions.

Le livre, du rouleau aux cahiers reliés médiévaux

Gentile da Fabriano, La grammaire (1411-1412), peinture murale (fragment), Sala delle Arti liberali e dei Pianeti, Palais Trinci à Foligno.
Gentile da Fabriano, La grammaire (1411-1412), peinture murale (fragment), Sala delle Arti liberali e dei Pianeti, Palais Trinci à Foligno.

Avant toute chose, Margriet Hoogvliet vous explique que le livre existe déjà depuis l’Antiquité, sous forme de rouleaux notamment. Le livre médiéval, lui, n’avait pas la même forme qu’aujourd’hui, à savoir des pages de papier reliées entre elles et enserrées dans une couverture. La forme de l’objet “livre” et son rôle évolue au gré des besoins et de ses utilisations. Sabrina Corbellini vous précise que la transformation de la forme du livre va de pair avec la croissance des besoins en écriture liés à la diffusion du christianisme. Ainsi, le rouleau, trop petit, est délaissé au profit du parchemin. Les feuilles sont pliées et cousues entre elles pour former des cahiers. Ils peuvent être assemblés à l’aide d’une reliure en bois ou en cuir, et donnent alors au livre – alors appelé codex – sa forme telle que nous la connaissons aujourd’hui. Si au Moyen Âge le livre n’est donc pas une nouveauté, l’époque médiévale demeure une période d’innovation en la matière, comme le précise Margriet Hoogvliet. Il devient de plus en plus important de conserver et de diffuser les informations, de même que de compiler plusieurs textes dans un seul document.

On développe des registres, des listes de mots en ordre alphabétique, et là, ça va ressembler un peu à Google. — Margriet Hoogvliet

En termes d’innovation, l’une des plus importantes concerne le repérage textuel, c’est-à-dire, l’ensemble des outils nécessaires pour naviguer dans le texte. Margriet Hoogvliet liste ainsi plusieurs outils développés au Moyen Âge. Il s’agit principalement d’éléments visuels, construits dans l’architecture même de la page et qui guident le regard du lecteur : titres de chapitre, paragraphes, lettrines ou encore explications et autres commentaires annotés autour du texte, dans une écriture distincte.

“La production de textes écrits augmentent de manière exponentielle pendant tout le Moyen Âge.” — Sabrina Corbellini

Vous l’aurez compris, au début de l’époque médiévale, la gestion de l’information est une préoccupation d’autant plus importante qu’elle en devient nécessaire. Les informations se multiplient et se diversifient, devenant difficiles à mémoriser et à transmettre oralement. L’écrit est privilégié, et avec lui, la volonté de pouvoir retrouver rapidement les informations. Aussi, Sabrina Corbellini vous indique que les outils de navigation sont apparus très tôt, dès les VIIIème et IXème siècle – soit pendant le règne de Charlemagne. De surcroît, l’écriture se transforme en un véritable instrument de pouvoir : grâce aux livres, l’empereur dispose d’un moyen de distribuer des informations univoques et contrôlées.

Le développement d’outils au sein du livre médiéval

Cambridge, Trinity College Library, Ms B.5.5, fol. 11r.
Cambridge, Trinity College Library, Ms B.5.5, fol. 11r.

Quelques siècles plus tard, au cours des XIème et XIIème siècles, on développe de nouveaux outils permettant de retrouver, non plus seulement des textes, mais également des passages ou des références précises dans les livres. Il n’est alors plus besoin de lire le livre entièrement pour trouver une information spécifique. Les folios – il n’y a pas encore de pages à l’époque – sont numérotés, les livres incluent des tables des matières et des registres de mots – ou index. Sabrina Corbellini souligne l’importance de cette période dans l’évolution du livre médival car elle coïncide avec la naissance des universités. La production de livres, véritables vecteurs du savoir, est alors en pleine croissance.

Les XIIème et XIIIème siècles révolutionnent l’usage et la diffusion du livre. Dans un premier temps, stimulée par les débuts de l’imprimerie, la production de livres imprimés se professionnalise et les premières librairies voient le jour. Désormais, dans les milieux urbains, les laïques impriment, vendent et achètent des livres. Cette transformation concorde avec la multiplication des livres en langue vernaculaire. Le savoir n’est plus seulement transmis en latin et à une élite – comme c’était le cas au début du Moyen Âge. Les connaissances se diffusent progressivement à un public plus large.

Par ailleurs, et comme le rappelle Margriet Hoogvliet, dès le XIIIème siècle, l’école est gratuite et accessible au plus grand nombre. On y dispense une éducation religieuse et textuelle, fondée sur la volonté d’enseigner la lecture et l’écriture. Il y a donc davantage de lecteurs, d’où le succès et l’essor de l’imprimerie qui répond désormais aux demandes d’un marché en pleine expansion. Du reste, cette évolution se poursuit tout au long des XIVème et XVème siècles, faisant la part belle aux clichés sur l’illettrisme à l’époque médiévale.

“Il n’y a pas d’endroit sans texte, sans livre, au Moyen Âge.” — Sabrina Corbellini

Dans l’imagination populaire, seuls les moines carolingiens copient des livres dans l’ombre des abbayes. Si c’est en partie vrai, Margriet Hoogvliet vous révèle que les laïques aussi produisent des écrits. C’est le cas notamment de Dhuoda, cette femme de la haute aristocratie carolingienne.

“[Le livre médiéval est un] objet banal, qui traine parfois [dans les maisons]. Ce sont des objets d’usage, de [la vie de] tous les jours” — Margriet Hoogvliet 

En outre, Sabrina Corbellini ajoute qu’au Moyen Âge, il n’existait pas que des livres enluminés. Il y avait également des livres très simples, beaucoup moins chers, réservés aux milieux plus modestes et utilisés au quotidien.

“On pense qu’enchaîner les livres, c’est enfermer les livres. C’est en fait le contraire. Enchaîner les livres, c’est libérer les livres et les mettre à la disposition d’un groupe [d’individus] le plus large possible.” — Margriet Hoogvliet

Maîtresse d’école et ses élèves féminines (sur la page d’en face l’Alphabet) Livres d’Heures en moyen néerlandais (c. 1440), Bruges Londres, British Library, Ms Harley 3828, fol. 27v.
Maîtresse d’école et ses élèves féminines (sur la page d’en face l’Alphabet)
Livres d’Heures en moyen néerlandais (c. 1440), Bruges
Londres, British Library, Ms Harley 3828, fol. 27v.

Ainsi, à la fin du Moyen Âge, le livre est partout. Les bibliothèques apparaissent au XIVème siècle et évoluent au XVème avec la naissance de l’Humanisme. Sabrina Corbellini décrit des lieux de savoir. Les bibliothèques sont ouvertes à tous. D’ailleurs, Margriet Hoogvliet ajoute qu’à cette période du Moyen Âge, tout le monde a accès à des livres, enchaînés et consultables partout, dans les cathédrales, les hôtels de ville, ou encore les églises paroissiales, aussi bien dans les villes qu’à la campagne.

“À la fin du Moyen Âge, il faut vraiment faire un effort pour ne rien savoir de la culture textuelle. Au XIVème et XVème siècles, il y a des livres partout ! On est entouré de livres.” — Margriet Hoogvliet

Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :

  • Sabrina Corbellini et Margriet Hoogvliet, dir., Collection « Places and Spaces of Knowledge », Genealogy + Critique
  • Sabrina Corbellini et Margriet Hoogvliet, “Late Medieval Urban Libraries as a Social Practice: Miscellanies, Common Profit Books, and Libraries (France, Italy, the Low Countries)”, Die Bibliothek – The Library – La bibliothèque: Denkräume und Wissensordnung, dir. Andreas Speer, Lars Reuke, Berlin, De Gruyter, 2020, pp. 379-398.
  • David Stern, “The Topography of the Talmudic Page”, The Visualisation of Knowledge in Medieval and Early Modern Europe, dir., Marcia Kupfer, Adam S. Cohen, J.H. Chajes, Turnhout, Brepols, 2020, pp. 137-162
  • Margriet Hoogvliet, “Une archéologie de la lecture : interventions des scribes et traces des lecteurs dans les manuscrits de la Bible en français (XIVe-XVe siècles)”, Comment le Livre s’est fait livre. La fabrication des manuscrits bibliques (IVe-XVe siècle) : Bilan, résultats, perspectives de recherche, dir. Chiara Ruzzier, Xavier Hermand, Turnhout, Brepols, 2015, pp. 207-229
  • Margriet Hoogvliet, “‘Une petite instruction pour femme séculière’: lectures religieuses des femmes et bibliothèques à la fin du Moyen Âge”, La Revue de la BNU (Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg) 14 (Automne 2016), pp. 36-43.
  • Margriet Hoogvliet, “Nicole de Bretaigne and a collection of religious texts in French: Bibliothèque de l’Arsenal, MS 5366 (15th century)”, Digital Philology: A Journal of Medieval Studies 5/2 (2016), pp. 160-181
  • Ann Blair, Tant de choses à savoir : comment maîtriser l’information à l’époque moderne (Traduction de : Too much to know : managing scholarly information before the modern age) Paris : Seuil, 2020
  • Conférence Anthony Grafton (Princeton University) : La page de l’Antiquité à l’ère du numérique
  • Conférence Ann Blair (Harvard University): Formes et rôle de l’entour des livres érudits à la Renaissance

Et des ressources complémentaires :

Le guide de “Hidden Tours” est Jehane Bernarde, une chaussetière, fabricante de bas, qui vous montrera la ville en l’an 1500 lorsqu’elle est à la recherche d’un livre avec la Passion du Christ en français. Elle connaît tous les librairies de la ville et en route vous verrez aussi des tableaux vivants érigés pour l’entrée royale. Venez vite, car elle a aussi une livraison de bas à faire et le duc de Dunois n’aime pas attendre.

  • Broeders 3d : reconstitution en 3D d’un lieu de savoir de la fin du Moyen Âge: l’intérieur de la maison des frères de la Vie Commune à Deventer aux Pays-Bas, avec des modèles 3D de livres qui étaient présents dans cet espace. (en néerlandais).