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Épisode 36 – Fanny et les harpes (Passion Modernistes

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Épisode 36 - Fanny et les harpes (Passion Modernistes
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Quelle est la place des harpes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et quelles furent ses évolutions techniques ?

Portrait de Fanny Guillaume-Castel
Portrait de Fanny Guillaume-Castel (par Fanny Cohen Moreau)

Dans cet épisode de Passion Modernistes, Fanny Guillaume-Castel, doctorante en musique et culture matérielle au Royal College of Music de Londres, vous raconte l’histoire de la harpe au XVIIIème siècle. À l’heure où sort cet épisode du podcast, elle prépare une thèse sur Les évolutions de la harpe à pédales, entre 1750 et 1810, qu’elle soutiendra à l’automne 2023. Pour ses recherches entre Paris et la capitale britannique, Fanny Guillaume-Castel est sous la direction de Gabriele Rossi Rognoni, du Royal College of Music, et de Thierry Maniguet pour le Musée de la Musique – Philharmonie de Paris.

Écoutez la voix de Fanny Guillaume-Castel vous guider à travers un demi-siècle d’évolution de la musique au son d’un même instrument. Faites vibrer les cordes de l’histoire de la harpe : une histoire artistique et technique, musicale bien sûr, mais aussi, sociétale.

Le contexte historique en France et en Angleterre

Il y a très peu d’études sur la harpe et son histoire, et elles ont été faites par des musiciens. […] Il manquait donc un point de vue historique sur cet instrument. Étant harpiste et historienne, j’ai senti que c’était ma place. — Fanny Guillaume-Castel.

Fanny Guillaume-Castel a étudié l’histoire de la harpe entre 1750 et 1810, des deux côtés de la Manche. En France, principalement à Paris, l’année 1750 marque le début des premiers concerts dans lesquels la harpe fait partie de l’ensemble. Elle est jouée pour la première fois au Concert Spirituel, une salle de concert du palais des Tuileries. C’est d’ailleurs à partir de là que la harpe retrouve ses lettres de noblesse et que les luthiers commencent à se l’approprier.

Harpe, Jean Henry Naderman, entre 1775 et 1784. Conservée au Chateau de Versailles © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) Daniel Arnaudet
Harpe, Jean Henry Naderman, entre 1775 et 1784. Conservée au Chateau de Versailles © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) Daniel Arnaudet

Puis, des suites de la Révolution française en 1789, Fanny Guillaume-Castel explique que le marché de la harpe perd de la vitesse dans la capitale. En effet, les principaux clients des manufactures de harpes sont les membres de l’aristocratie et ces derniers sont contraints de fuir ou sont exécutés. Comme leur clientèle se raréfie, les facteurs, c’est-à-dire les fabricants d’instruments de musique, se déplacent à Londres pour conquérir un nouveau marché. La capitale britannique devient alors le centre de la facture de la harpe jusqu’au milieu du XIXe siècle.

En parallèle du contexte en France, à cette même période, l’Angleterre est une monarchie. Comme le souligne Fanny Guillaume-Castel, l’aristocratie y est donc très importante. À cette élite noble s’ajoutent les bourgeois, dont les membres, s’ils ne sont pas nobles par la naissance, jouissent cependant d’importants moyens financiers. Les facteurs rencontrent ainsi les demandes d’une vaste clientèle. Par ailleurs, le pays connait les débuts de la Révolution industrielle. Propice à l’entrepreneuriat, ce climat de croissance et de développement favorise la création de manufactures qui, associée au système des brevets mis en place outre-Manche depuis le XVIe siècle, dynamise l’innovation.

J’utilise la harpe comme un prisme pour comprendre une époque, une culture et une société. — Fanny Guillaume-Castel.

Qu’en est-il donc de la harpe dans ce contexte ? Fanny Guillaume-Castel a pu constater qu’en cette seconde moitié du XVIIIème siècle, la harpe redevient populaire auprès des amateurs de musique. Cependant, puisqu’elle avait été délaissée jusqu’ici, elle rencontre quelques difficultés pour retrouver une place dans un système musical bien établi, en particulier à Paris. Considérée comme un instrument de salon, joué en solo la plupart du temps et souvent pour accompagner le chant – ou parfois un autre instrument principal, tel que la flûte,  – la harpe, selon les mots de Fanny Guillaume-Castel, reste d’abord “un instrument de l’intimité”, que l’on s’offre aussi pour afficher son prestige et son rang.

L’évolution des harpes entre 1750 et 1810

Fanny Guillaume-Castel décrit la harpe comme l’un des instruments les plus anciens de l’humanité. Présente dans plusieurs sociétés dans le monde, alors même qu’il n’existait pas d’interactions entre elles. Instrument très simple, la harpe se compose d’un triangle de bois à travers lequel des cordes sont tendues. Afin de produire des sons, il faut pincer les cordes avec les doigts. Comme le dépeint Fanny Guillaume-Castel, les cordes sont tirées sur une caisse de résonance et c’est la vibration de cette corde qui produit un son. Elle précise que ce principe est resté le même, malgré les évolutions techniques. La caisse de résonance de la harpe est faite généralement en épicéa, ou sculptée dans un bois résineux, réputé pour sa force et sa résistance. Fanny Guillaume-Castel insiste cependant sur un point : la harpe est un instrument relativement léger.

Planche XVIII Recueil de Planches, sur les Sciences, les Arts Libéraux, et les Arts Mécaniques, 1767, Volume 4.Encyclopédie.jpg
Planche XVIII Recueil de Planches, sur les Sciences, les Arts Libéraux, et les Arts Mécaniques, 1767, Volume 4.Encyclopédie.

Concernant son utilisation en Europe, au Moyen Âge et à la Renaissance, la harpe est incluse dans des ensembles (ergo, des orchestres). Son format est alors plus petit, et elle n’est pas encore dotée d’une mécanique à pédales – avancée technique qui permet de jouer des sons supplémentaires. La harpe est donc encore un instrument limité, réservé à l’accompagnement, au même titre que l’orgue ou le clavecin. Elle est jouée en continuo – traduisez basse continue en italien –, soit en notes très répétitives dans le mouvement.

Lorsque la harpe est redécouverte à l’époque moderne, le besoin se fait sentir de pouvoir jouer davantage de notes. Les facteurs se penchent alors sur cette nécessité et Jacob Hochbrücker, un luthier bavarois, développe une harpe à pédales qui offre au harpiste la possibilité de moduler les sons. Comment cela fonctionne-t-il ? Fanny Guillaume-Castel vous détaille le mécanisme. Des pédales, au nombre de sept – une pour chaque note de la gamme, de DO à SI – sont disposées en arc-en-ciel au bas de l’instrument, autour de la caisse de résonance, vers le harpiste. En appuyant dessus avec son pied, on actionne un mécanisme interne composé de petits crochets. Chacun de ces crochets appuie sur les cordes pour en raccourcir la longueur vibrante et ainsi augmenter la note initialement produite par la corde pincée, donnant naissance à une seconde tonalité. Mais le mécanisme limite encore les modulations possibles. Quelques années plus tard, Sébastien Érard, un facteur parisien installé à Londres pour fuir la Révolution française, perfectionne le mécanisme, remplaçant notamment les crochets par des fourchettes. Il fait breveter les nombreuses améliorations qu’il y apporte, dont la plus innovante : la harpe à double mouvement, dont jouent encore les harpistes aujourd’hui.

Les compositeurs et joueurs de harpes

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1773, Madame Victoire, fille de Louis XV jouant, de la harpe, Etienne Aubry, Chateau de Versailles, MV8969

Dès son arrivée en France, la harpe se présente comme un instrument réservé à une élite aristocratique. Elle s’implante d’abord à la Cour, lorsque le premier, Louis XV offre une harpe à l’une de ses filles. Comme le précise Fanny Guillaume-Castel, c’est un instrument très onéreux, encombrant, doté d’une mécanique complexe et qui peut être richement décoré. Instrument dit “de salon”, dont on joue souvent en solo, la harpe est ainsi identifiée comme l’instrument privilégié des femmes.

La harpe est un instrument qui, très vite, se cristallise dans une certaine classe sociale. — Fanny Guillaume-Castel.

En outre, Fanny Guillaume-Castel l’a étudié, 1750 marque une période charnière pour la harpe. Le courant baroque s’essouffle et sonne le début de l’époque classique qui s’étend jusque dans les années 1810-1820. C’est l’apogée de Mozart ou encore, Beethoven. Néanmoins, la harpe n’intéresse pas immédiatement les compositeurs. Fanny Guillaume-Castel vous confie que Mozart lui-même détestait cet instrument. Aussi, ceux qui composent pour elle sont généralement des joueurs de harpe eux-mêmes, à l’instar de Philippe-Jacques Mayer ; et de Jean-Baptiste Krumpholtz, harpiste et compositeur talentueux. Ils sont parmi les premiers à publier des œuvres dédiées à la harpe à pédales, dans lesquelles la mélodie principale est jouée par le harpiste.

Parallèlement, l’engouement suscité par cet instrument marque le début d’une nouveauté dans le monde de la musique : des femmes sont désormais reconnues comme harpistes professionnelles. Jouer de la harpe leur permet de se produire sur scène et dans les orchestres où, jusqu’alors, les seules femmes musiciennes professionnelles étaient les chanteuses. Fanny Guillaume-Castel nous explique qu’elles sont néanmoins issues d’une élite aristocratique ou bourgeoise, comme c’est le cas de Marie-Marguerite Bosch, fille d’un violoniste et compositeur ; ou encore de Marie-Elisabeth Cléry, qui commence à se produire assez jeune, gagne en popularité à travers des tournées, et est embauchée par la reine Marie-Antoinette.

Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de consulter :

Pour écouter encore plus de harpes, vous pouvez écouter sur Spotify la playlist de Fanny Guillaume-Castel.

Histoire économique et sociale

  • Coquery, Natacha, La diffusion des biens à l’époque moderne: une histoire connectée de la consommation. Histoire Urbaine 30 (2011): 5-20.
  • Fairchilds, Cissie, The production and marketing of populuxe goods in eighteenth-century Paris. In Consumption the World of Goods, edited by John Brewer and Roy Porter, 228-48. London: Routledge, 1993.
  • Hellman, Mimi, Furniture, Sociability, and the Work of Leisure in Eighteenth-Century France. Eighteenth-Century Studies 32, no. 4 (1999): 415-45.
  • Hilaire‐Pérez, Liliane, Technical invention and institutional credit in France and Britain in the 18th century. History and Technology 16/3 (2000): 285-306.
  • Meiss, Marjorie. La culture matérielle de la France. XVIe-XVIIIe siècle. Paris : Armand Colin, 2016.

Histoire de la musique et organologie

  • Barthel, Laure. Au cœur de la harpe au XVIIIème siècle. Ganier-François Ed., 2005.
  • Duron, Jean (éd.). La Musique au temps de Louis XV. Centre de Musique baroque de Versailles, Mardaga, 2007
  • Duron, Jean (éd.). La Musique au temps de Louis XVI. Centre de Musique baroque de Versailles, Mardaga, 2007
  • Gétreau, Florence, Josiane Bran-Ricci, François Arné, Catherine Homo, Jean-Pierre Vignon, Pierre Abondance, Michel Robin, et al. La facture instrumentale européenne: suprématie nationale et enrichissement mutuel. Musée Instrumental du Conservatoire de Paris, 1985.
  • Typologie et classification des instruments de musique dans l’Encyclopédie Édition numérique collaborative et critique de l’Encyclopédie, 2017.
  • Hennebelle, David. De Lully à Mozart. Aristocratie, Musique, et Musiciens à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles). Seyssel: Champ Vallon, 2009.
  • Michel, Catherine, et François Lesure. Répertoire de la Musique pour Harpe Publiée du XVIIe au Début du XIXe siècle. Paris: Aux Amateurs de Livres International, 1990.
  • Serre, Solveig. L’Opéra de Paris (1749-1790): politique culturelle au temps des Lumières. CNRS éditions, 2011.

Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :

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Merci à Clément Nouguier qui a réalisé le magnifique générique du podcast, à Manu Perreux pour le montage et à Alizée Rodriguez pour la rédaction de l’article !