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Épisode 56 – Clémentine et la sexualité féminine dans les fabliaux

Au menu de cet épisode : étude de la sexualité féminine dans les fabliaux érotiques… en détails !

Illustration de l'épisode 56 par Uvaat
Illustration de l’épisode 56 par Uvaat

Dans cet épisode de Passion Médiévistes, Clémentine vous parle de son mémoire de Master 2 en littérature sur La représentation de la sexualité féminine dans les fabliaux du XIIIe au XIVe siècle. Elle était sous la direction d’Amandine Mussou à l’université Paris Diderot.

Avertissement de contenu : cet épisode traite de sujets inappropriés pour les plus jeunes mais aussi de violences sexuelles et de viol. Si ces sujets vous sont difficiles, nous vous invitons à quitter cette écoute.

L’érotisme au XIIIe siècle, un interdit toléré

Le Moyen Âge est souvent perçu comme étant une période puritaine, où la romance est celle des chevaliers courtois. Le XIIIe siècle correspond en réalité à une période plus libertine, où les mœurs se libèrent.

Les fabliaux en soit n’existent pas au Moyen Âge, ce terme est appliqué à une œuvre à posteriori à partir du XIXème siècle. Même si cela correspond théoriquement à des textes à visée comique en octosyllabes, plusieurs textes ne correspondent pas à cette définition. À travers 20 fabliaux du XIIe au XIVe siècle, parfois censurés à des périodes plus modernes, Clémentine propose d’étudier la représentation de la sexualité féminine, que ce soit de façon active ou passive.

Le fabliau érotique, grivoiserie fourre-tout et morale de la sexualité

Châteauroux, Bibliothèque Municipale, Ms 004, fol. 1
Châteauroux, Bibliothèque Municipale, Ms 004, fol. 1

« Vit », « con », « lécheresse »… le vocabulaire des fabliaux est assez vaste et imagé. Pourtant, cela n’empêche pas les descriptions métaphorique des corps et des situations. Les femmes sont décrites le plus souvent à travers trois archétypes :

  • La jeune fille, son corps est décrit par le menu, désirable.
  • La femme mariée, son corps est moins décrit, mais qui désire le sexe masculin.
  • Les femmes d’âge mûr, au corps décrié et repoussant.

La sexualité dans les textes étudiés par Clémentine est hétérosexuelle, très peu transgressive, très normé rendant les textes « tolérables » pour l’Église. Tendresse et découverte des corps des jeunes personnes sont aussi abordées. Sont transgressifs les thèmes de l’adultère et du dépucelage des pucelles, devant normalement rester vierge jusqu’au mariage. Le récit est avant tout grivois, la sexualité et le corps sont plus des outils comiques que des outils d’excitation.

L’érotisation du viol, un outil de déresponsabilisation

Hélas les violences sexuelles sont aussi présentes et érotisées. Les agressions sexuelles sont atténuées par l’humour et la description d’un plaisir coupable de la victime. Ainsi, la violence atténuée, le viol n’est pas caractérisé au regard de la société médiévale mais aussi plus moderne. Il s’agit donc aussi pour Clémentine d’actualiser l’historiographie et d’étudier la réception de ces textes dans le temps.

Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :

  • Gratien, Décret BM Lyon ms. 5128, F100 (Italie, vers 1340-1345)
    Gratien, Décret BM Lyon ms. 5128, F100 (Italie, vers 1340-1345)

    Retrouvez Clémentine sur Instagram !

  • Sur le Corrector sive Medicus de Burchard de Worms, ce mémoire de François Gagnon sous la direction de Pietro Boglioni est disponible gratuitement : Gagnon, François, Le Corrector Sive Medicus de Burchard de Worms (1000-1025), mémoire en vue de l’obtention du grade de Master sous la direction de Boglioni Pietro, soutenu le 03 mars 2011, Université de Montréal, Montréal, Canada, 2011
  • Zink, Michel (dir.), Rossi Luciano (trad.) & Straub Richard (trad.), Fabliaux érotiques, collection Lettres Gothiques, Le Livre de Poche, Paris, 1992
  • BOUTET, Dominique, Les Fabliaux, Paris, PUF, 1985, 128 pages.
  • CORBELLARI, Alain, Des fabliaux et des hommes. Narration brève et matérialisme au Moyen Âge, Droz (« PRF » 264), Genève, 2015, 205 pages.
  • LORCIN, Marie-Thérèse, Façons de sentir et de penser : les fabliaux français, Paris, Champion, 1979, 199 pages.
  • NYKROG, Per, Les Fabliaux, Genève, Droz, 1973, LVI – 348 pages.
  • FOUCAULT, Michel, L’histoire de la sexualité : Le souci de soi (tome 3), Paris, Gallimard, 1984, 334 pages.
  • LE GOFF, Jacques, TRUONG, Nicolas, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, éditions Liana Levi, 2003, 200 pages.
  • MOULINIER, Laurence, « Le corps des jeunes filles dans les traités médiévaux du Moyen Âge, un aperçu », dans Le corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, « Pour l’histoire », 2001, pp. 80-109.
  • RIBÉMONT, Bernard, Sexe et amour au Moyen Âge, Paris, Editions Klincksieck, 2007, 240 pages.
  • PIERREVILLE Corinne, Anthologie de la littérature érotique du Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2019, 496 pages.
  • VIGARELLO, Georges, Histoire du viol – XVIe-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, « Histoire », 2000, 384 pages.

Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :

  • Anonyme, « La Demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre », in Zink, Michel (dir.), Rossi Luciano (trad.) & Straub Richard (trad.), Fabliaux érotiques, collection Lettres Gothiques, Le Livre de Poche, Paris, 1992
  • Anonyme, « La sourie d’étoupe », XIIIe siècle
  • Garin, « Béranger au Long Cul », in Zink, Michel (dir.), Rossi Luciano (trad.) & Straub Richard (trad.), Fabliaux érotiques, collection Lettres Gothiques, Le Livre de Poche, Paris, 1992
  • Musiques extraites de l’album Salva Nos du groupe Medieval Babes

Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :

Merci à Clément Nouguier qui a réalisé le magnifique générique du podcast, et à Winston, Simon et Ilan pour les lectures (et pour l’article) !

Transcription de l’épisode 56 (cliquez pour dérouler)

[Générique]

Fanny: Est-ce que vous savez tout du Moyen Âge ? Mais d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? Vous pensez peut-être aux châteaux forts, aux chevaliers, aux cathédrales, mais ce n’est pas que ça. En général, on dit que c’est une période de l’histoire de 1000 ans : de l’année 500 à l’année 1500. Mais, vous l’entendez dans ce podcast, il y a autant de définitions du Moyen Âge que de médiévistes. Je m’appelle Fanny Cohen Moreau, et dans ce podcast, je reçois de jeunes médiévistes, des personnes qui étudient le Moyen Âge en master ou en thèse, pour qu’ils vous racontent leurs recherches passionnantes et vous donnent envie d’en savoir plus sur cette belle période.

Épisode 56 : Clémentine et la sexualité féminine dans les fabliaux, c’est parti.

Après l’épisode sur les femmes dans les fabliaux avec Albert dans l’épisode 35, je vous propose aujourd’hui un autre tour dans l’univers des fabliaux : ces récits du Moyen Âge qui sont si riches en enseignements et avec aujourd’hui un focus particulier sur la sexualité féminine. Et pour en parler, j’ai le plaisir de recevoir Clémentine ! Bonjour Clémentine !

Clémentine: Bonjour !

Fanny: Je te reçois parce que tu as soutenu en septembre 2020, un mémoire de Master 2 sur la représentation de la sexualité féminine dans les fabliaux du XIIIe et XIVe. Tu étais donc en master de littérature, sous la direction d’Amandine Mussou, à l’université Paris-Diderot. Donc oui, aujourd’hui, on a quelqu’un qui fait de la littérature, mais c’est pas pour autant qu’on peut pas parler du Moyen Âge en littérature, n’est-ce pas. Et alors voilà, je dis aux auditeur·trice·s, aujourd’hui nous allons aborder des thèmes qui peuvent être un peu compliqués pour certaines personnes. Donc nous allons parler de violences sexuelles ou de viols, si ce sont des sujets qui ne sont pas faciles pour vous, vraiment, passez votre écoute, il y a plein d’autres épisodes à écouter qui ne parlent pas de ça, heureusement, quand même, donc vraiment, je vous laisse décider si vous voulez écouter, ou pas. Alors déjà, première question, Clémentine, que je pose un peu souvent, mais parce que c’est important : pourquoi est-ce que tu as voulu travailler sur ce sujet ?

Clémentine: Alors, je vais devoir faire un petit détour sur le M1. Enfin, j’espère ne pas faire un grand détour sur le M1. Pour le coup, j’ai travaillé en M1 sur la tristesse dans l’œuvre de Chrétien de Troyes. C’est sur la fin’amor, sur un corpus assez conséquent, en M1, et dans ce mémoire j’avais déjà un peu touché du bout du doigt la notion d’histoire du genre, puisque les hommes ou les femmes pleuraient, ou en tout cas, avaient des émotions différentes dans l’œuvre de Chrétien de Troyes et avaient un rôle vraiment différent, entre les personnages des chevaliers et les damoiselles, et je m’étais vraiment rendue compte que d’étudier la littérature c’était cool, mais d’étudier la littérature avec le prisme de l’histoire, la croisée de plusieurs chaires, c’était vraiment ultra-intéressant, et j’avais vraiment envie de retenter cette expérience en M2, et j’avais, justement, un petit ouvrage que j’avais acheté qui est juste sur la table : “Fabliaux érotiques”.

Fanny: Oui j’ai le même, on m’a offert le même il y a quelques années.

Clémentine: Exactement. Et donc je l’avais et je l’ai feuilleté et tout ça, et je me suis dit “tiens c’est rigolo”, parce qu’il y a vraiment écrit “Fabliaux érotiques” sur le livre. Quand on lit l’introduction, puisque quand on étudie des textes, on lit sérieusement l’introduction, on va très rapidement sur la définition du genre, et c’est des textes à visée comique du Moyen Âge. Et en lisant les textes, je me disais “c’est bizarre, parce que je trouve pas ça si comique”. C’était un peu le point de départ de ma réflexion, j’en ai parlé avec ma prof, du coup, avec ma directrice de mémoire, qui a d’abord été ma prof de licence. J’ai parlé un petit peu de cette gêne que j’avais à cet égard, et en fait ça a été le point de départ de ma réflexion.

Fanny: Et qu’est-ce que tu as voulu montrer dans ton mémoire ?

Clémentine: Eh bien justement, ces points de tension entre la manière dont les textes ont pu être écrits, donc faire un gros travail de contextualisation, autant historique que juridique, que religieux, que médical…

Fanny: ah oui, carrément !

Clémentine: Bah, on est un peu obligé avec un sujet aussi pointu, je dois dire, que la sexualité, qui semble si intime, et pourtant ça touche beaucoup, beaucoup de domaines différents. Voilà, ce que je voulais montrer c’était les points de tension entre une matière qu’on appréhende sous le prisme de l’humour, avec des grands guillemets, et comment justement, quelques siècles plus tard, une lectrice moderne du XXIe siècle, féministe, engagée, s’empare de cette matière littéraire et finalement, a une gêne à cet égard. Donc il y avait vraiment cette tension entre la manière dont est conçue une œuvre et la manière dont elle est réceptionnée : c’est un aspect de la littérature qui est vachement étudié en théorie littéraire, la réception des œuvres.

Fanny: Mais on voit aussi, de toute façon, en général en histoire, qu’il y a plein de sujets qui sont réétudiés aujourd’hui sous plein d’angles différents…

Clémentine: Exactement.

Fanny: …Il y a qu’à voir en général le sujet très général de l’histoire des femmes. On l’a déjà dit plusieurs fois dans ce podcast que, en fait, on a l’impression qu’au Moyen Âge il n’y avait pas de femmes et en fait non. C’est juste que certaines sources n’avaient pas été étudiées, elles n’avaient pas été vues sous l’angle de l’histoire des femmes. En fait elles sont là, elles avaient juste pas été regardées. Donc effectivement, ta démarche, elle s’inscrit aussi dans ce mouvement-là, de réétudier certaines sources sous d’autres angles plus contemporains du XXIe siècle. Alors rentrons, si je puis dire, un petit peu dans les textes. Quels textes est-ce que tu as étudiés et est-ce que tu peux nous rappeler… bon alors, on a déjà parlé plusieurs fois, je l’ai dit au début, des fabliaux, mais est-ce que tu peux nous rappeler ce qu’est un fabliau ?

Clémentine: Un fabliau, c’est défini à postériori. Donc ça change un peu la donne, puisque c’est Joseph Bédier, au XIXe siècle (Joseph Bédier c’est un philologue, il me semble). C’est cet homme qui a défini à postériori le genre des fabliaux. C’est un petit peu problématique justement et ça pose question dans l’étude de ces textes. La définition, c’est un peu compliqué à définir, puisqu’il y a beaucoup, beaucoup de textes, ils sont un peu bizarres, il y en a certaines qui ne rentrent pas dans le cadre que Joseph Bédier a établi qui est, du coup, des textes à visée comique en octosyllabes du Moyen Âge, et surtout c’est des textes assez courts. Et le problème, c’est que des fois on a des textes très longs, on a des textes qui ne sont pas en octosyllabes. En fait ça fait une définition qui est un point de départ à la réflexion, mais qui n’est finalement peut-être pas unanime, enfin qui ne s’applique pas à tous les textes, puisqu’encore une fois l’idée du comique, c’est quelque chose de propre à plein de choses, propre à une époque, propre à un genre, propre à chaque personne en fait. C’est une définition qui est un peu personnelle et c’est un peu compliqué de l’appliquer sur tous les textes.

Fanny: Et toi, tu as choisi quoi comme textes, ils datent de quand ?

Clémentine: J’ai étudié vingt fabliaux. Au début, c’était beaucoup plus conséquent mon corpus. Je l’ai réduit en cours de route, j’en ai rajouté certains, retiré d’autres, c’est un peu ce travail de, on essaye de faire rentrer dans son corpus…

Fanny: Pour avoir une certaine cohérence…

Clémentine: Exactement. Et pour le coup, j’en ai vingt, je vais pas tous les citer parce que bon, c’est un peu long…

Fanny: Il n’y a pas de souci.

Clémentine: Et puis bon, de donner les titres en ancien français, je ne vais pas m’aventurer dans cette voie…

Fanny: C’est rigolo l’ancien français, mais t’inquiète.

Clémentine: Et du coup, ils sont fin du XIIe siècle, avec Jean Bodel, et ça va jusqu’au début du XIVe siècle. Donc c’est sur un siècle en vérité, on va dire le XIIIe, ils sont assis sur ce siècle.

Fanny: Et qu’est-ce que tu peux nous dire sur le contexte de ce XIIIe siècle ?

Clémentine: Pour le contexte un peu religieux, on pourrait se dire que le Moyen Âge était particulièrement puritain, et que du coup, l’Église aurait été extrêmement réfractaire à ces textes, qui auraient eu peut-être de la censure même. Et finalement, ils ont pu évoluer durant cette période sans beaucoup de problèmes, puisqu’il y a un petit relâchement au XIIIe siècle, après le XIIe en fait, l’Église est beaucoup plus tolérante à l’égard de textes qui parlent ouvertement de vit et de con, qui sont respectivement le pénis et le vagin, ou en tout cas la vulve. Et ce relâchement a permis l’essor de ce genre littéraire, sur une petite parenthèse entre la fin du XIIe et le début du XIVe, le genre s’est essoufflé par la suite. Il a pu renaitre dans la période un peu libertine, vers le XVIIe siècle. Autant ces textes ont pu totalement vivre leur vie à cette époque-ci, mais par la suite en fait, on s’est rendu compte que certains manuscrits ont été grattés, donc ça veut dire que les lecteurs plus modernes ont été particulièrement choqués par certains mots dans les manuscrits…

Fanny: Jusqu’à les modifier quoi.

Clémentine: Jusqu’à les gratter en fait, puisque les manuscrits sont faits dans une matière qui permet ce genre de choses, puisque c’est du parchemin, et on peut en fait gratter. Et on retrouve certains textes, certaines parties sont totalement effacées.

Fanny: Et est-ce qu’on sait qui ont écrit ces fabliaux ? Parce que souvent, quand même, les textes du Moyen Âge c’est anonyme, est-ce que là tu as des traces d’auteurs ?

Clémentine: Il y en a quelques-uns, certains sont justement anonymes. Tu as Jean Bodel, Guérin, il y a également Gwen de Levens… Si jamais il y a une trace de l’auteur, c’est qu’il s’est présenté dans le petit prologue…

Fanny: Ah, c’est pratique.

Clémentine: Exactement. Des fois ils se… comme Chrétien de Troyes finalement, il s’introduit dans son texte, et donc on a des traces de certains auteurs.

Fanny: Et dans quelle langue ils sont ?

Clémentine: En ancien français.

Fanny: Ah, c’est bien. J’aime bien l’ancien français. Tu l’as dit un peu déjà, tu as choisi les textes, mais comment est-ce que tu as composé ton corpus ?

Clémentine: C’est une grosse partie intégrante de la recherche en littérature, c’est qu’on doit choisir les textes qui vont correspondre à notre recherche, notre domaine d’études. Et j’ai essayé en fait d’organiser ce corpus en quatre parties : il y avait la recherche sur la sexualité des femmes, plus précisément sur le coït, sur un acte sexuel, qui est mis en scène dans ces textes. Parfois, c’est juste une réflexion sur la sexualité, où une femme parle de sa condition de femme – il y a quelques textes où c’est le cas, ils ne sont pas nombreux, mais parfois ça arrive. Il y a également des fois un jeu autour de tous ces mots, en fait, un peu grivois, et donc il y a une sorte de plaisir, d’exaltation à déclamer ces mots…

Fanny: Le plaisir de la langue.

Clémentine: Exactement, le plaisir de la langue qui se confond avec le plaisir sexuel. Et, le dernier, c’est… certains textes parlent en fait totalement de la sexualité et du rapport de pouvoir au sein du couple ou au sein de la famille. Donc voilà, j’avais ces quatre pôles pour mes textes.

***

[Extrait du fabliau médiéval “la souris d’étoupe”]

“Seigneur, vous n’avez donc pas mon con ?”

“Non, dame, non vraiment, non. C’est pour mon malheur que je suis allé le chercher, car il est tombé là, dehors, à terre, et s’est noyé dans ces prés.”

“Ah ! dit-elle, vous vous moquez de moi !”

“Certes non, Dame, je ne me moque pas.”

Elle le prend alors dans ses bras.

“Seigneur, dit-elle, n’en faites pas attention. Il a eu peur de vous sans doute, parce qu’il ne vous connaissait pas, et craignait que vous ne lui fassiez quelque chose qui lui déplairait, je crois. Et si maintenant vous l’aviez, qu’en feriez-vous ? Dites-le-moi.”

“Je le foutrais, par ma foi.”

“Vraiment ? Elle lui dit, tout aussitôt. Seigneur, il est là, entre mes jambes. Mais je ne voudrais pas, par étampe, qu’il fût maltraité, puisqu’il est retourné entre vos mains tout gentiment et doucement.”

Le vilain tend la main, le prend, et s’exclame :

“Je l’ai attrapé !”

“Caressez-le donc de vos mains”, dit-elle, “afin qu’il ne vous échappe pas, et n’ayez pas peur qu’il vous morde, tenez-le bien, qu’il ne vous échappe pas.”

Alors, il commence à le caresser, et sent très bien qu’il est mouillé.

“Hélas, dit-il, il est encore humide de la rosée où il est tombé. Aie aie, s’exclame le vilain, mais je ne le gronderai jamais pour s’être ainsi fait tremper. Dormez, et reposez-vous maintenant, aujourd’hui je ne veux plus vous fatiguer. Vous êtes lasse de courir et de marcher.”

[Fin de l’extrait]

***

Fanny: Dans ton mémoire, tu as aussi étudié comment sont représentés les corps des femmes, dans les fabliaux. Sous quel angle est-ce que tu as étudié ces représentations ?

Clémentine: Alors forcément, quand on parle de représentation, c’est notamment parce que ces corps n’ont pas été décrits par des femmes, mais ont été décrits par des hommes, et que leur place a une part plus ou moins importante dans le récit en fonction de la visée du texte. Quand on parle de ce corps, souvent, il y avait un objectif derrière de la part de l’auteur, puisque, forcément, la matière littéraire que manie un écrivain, il la modèle, il pense au lecteur derrière, ou au public, puisque la littérature médiévale est particulièrement orale, donc il faut aussi penser à ça. Et dans un contexte justement un peu grivois et comique, c’est important d’avoir cette réception directe, entre la personne qui va délivrer le message et le public qui va réagir presque instantanément. Il ne faut pas oublier cette dimension-là quand on étudie des textes du Moyen Âge. Quand je me suis constitué mon corpus, je me suis bien rendue compte qu’il y avait une diversité, en même temps pas tellement, beaucoup de modèles, mais ça, c’est assez fréquent chez les personnages féminins, on a un peu cette réplique…

Fanny: Des archétypes.

Clémentine: Exactement. Assez peu de différence entre chaque personnage, ils sont presque interchangeables. D’ailleurs, il y a souvent pas de nom, pas de prénom, pour désigner ces jeunes filles, si c’est des jeunes filles, ou des femmes, d’ailleurs. Et voilà, on peut séparer ces corps féminins en trois catégories : on a les jeunes filles, avec une importance donnée à la description de leur corps, puisque l’auteur met en avant, en fait, ce corps en transformation. Donc le fait, justement, qu’il y ait des poils pubiens qui arrivent, que la jeune fille a un corps jeune, encore. Et pour le coup, il y a moins d’intérêt pour le corps féminin en âge de procréer, du coup, pour la femme mariée, on s’en moque un petit peu de son corps.

Fanny: Tiens, tiens…

Clémentine: Puisque c’est plus un objet vraiment de désir, mais c’est elle cette fois-ci qui désire les hommes. Et donc, il y a vraiment beaucoup plus de descriptions du sexe masculin dans ces textes-ci. Et il y a une très très petite partie consacrée aux femmes d’âge mûr, qui sont, comme vous pouvez l’imaginer, puisqu’on a aujourd’hui des relents très prégnants dans nos séries, films et tout ça, le corps de la femme mure est particulièrement décrié, décrit avec beaucoup beaucoup de hargne, et presque de dégout. Donc, on a ce panel qui représente les différentes étapes de la vie d’une femme finalement.

Fanny: D’ailleurs, je renvoie vers mon épisode 28 avec Charlotte Pichot. On avait parlé, alors on ne parlait pas du tout des fabliaux, on était plutôt dans tout ce qui était la justice, on avait parlé de la criminalisation du corps féminin au Moyen Âge et là aussi, on avait parlé de viol et tout ça. Donc si ce sujet vous intéresse, n’hésitez pas à écouter cet épisode. Et au-delà du corps, Clémentine, comment est représentée la sexualité féminine dans les fabliaux ? Est-ce que là aussi, tu as relevé différentes catégories, si je puis dire ?

Clémentine: Globalement, on reste dans des relations hétérosexuelles. En général, il y a assez peu de transgressions, c’est ce qu’évoque Bernard Ribémont. Il dit qu’on a l’impression que ce sont des textes extrêmement subversifs, finalement on reste dans une norme sexuelle particulièrement tolérée par l’Église. Les seules choses justement un petit peu intolérables pour la religion, c’est les adultères, assez fréquents, où la jeune pucelle, qui est dépucelée alors que son rôle dans la société, c’est de rester vierge jusqu’au mariage. Donc en fait on a ces tout petits tressauts, mais globalement on reste quand même dans une sexualité assez normée, et je vais dire très classique – mais c’est un terme pas idéal dans ce cas de figure. On reste dans quelque chose de très toléré, à l’époque.

Fanny: Et est-ce que cette sexualité – la sexualité des femmes – a un rôle du point de vue de l’intrigue, d’un point de vue narratif dans ces fabliaux ?

Clémentine: Exactement, exactement. Si la jeune fille, par exemple, est choisie dans certains fabliaux, c’est justement parce qu’elle a son seul rôle, c’est de rester vierge, et qu’il y a un échec de son dessein, puisqu’à la fin de ces textes, en général, la jeune fille est dépucelée par un jeune garçon, qui des fois passe par là, des fois est dans son lit, inopinément…

Fanny: Bah il avait froid !

Clémentine: Exactement… et donc en fait, sa sexualité a un rôle moteur dans l’action. L’utilisation de sa sexualité permet à l’action d’avancer. Et par exemple, pour la femme mariée, c’est souvent des adultères qui ont lieu, et encore une fois l’acte est bien moins central dans l’action, mais ce qui est important, c’est comment elle va tromper son mari, avec un curé, avec un autre homme qui passe par là, ou avec son amant, et donc, encore une fois, l’acte répréhensible sert de moteur dans l’action, et autour de ça vont s’ajouter plein d’éléments.

Fanny: Qu’est-ce qu’on a comme termes pour désigner la sexualité féminine et même le corps féminin en général ?

Clémentine: Il y a un terme que j’emploie d’ailleurs dans mon mémoire en dernière partie c’est “lècheresse”, ça veut dire gourmande en fait, mais ça a ce double sens d’à la fois pernicieux et ce côté gourmand, donc ça s’applique autant à la nourriture qu’au sexe, et c’est un terme qui est intéressant à détricoter un petit peu, puisqu’on est à la croisée à la fois de la luxure et de la gourmandise, donc toujours dans le côté péché. Mais sinon, il y a assez peu de termes, c’est d’ailleurs la recherche de l’intitulé du mémoire où justement on définit toutes les notions, j’ai longtemps hésité entre sexualité, pornographie, érotisme, et on est obligé d’utiliser des mots à postériori en fait. Par exemple, quand j’ai travaillé sur la tristesse, mon intitulé parlait de tristesse, mais le mot tristesse n’existait pas en ancien français, il permettait d’englober beaucoup de notions.

Fanny: Et pourquoi tu n’as pas utilisé justement ce terme d’érotisation, de pornographie dans ton mémoire ?

Clémentine: Alors parce que l’érotisation avait une dimension extrêmement esthétique, et que ça retirait totalement l’aspect grivois et comique que ces textes ont, et qu’on peut pas prendre des textes comme ça, en retirant cet aspect-là. D’ailleurs, c’est pour ça que ce recueil de fabliaux érotiques est un petit peu, voilà…

Fanny: Oui, c’est pour attirer le lecteur en mode : “viens viens, il y a des choses érotiques”, mais en fait pas tant que ça, il n’y a pas, comme on peut imaginer dans un film érotique, je sais pas, de mise en avant du corps pour exciter. Là, c’est plus en fait le récit, les situations un peu marrantes, enfin, « marrantes », avec des énormes guillemets, bien sûr, qui peuvent attirer le lecteur, en fait, finalement.

Clémentine: Oui ça pourrait même être plutôt “fabliaux grivois”, d’ailleurs. Et pour le coup, pornographique, c’est parce que dans la notion de pornographie, li y a vraiment cette envie de créer une réaction sexuelle chez le récepteur, et là, c’est pas tout à fait le cas, on n’est pas dans une lecture solitaire en général au Moyen Âge, on est plutôt dans quelque chose de global et l’objectif de l’auteur n’est pas d’exciter le public, peut-être un petit peu indirectement, mais il y a plutôt cette envie de les faire réagir par le rire, et c’est d’ailleurs souvent explicité dans les prologues, qui ont un rôle assez intéressant pour définir le genre et voir un peu quelle était leur visée. On a cette véritable volonté de certains auteurs de les éloigner de la douleur, de la tristesse, et de les faire profiter, en fait, d’un ton un peu rigolo en commun, quoi.

Fanny: Et pour désigner “la chose” – et là c’est une référence à un autre podcast, les vrais sauront… non, ça fait un peu excluant de dire ça comme ça, mais bon. Pour désigner l’acte sexuel, est-ce que les auteurs utilisent des termes très précis ou alors, est-ce qu’il y a des métaphores ?

Clémentine: On peut pas forcément créer de cadre dans lequel on fait rentrer tous les textes, il y en a toujours un ou deux qui “s’échappent”… c’est pour ça que c’est toujours un peu fourre-tout, un peu bizarre. Du coup, des fois, ça dépend de la visée que veut insuffler l’auteur, et des fois, en fait, c’est rigolo de parler crument de l’acte – d’utiliser le mot “foutre”, qui est en verbe qui désigne “posséder charnellement une femme”.

Fanny: “Foutre”, ça veut dire posséder une femme ?

Clémentine: Posséder charnellement une femme.

Fanny: Ah oui, ça a bien changé par rapport à aujourd’hui.

Clémentine: Oui c’est ça. Maintenant on l’utilise plutôt comme étant un substantif, un nom. C’est un terme qui a un petit peu évolué aujourd’hui, mais à l’époque c’était un verbe qui désignait l’acte sexuel et je pense qu’on peut le traduire par “baiser” aujourd’hui.

Fanny: Vous avez compris, s’il y a des enfants qui écoutent ce podcast, ça suffit, là, maintenant. On a prévenu au début.

Clémentine: Exactement. Mais pour le coup, on a des fois une volonté de choquer un petit peu, je pense, le lecteur public, le public lecteur, et parfois, justement, ce qui est rigolo, c’est de contourner un petit peu ça, avec l’emploi, du coup, de métaphores, qui va en général permettre d’avoir un double niveau de lecture, puisque souvent un personnage va se jouer d’un autre personnage – souvent, on a ce duo dupeur-dupé : le dupeur, qui est plutôt rusé, va utiliser des métaphores, pour un petit peu ne pas parler de l’acte sexuel, et en général réussir à pénétrer une jeune fille, mais ça peut être des fois en temps que femme mariée, à réussir à tromper son mari par cette même occasion et par ce jeu de la langue. On a cette double utilisation : à la fois des métaphores et des termes crus.

Fanny: Tu nous as dit qu’il y a comme situation des jeunes filles qui se font déflorer, des femmes qui trompent, qu’est-ce qu’on a d’autres comme situations dans les fabliaux où la sexualité féminine est mise en scène ?

Clémentine: Bah on a un texte que je trouve un peu plus léger – d’ailleurs peut-être que ça peut servir un peu de porte d’entrée si certaines personnes ont envie de lire des fabliaux. C’est un texte assez rigolo, là, pour le coup. C’est une jeune femme mariée qui attend désespérément le retour de son mari qui est commerçant. Il rentre et en fait, elle va le nourrir et tout ça, il va boire et s’endormir avant de remplir son rôle de mari auprès de sa femme, qui est désespérée parce qu’elle attendait ça depuis très longtemps. Du coup, elle va s’endormir et faire des rêves érotiques…

Fanny: (avec moult satisfaction) Aaah.

Clémentine: Et ça, ça change un petit peu. Elle va faire des rêves érotiques où elle est dans un marché à pénis, où elle voit beaucoup de pénis partout avec une taille démesurée et tout ça… là, pour le coup, c’est vraiment très drôle. Elle en voit beaucoup, donc je pense qu’elle est excitée pendant son sommeil et tout ça. Elle va en trouver un qui lui convient tout à fait, qui est particulièrement gros, elle va essayer de l’acheter : elle va taper du coup pour marquer son achat auprès du commerçant qui va lui vendre ça. Et au moment de taper, en fait, elle réveille son mari en lui tapant sur la tête. Elle va raconter cette histoire à son mari en lui disant, un petit peu gênée et tout ça. Et son mari lui dit “bah écoute, là on en a un tout prêt”. Elle dit “oui, mais il est pas aussi gros que ceux que j’ai vus” et tout ça donc il y a vraiment ce petit jeu…

Fanny: Ah ouais !

Clémentine: C’est vraiment un texte un peu rigolo sur une relation assez saine au sein du couple, et c’est quelque chose d’assez rare dans ces textes. Donc, on a à la fois un aperçu presque de tendresse entre deux amants, et des fois des choses un peu plus violentes. Donc, il n’y a pas vraiment de schéma classique, il y a vraiment de tout. Même, des fois, on a une exploration du corps commune entre le jeune homme et la jeune femme – dans des cadres de dépucelages – où en fait, c’est une exploration de la jeune fille qui touche le corps du garçon et du garçon qui touche le corps de la jeune fille. On reste toujours dans des rapports de même âge en fait. On n’a pas de choses particulièrement problématiques – on n’a pas, par exemple, de relations qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de pédophile et c’est toujours des jeunes hommes avec des jeunes femmes.

***

[Extrait du fabliau médiéval “La Demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre”]

Dans la chambre de la demoiselle, qui était très avenante et très belle, elle avait la chair blanche comme une fleur d’aubépine – si elle avait été fille de reine elle aurait été belle à souhait. David lui met directement la main sur les seins et lui demande ce que c’est. Elle dit : “ce sont mes seins, qui sont très blancs et beaux. Ils n’ont rien de laid ni de sale.” Et David fait descendre sa main, droit au trou sous le ventre, là où le vit entre dans le corps. Puis il sent les poils qui poussaient. Ils étaient encore doux et tendres. Il tâte bien tout de sa main droite puis demande ce que cela peut être. “Ma foi, dit-elle, c’est mon pré, David, là où vous tâtez. Mais il n’est pas encore fleuri.” “Ma foi, dame, dit David, on n’y a pas encore planté d’herbe. Et qu’est-ce que c’est au milieu de ce pré, ce fossé doux et verrant ?” “C’est, dit-elle, ma fontaine, qui n’a pas encore jailli.” “Et qu’est-ce que c’est juste après, dit David, dans ce lieu élevé ?” “C’est le sonneur de cor qui la garde, dit la pucelle. C’est la vérité. Si une bête entrait dans mon pré pour boire à la fontaine claire, aussitôt le sonneur sonnerait du cor pour lui faire honte et peur.” “Voici un sonneur de cor diabolique, dit David, et de mauvais caractère, qui veut ainsi mordre les bêtes pour que l’herbe ne soit pas gâtée.” “David, tu m’as maintenant bien tâté, dit la pucelle.” Aussitôt elle met sur lui sa main, qui n’était ni mal faite ni courte, et dit : “quel sera ce qu’il porte ?”

[Fin de l’extrait]

***

Fanny: Alors désolée de dire “en général”, mais c’est aussi pour comprendre. Est-ce que les femmes sont plutôt actives ou passives dans cette sexualité ? J’ai l’impression en t’écoutant qu’il y a un peu des deux, c’est ça ?

Clémentine: Oui, il y a un petit peu des deux. Il y a ce moment de bascule justement, au moment où la jeune fille est mariée, puisqu’au sein du couple, en général, la femme mariée, dans ces textes, a un rôle bien plus actif. Quand elle est encore vierge, en fait, elle a ce rôle passif dans le texte – c’est clairement défini, en général, dans ces textes. Puisque que, il y a justement – on parlait des métaphores tout à l’heure – il y a tout un univers autour des métaphores qui vont désigner son corps, et plus précisément son sexe. C’est dans ces cas-là des métaphores assez passives et florales, par exemple : des prés… des fleurs… on a tout un univers un peu bucolique. Alors que de l’autre côté, le garçon, son vit, c’est plutôt des métaphores animales, un peu fofolles : un écureuil, un poulain…

Fanny: (rit) Pardon, j’ai eu des images en tête.

Clémentine: C’est ça ! Donc en fait, on a ce truc un peu ambivalent. Il y a totalement un retournement de situation quand les personnages sont plutôt mariés : la femme mariée – son sexe – s’est transformée en animal, cette fois-ci, et il est plutôt affamé. C’est un cochon, c’est un âne, ou un cheval, alors que l’homme, dans ces cas-là, est presque victime de l’insatiabilité de sa femme. Donc, on a ce moment de bascule entre ces deux femmes, ces deux moments dans la vie de femme.

Fanny: Tu parlais un petit peu tout à l’heure des quelques cas que tu as de « déviance » – encore une fois, gros guillemets. Est-ce qu’on a, par exemple, des cas de ce qu’on pourrait appeler de lesbianisme, ou ce n’est pas du tout dans ce que tu as étudié ?

Clémentine: Alors, il n’y en a pas, parce que justement ce n’est pas du tout toléré par l’Église, et je pense que ça aurait posé particulièrement problème. D’ailleurs, je me suis appuyée sur l’étude d’autres textes, à côté, qui permettaient d’avoir une accroche historique et juridique et religieuse, et notamment des pénitentiels, qui sont des textes rédigés à l’intention de l’Église pour en faire dispenser la pénitence. C’est notamment le Corrector sive Medicus de Burchard de Worms, qui a été rédigé au XIe siècle. Dedans, il y a beaucoup, beaucoup d’informations sur ce qui était toléré et non toléré par l’Église – mais plutôt non toléré, d’ailleurs – et la pénitence qu’encourrait la personne qui faisait les actes répréhensibles.

Fanny: Oui, ce texte, il est… vraiment, auditeurs, auditrices, je vous mettrai le lien si vous voulez dans la description de l’épisode, parce que c’est fou comme c’est précis parfois. En gros, quelle punition donner à un pénitent en fonction de ce qu’il a fait, et parfois il y a tellement de détails ! Je vous avais fait un épisode sur les normes sexuelles au Moyen Âge, c’était l’épisode 30 avec Sophie Leclerc où on en parle un petit peu aussi. Bon, aujourd’hui, on parle du XIIIe siècle au Moyen Âge où ce texte s’inscrit, mais pas que, mais voilà. C’était assez drôle de voir, parfois, comment ces prêtres savaient des choses très très très très précises quand même sur le sexe, et on se demande si, dans une certaine mesure, est-ce qu’ils ne donnaient pas des idées, en fait.

Clémentine: Mais c’est ça ! Je crois d’ailleurs qu’il a été plus ou moins supprimé par la suite pour cette raison-là en fait : c’est qu’il donnait de mauvaises idées aux fidèles…

Fanny: (jouant) “Ah ouais on peut faire ça ? C’est physique ? Wahoo.”

Clémentine: Exactement.

Fanny: Bon, un petit peu moins drôle. Dans ton mémoire, Clémentine, tu relèves aussi comment le viol est mis en scène dans ces fabliaux, et aussi ce que j’ai trouvé de très intéressant dans ton mémoire, c’est que tu analyses avec une vision contemporaine et féministe de ces fabliaux, et c’est aussi intéressant de voir que cette façon d’érotiser le viol, de minimiser le viol, se retrouve jusqu’à de nos jours.

Clémentine: Exactement. On retrouve un peu des modèles d’érotisation qu’on a aujourd’hui dans toutes nos œuvres de fiction, que ça soit au cinéma ou dans les séries télé. Et en fait, l’érotisation dans ces textes passe essentiellement par l’humour, parce que si on rigole, c’est beaucoup moins grave.

Fanny: Mais on rigole des femmes, quoi.

Clémentine: On rigole aux dépens des femmes, exactement. Et, pour le coup, l’érotisation dans ces textes passe essentiellement par la femme qui prend du plaisir. Donc en fait, quand la femme subit ce qu’aujourd’hui on considèrerait comme un viol – parce que le terme n’est jamais utilisé, en fait, dans ces textes. On n’a pas le mot “rapt”, on n’a pas tout ces termes-là qui font référence d’un point de vue juridique au viol…

Fanny: On disait “rapt” au Moyen Âge pour parler de viol.

Clémentine: Exactement. D’ailleurs, en fait, le problème c’est que ces textes ne pourront jamais être définis à cette époque comme étant problématiques à cet égard, puisque dans la notion de rapt, ou même de viol, il y a la notion de violence. Et souvent, elle est assez atténuée, parce que la jeune femme, qui au début est réticente, finalement prend du plaisir, et l’auteur le met bien en avant. Le fait d’avoir choisi ces termes, en fait, permet de totalement rendre l’acte toléré, et de ne pas faire de lui un acte répréhensible et puni par la loi, parce qu’à l’époque, ce qui était considéré comme un viol était puni par la loi. Par contre, il fallait pouvoir le prouver, ce qui n’est pas toujours évident. Concernant la notion et les termes donnés à cette agression sexuelle, elle a évolué au cours du temps, et moi, ça a été une grosse partie de mon travail, et je vous renvoie au texte de Georges Vigarello qui s’appelle “L’Histoire du viol”, qui parle de toute cette histoire et qui parle de l’évolution, de comment, en fait, a été défini au cours des siècles cette notion d’un point de vue juridique, mais pas que. Donc, une grande partie de mon travail a consisté à regarder cette évolution, et comprendre, en fait, à quel point l’actualité et tout ce qui a évolué dans la société a permis de voir avec un regard neuf ces textes. Puisque pendant très longtemps, puisque c’était étudié par des hommes, que c’était lu souvent par des hommes, puisque les femmes ont souvent été éloignées des livres qui pouvaient les pervertir…

Fanny: Et même de l’alphabétisation parfois en général.

Clémentine: Exactement. Mais j’imagine que des textes comme cela, on les mettait sur une étagère très haute quoi. Je me suis intéressée à la réception comme je l’avais évoqué au tout début, et c’est très intéressant cette partie-là, puisque comment on appréhende ces textes sans risquer l’anachronisme, qui est apparemment la bête noire de tout chercheur. On s’intéresse, du coup, à la réception postérieure. C’est intéressant de voir que les évènements historiques qui modèlent notre société, la fabrique de l’histoire, ont un impact direct sur la réception de ces textes. Puisque, 1970, on sait que les seventies ont été particulièrement importantes dans la libération de la sexualité des femmes, et à partir de cette époque, c’est la première que je vois l’occurrence du terme “viol” dans des textes qui sont des textes théoriques sur les fabliaux, et employé par une femme. Je pense qu’on peut vraiment regarder cette évolution de la réception de ce genre littéraire, qui est tout aussi intéressant puisque finalement il donne un aperçu de la société, et de comment on considère la littérature et cette matière littéraire, qui n’est jamais finalement ancrée à une seule époque, elle vit avec nous.

Fanny: Parmi tous les récits que tu as déjà étudiés – bon, tu nous as déjà mentionné certains – est-ce que tu as un préféré et pourquoi ?

Clémentine: J’aime bien, justement, celui que j’ai déjà évoqué, “La Demoiselle qui songeait”. Après, j’aime bien un autre texte qui s’appelle “Béranger au long cul”, qui laisse justement entrevoir une femme qui reprend un peu le contrôle de son couple, puisqu’elle se marie avec un homme d’un rang inférieur à elle, puisque c’est une damoiselle, elle fait partie de l’aristocratie, et elle se marie parce que son père a fait une mauvaise affaire, et elle a besoin d’argent, donc elle se marie avec un commerçant plutôt aisé. Mais le problème, c’est que lui ne connait aucune norme aristocratique et ça lui pose beaucoup de problèmes puisque, autour de la chevalerie, il y a beaucoup d’obligations en tant que chevalier, donc de la bravoure, de la loyauté et tout ça, et du coup, elle est mariée avec quelqu’un d’un peu feignant, pas du tout porté sur les tournois et tout ça, donc une fois elle lui dit “écoute, là il faut un peu se bouger” et lui va faire semblant de partir en tournoi, et va aller taper une épée contre un arbre, pour qu’il donne l’illusion d’avoir combattu vaillamment. Donc au début, dans le couple, ça va mieux, puisque la femme est persuadée que son mari remplit le rôle de chevalier. Et, à un moment, elle trouve quand même que c’est bizarre, parce qu’il n’est jamais blessé. Donc, elle va discrètement aller voir ce qui se passe, et elle se rend compte de la supercherie de son mari. Et l’arroseur se fait arroser puisqu’en fait, à un moment son mari part à nouveau combattre contre des arbres, et elle va elle-même se vêtir en habits de chevalier…

Fanny: Ah, c’est génial ça !

Clémentine: Ouais. Et en fait, elle va arriver dans une clairière, elle va lui demander de le combattre. Il est tétanisé, évidemment, puisqu’il n’a jamais combattu personne, à part des arbres. Donc, elle va lui laisser le choix de lui baiser le cul ou de le combattre jusqu’à la mort. Son mari, qui est forcément particulièrement couard, va préférer lui baiser le cul, mais en vérité, il ne sait pas qu’il lui fait un cunni, finalement, puisque lui il se dit “c’est bizarre, c’est vraiment un long cul, quand même, que t’as”, parce qu’il pense avoir un homme, finalement. Et en lui faisant un baiser sur les fesses, il est étonné de ce cul aussi long, parce que la fente est finalement bien plus prolongée.

Fanny: Aaaaaaah OK !

Clémentine: C’est pour ça que ça s’appelle “Bérenger au long cul” !

Fanny: D’accord. Non, mais c’est bon ! On a l’image. (Rires)

Clémentine: Mais j’ai mis un peu de temps à comprendre ça en lisant le texte. Et donc là, je vous fais la version rapide, pour avoir tout le contexte. Bah du coup, il est très honteux, elle, elle rentre chez eux, elle va coucher avec son amant, ce qui est assez rare encore une fois, qui est…

Fanny: Ah ouais !

Clémentine: Ouais. Elle va coucher avec son amant et cette fois-ci, on a l’occurrence où c’est elle qui va avoir le rôle actif dans le couple. Et en fait, lui, il va arriver dans la chambre, parce qu’il sait pas que c’est sa femme en fait qu’il a “combattue”, entre guillemets, et il va vouloir être réconforté, et il va se rendre compte qu’elle est avec son amant dans le lit, et elle va lui fermer son caquet en lui disant “je sais ce que vous avez fait avec Béranger !” et lui, il est forcément extrêmement honteux. Et c’est un des seuls textes où il y a ce truc un peu rigolo autour du couple, avec la femme qui est finalement vainqueur.

Fanny: Ouais, elle y a trouvé son compte finalement.

Clémentine: Exactement.

***
[Extrait du fabliau “Béranger au long cul”]

La dame, qui ne cherche pas du sursis, descend tout de suite par terre et commence à soulever sa robe, en s’accroupissant devant lui. “Sire, mettez ici votre visage.” Et l’autre de contempler la crevasse du cul et du con. Il lui semble qu’ils forment un tout. Il réfléchit, en se disant à par soi qu’il n’a jamais vu un cul aussi long. Il le baisa donc, comme signe d’ignoble réconciliation, à la manière d’un lâche bon à rien, tout près du trou, voire exactement là. Elle l’a très bien mené selon sa volonté. Puis la dame se détourna. Et le chevalier de l’appeler : “Sire, dites-moi votre nom, et puis allez-vous-en, en toute tranquillité.” “Vassal, mon nom ne vous sera pas caché. Jamais un tel nom ne fut entendu. Il ne vient pas de mes parents. J’ai nom Béranger au long cul, qui fait honte à tous ces couards.” De cette manière, elle fit reconnaitre sa supériorité, et s’en alla chez elle.

[Fin de l’extrait]
***
Fanny: Et Clémentine, quel bilan personnel est-ce que tu tires de ton mémoire, de cette épopée un peu, en fait, à travers ces fabliaux ?

Clémentine: Ça a été très intéressant, et je pense que pour toute personne qui écrit un mémoire, il y a un peu ce côté on “accouche d’un bébé”. C’est un travail de longue haleine, quand même, c’est un travail de rédaction, de recherche. Moi, je prends beaucoup de temps pour faire des recherches et ça m’a nécessité énormément de temps d’organiser tout ça, et d’aller jusqu’au bout, c’est toujours une expérience personnelle assez intense, difficile, mais très gratifiante à la fin. Et je pense que de se sentir capable d’écrire un certain nombre de pages, de créer une forme d’unité qu’est son mémoire dans un truc assez disparate qu’est plusieurs textes, c’est quand même quelque chose de particulièrement agréable et ça apprend pas mal de choses aussi sur comment écrire, comment réfléchir et tout ça.

Fanny: Et depuis que tu as fini ton mémoire de littérature, qu’est-ce que tu fais ?

Clémentine: La rédaction a été particulièrement difficile, Covid oblige. Mais j’avais également un travail à côté qui était beaucoup plus artistique et beaucoup moins tourné vers la littérature, même si finalement, j’y reviens toujours un petit peu. Je suis illustratrice aujourd’hui.

Fanny: D’accord.

Clémentine: Donc j’ai un peu claqué la porte de l’université.

Fanny: Tu l’as refermée et puis voilà.

Clémentine: Je l’ai refermée, mais c’est quelque chose qui m’intéresse toujours énormément et je prends beaucoup de plaisir à lire certaines choses, à écouter ton podcast…

Fanny: Aww.

Clémentine: Mais pour le coup, je me suis rendue compte que j’avais envie d’autre chose et d’aller plutôt vers quelque chose qui est la vulgarisation finalement, par l’illustration. Et donc, j’ai commencé à travailler pour une maison d’édition qui a un compte Instagram qui s’appelle “Mâtin… quel journal !” sur Instagram, dans lequel aujourd’hui je vulgarise, je fais de la vulgarisation d’étymologie autour de mots et donc…

Fanny: Ouais, effectivement, tu es encore un peu dans la recherche !

Clémentine: Exactement. J’ai toujours un petit pied dedans, un petit orteil, mais voilà, on est plus quand même sur l’illustration, qui est ma passion numéro un, un petit changement. Et donc, je travaillais déjà pendant mon mémoire, donc ça a été une année un peu éprouvante, à mi-chemin entre pas mal d’obstacles, entre le Covid, la fermeture de la BNF, les facs et tout ça, c’était assez sportif.

Fanny: Et du coup, où est-ce qu’on peut retrouver ton travail si on a envie de voir ce que tu fais comme illustrations ?

Clémentine: Bah on peut me retrouver sur mon compte Instagram. Je suis un peu sur toutes les plates-formes, j’ai aussi un tiktok, mais je sais pas si c’est la plate-forme de prédilection des auditeurs…

Fanny: On sait jamais.

Clémentine: Je suis sur Instagram sous le nom de Mikankey.

Fanny: Bah je mettrai le lien dans la description de l’épisode de toute façon. Pour finir, est-ce que tu aurais un conseil, Clémentine, à donner aux personnes qui voudraient étudier les fabliaux, pas forcément sous l’angle de la sexualité, mais en général ?

Clémentine: Je pense que le conseil numéro un, c’est d’avoir des textes qui nous plaisent. Alors, même si on les aime pas forcément, d’avoir juste un intérêt pour eux autant stylistique qu’avec l’histoire qu’ils racontent finalement. C’est peut-être de lire pas mal de textes puisqu’il y a énormément de fabliaux – je crois à peu près 150…

Fanny: Qui nous sont parvenus, ouais, jusqu’à aujourd’hui.

Clémentine: Exactement. Puisque, comme d’habitude, avec la matière littéraire médiévale, il y a des pertes, évidemment. Et pour le coup, il y en a certains qui sont pas traduits, c’est un peu embêtant, il faut pouvoir un peu maitriser l’ancien français, et d’ailleurs, quand on fait de l’étude en littérature médiévale, on est souvent obligé de maitriser cette langue à mi-chemin entre le latin et le français moderne.

Fanny: Mais oui, mais c’est trop bien l’ancien français.

Clémentine: C’est très intéressant, surtout si on s’intéresse à l’histoire de la langue. Et donc voilà, être aventureux à cet égard et être curieux de nombreux textes puisqu’il y a beaucoup de choses à dire, je pense, sur tous ces textes.

Fanny: Désormais, chers auditeurs et auditrices, vous en savez encore plus sur les fabliaux et sur la représentation de la sexualité féminine dans ces fabliaux, donc merci beaucoup, Clémentine, pour tout ce que tu nous as raconté, bonne continuation pour la suite.

Clémentine: Bah surtout, merci à toi de m’avoir reçue, c’était super.

Fanny: Mais oui. Voilà, comme je vous l’ai dit au cours de cet épisode… en fait, l’épisode d’aujourd’hui est un peu à la croisée entre plein d’autres épisodes que j’ai faits. Donc on avait l’épisode 35 sur les fabliaux avec Albert, l’épisode 28 sur la criminalisation du corps féminin au Moyen Âge avec Charlotte Pichot, et l’épisode 30 sur les normes sexuelles au Moyen Âge avec Sophie Leclerc. Donc voilà, je vous mettrai bien sûr tous les liens en description de l’épisode, n’hésitez pas à les écouter si ça vous plait, mais n’hésitez pas aussi, parce que voilà, à écouter tous les autres épisodes de Passion Médiévistes. Je commence à avoir traité pas mal de choses, pas mal d’angles. Dans l’épisode précédent, on a parlé de philosophie, de comment se transmettent les savoirs au Moyen Âge, c’était passionnant. Et j’ai aussi plein d’autres formats sur plein d’autres façons pour vous communiquer et pour vous transmettre le gout du Moyen Âge. N’hésitez pas à écouter aussi mes autres podcast, parce que je fais d’autres podcasts sur l’histoire, dont Passion Modernistes sur l’histoire moderne, et Passion Antiquités, c’est un petit peu le petit dernier, sur les antiquités, sur tout plein d’aspects différents. Et si vous voulez soutenir Passion Médiévistes et tous les autres podcasts, vous pouvez me soutenir – alors désormais je ne passe plus par Tipeee, mais par d’autres plates-formes. Je vous ai mis toutes les informations sur passionmedievistes.fr/soutenir – oui, c’est tout simple hein, passionmedievistes.fr/soutenir. Donc maintenant je passe plutôt par PayPal ou Patreon, mais sinon vous pouvez me donner la somme que vous voulez, quelques euros par mois ou plus, que ça soit d’ailleurs mensuellement ou ponctuellement, ça me fera toujours très plaisir, parce que voilà : ça me permet de développer les podcasts, les épisodes, et ça me permet de rémunérer les personnes qui travaillent pour moi pour les podcasts, que ça soit de temps en temps Jonathan pour le montage des épisodes, Dine ou Uvette – pour cet épisode c’est Uvette qui a fait l’illustration. Et j’ai aussi depuis quelque temps Ilan, qui travaille pour moi, que vous avez pu entendre si vous écoutez les Super Joutes Royales. Et Ilan, vous avez pu l’entendre dans cet épisode, parce qu’il faisait une lecture – il n’était pas le seul, je tiens ainsi à remercier Simon du podcast “Déconstruction”, et Winston des podcasts Pod Monstres Trésors et Backlog pour avoir donné leurs belles voix pour lire quelques extraits de fabliaux. Et dans le prochain épisode, nous parlerons d’un tout autre sujet : les juifs de Castille. Salut !

[Générique]

Merci à Brunhild pour la transcription et à Liz pour la relecture !