Les épisodesPassion Médiévistes Les épisodes retranscrits

Épisode 35 – Albert et les femmes dans les fabliaux

Comment étaient représentées les femmes dans les fabliaux à la fin du Moyen Âge ?

Illustration de l'épisode 35 réalisée par l'artiste Din
Illustration de l’épisode 35 réalisée par l’artiste Din

Albert Leparc a fait un mémoire de deuxième année sur “Les figures féminines des Cent nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles (XVIe siècle)”. Il était en master Mondes médiévaux à l’université Paris-Sorbonne (Paris 4) sous la direction de Elisabeth Crouzet Pavan, après un mémoire de première année consacrée à la querelle des femmes.

Un nouveau genre littéraire : la nouvelle

A la fin du Moyen Âge, pour ce qui est de la littérature, on a l’impression d’avoir déjà tout écrit, et pourtant les auteurs de l’époque font de leur mieux pour se renouveler. La nouvelle hérite de tous les autres genres littéraires de l’époque médiévale : fabliau, exemplum, lai, roman de chevalerie…

Pour en savoir plus sur les fabliaux : Episode 3 – Paul et le Roman de Renart

La spécificité de la nouvelle est justement de faire du neuf avec du vieux. Il y a aussi une idée de circulation, la culture orale se retransmet de nouveau. Elle reprend tous les thèmes et les histoires du fabliau en y ajoutant ou enlevant des choses, et la nouvelle est conçue pour être écrite, alors que les fabliaux provenaient surtout de la culture orale.

Philippe de Vigneulles rédigeant sa Chronique, Dessin de la main de l'auteur, appartenait au manuscrit 839 (89) de la Chronique, aujourd'hui disparu. Brunswick, Maine, U.S.A.
Philippe de Vigneulles rédigeant sa Chronique,
Dessin de la main de l’auteur, appartenait au manuscrit 839 (89) de la Chronique, aujourd’hui disparu. Brunswick, Maine, U.S.A.
L’auteur de nouvelles et fabricant de chaussettes Philippe de Vigneulles

Philippe de Vigneulles est un auteur peu connu mais qui a laissé des écrits importants pour connaître la vie à Metz à la fin du Moyen Âge. Né en 1471,  il arrive, dans un contexte compliqué à Metz, à accéder à un statut de petit-bourgeois, il travaille comme commerçant de chaussettes, et sur son temps libre il commence à écrire tout ce qu’il voit et ce qu’il entend, notamment dans sa Chronique.

Il écrit aussi les Cent nouvelles nouvelles, terminées vers 1515, apparemment pour « passer le temps« . Même si le manuscrit unique conservé aux archives de Metz n’est pas complet, il a été édité et la plupart des nouvelles sont lisibles.

La place des femmes dans les fabliaux et les nouvelles

Les femmes de tous statuts sociaux sont représentées dans toutes les situations, que ce soit les bourgeoises ou les paysannes. Un des thèmes centraux de ces histoires mettant en scène les femmes sont les adultères, qu’ils soient commis par le mari ou la femme. Assez régulièrement le conjoint trompé se venge, mais les situations varient beaucoup. On rit parfois des femmes quand elles sont bêtes, mais on rit aussi avec elles lorsqu’elles se vengent. Ce qui compte pour Philippe de Vigneulles c’est le rire, la place de la morale n’est pas primordiale. Il donne la parole à ces femmes, de la substance, des histoires, elles ne sont pas que des clichés mais des personnages à part entière.

Pour en savoir plus sur le sujet Albert vous propose les ouvrages suivants :
  • KOTIN Armine, The Narrative imagination, Comic Tales by Philippe de Vigneulles, Lexington, University Press of Kentucky, 1977

    Albert Leparc au micro de Passion Médiévistes
    Albert Leparc au micro de Passion Médiévistes

Sur les fabliaux :

  • MENARD Philippe, Les fabliaux, contes à rire du Moyen âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1983
  • ALEXANDRE-BIDON Danièle, LORCIN Marie-Thérèse, Le quotidien au temps des fabliaux, Paris, Picard, 2003
  • LORCIN Marie-Thérèse, Façons de sentir et de penser : Les fabliaux français, Paris, Champion, 1979
  • AUBAILLY Jean-Claude. « Le fabliau et les sources inconscientes du rire médiéval » In: Cahiers de civilisation médiévale, 30e année (n°118), Avril-juin 1987. pp. 105-117

Sur Metz et la vie urbaine :

  • BOUR René, Histoire de Metz, Metz, Éditions Serpenoise, 1978
  • ESQUIEU Yves et PESEZ Jean-Marie (dir), Cent maisons médiévales en France (du XIIe au milieu du XVIe siècle). Un corpus et une esquisse, Paris, CNRS, 1998

Sur le rire, la peur et les émotions au Moyen Âge :

  • LE GOFF Jacques, « Rire au Moyen Age », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, consultable en ligne
  • CROUZET-PAVAN Élisabeth et VERGER Jacques (dir.), La dérision au Moyen âge, De la pratique sociale au rituel politique, Paris, PUPS, 2007
  • BOUCHE Thérèse et CHARPENTIER Hélène, Le rire au Moyen Age dans la littérature et les arts, Bordeaux, P.U.B, 1990
  • DELUMEAU Jean, La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, ch. 10 : « Les agents de Satan III – la femme », Paris, Fayard, 1978

Histoire des femmes au Moyen âge (références usuelles) :

  • Georges DUBY, Michelle PERROT, Christiane KLAPISCH-ZUBER (dir), Histoire des femmes en Occident, tome II, Le Moyen Âge, Paris, Perrin,  1991BOHLER Danielle (dir), Le goût du lecteur à la fin du Moyen Age, Paris, Le Léopard d’Or, 2006
  •  CASSAGNES – BROUQUET Sophie, La vie des femmes au Moyen âge, Rennes, Ouest-France, 2009

Travaux sur quelques figures littéraires et œuvres du XVe

  • PIERREVEILLE Corinne, « L’entremetteuse des fabliaux, un singulier personnage », in  C. Pierreville, Entremetteurs et entremetteuses dans la littérature de l’Antiquité à nos jours, actes du colloque international organisé les 18 et 19 mai 2006 à l’Université Jean Moulin–Lyon 3, volume28, publication du CEDIC, Jacques André éditeur, 2006.
  • DUBOIS-NAYT Armel, DUFOURNAUD Nicole, PAUPERT Anne (dir), Revisiter la « querelle des femme » : discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1400 à 1600, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2013
Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :
Transcription de l’épisode 35 (cliquez pour dérouler)

 

[Générique]

Fanny : Est-ce que vous savez tout du Moyen Âge ? Mais d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? En général, on dit que c’est une période de mille ans, de 500 à 1500. Mais vous l’entendez dans ce podcast, il y a autant de définitions du Moyen Âge que de médiévistes. Je m’appelle Fanny Cohen Moreau, et dans ce podcast, je reçois des jeunes médiévistes, des personnes qui étudient le Moyen Âge en master ou en thèse, pour qu’ils racontent leurs recherches passionnantes et qu’ils vous donnent envie d’en savoir plus sur cette belle période.

Épisode 35, Albert et les femmes dans les fabliaux, c’est parti !

Fanny : Bonjour Albert Leparc.

Albert : Bonjour.

Fanny : Je te reçois aujourd’hui parce que tu as fait un mémoire à l’Université Paris-Sorbonne, donc Paris 4 dans un master Mondes médiévaux, et donc ton mémoire s’intitulait « Les figures féminines des Cent nouvelles nouvelles — oui, deux fois — de Philippe de Vigneulles (XVIe siècle) ». Tu étais sous la direction d’Élisabeth Crouzet Pavan, et d’ailleurs les auditeurs, si ce nom vous dit quelque chose c’est normal, elle a été la directrice en fait de plusieurs anciens invités du podcast, notamment Aurore sur la ville de Nantes, et aussi de Valentin, avec qui on a parlé de l’espionnage au temps des croisades.

Albert, déjà je voulais te demander, tu as travaillé sur les femmes dans les fabliaux. Pourquoi tu as choisi ce sujet, Albert ? Un homme qui étudie l’histoire des femmes, c’est pas un petit peu bizarre ? En tout cas, c’est rare aujourd’hui, quand on voit les chercheurs et les chercheuses, c’est plutôt les femmes qui se sont approprié ce sujet.

Albert : Quand je suis arrivé en L2, il y a une prof de TD de médiéval, Annabelle Marin, à Paris 4, qui m’avait particulièrement marqué en expliquant que quand on voulait poursuivre en histoire et s’intéresser à un sujet plus en profondeur, il était risqué de s’attaquer à un sujet sur lequel on risquait de perdre pied parce qu’on est complètement dedans. Elle avait donné un exemple qui la fascinait elle, c’était les guerres napoléoniennes. Moi je pense que si j’avais vraiment fait sur la Seconde Guerre mondiale, je me serais emballé. À l’inverse, sur les femmes, sur la représentation des femmes, j’avais rien, je partais avec très peu d’aprioris, à part évidemment bon bah que les femmes étaient dans les foyers et ne bougeaient pas.

Fanny : Mais oui, bien sûr.

Albert : Ce qui n’est pas faux en soi, mais du coup pour moi, j’avais jamais eu de focus ou d’apriori même sur leur représentation en littérature médiévale, je n’avais rien et je voulais savoir. Je voulais savoir, d’autant que ça faisait écho à des problématiques très modernes, à des problématiques très contemporaines, sur la représentation des femmes dans les films, dans les séries, dans les jeux vidéo. Et donc du coup, alors qu’à la base j’étais parti, pareil, pour proposer un sujet sur quelque chose sur lequel j’aurais pu m’emballer, c’est-à-dire le théâtre au Moyen Âge, madame Crouzet Pavan m’a un petit peu redirigé, et le deuxième sujet que j’ai donné, spontanément, c’était sur l’histoire des femmes et leur représentation. Et donc du coup, on a convenu ensemble d’un corpus de textes sur lequel j’aurais pu travailler, et voilà.

Fanny : Alors justement, ce corpus de textes, quelles sources tu as choisies pour donc travailler sur les fabliaux ? Pourquoi les fabliaux d’ailleurs ?

Albert : Alors en fait, j’ai fait un M1 qui portait essentiellement sur la “querelle des femmes”, c’est-à-dire la première querelle littéraire en langue française, qui a été lancée par Christine de Pizan au tout début du XVe siècle, pour débattre de la place des femmes, ne serait-ce que dans la cosmogonie, et de manière générale, de leur rôle, de tous les aprioris qu’il y a autour. J’ai donc du coup étudié pas mal de figures féminines dans des textes qui étaient liés à cette querelle littéraire, et à la fin j’ai conclu sur le fait que j’aurais aimé à présent travailler sur des textes qui étaient un peu moins liés à cette querelle, et qui pourtant auraient pu être influencés. Et j’avais donc proposé les Cent Nouvelles Nouvelles, anonymes bourguignonnes. C’est-à-dire qu’il y a deux en fait Cent nouvelles nouvelles dans la littérature française. Il y a les très connues Cent Nouvelles Nouvelles anonymes bourguignonnes qui datent d’à peu près du milieu du XVe siècle, qui sont un chef-d’œuvre littéraire pour certains médiévistes. Et beaucoup moins connues, les Cent nouvelles nouvelles, que du coup j’écrivais avec des petits n parce qu’elles ont eu beaucoup moins de portée, elles ont été beaucoup moins diffusées, et surtout elles ont été écrites par un auteur entre guillemets du dimanche, qui est Philippe de Vigneulles, un marchand de chaussettes de Metz.

Fanny : Tout un programme ! Pourquoi Cent nouvelles nouvelles ? Pourquoi on dit deux fois nouvelles ?

Albert : Cent nouvelles nouvelles, parce que, alors la question est en fait très complexe, mais Nelly Labère a écrit tout un livre de plus de six cents pages sur le sujet, Défricher le jeune plan, sur l’histoire de la nouvelle.

Fanny : Alors juste résume-moi ce livre, s’il te plait. (rires)

Albert : Oh pitié ! On est à la toute fin du Moyen Âge. L’expression « automne du Moyen Âge » est particulièrement valable pour ce qui est de la littérature, parce qu’on est dans une époque qui a l’impression d’avoir déjà tout écrit, qui a l’impression de réutiliser tout, et qui pourtant fait de son mieux pour se renouveler. La nouvelle hérite en fait de tous les autres genres littéraires du Moyen Âge auparavant. Hérite donc d’abord du fabliau, mais aussi de l’exemplum, du lai, même du roman de chevalerie. Et les nouvelles, ce qui caractérise le plus ce genre littéraire, c’est de faire du neuf avec du vieux, de reprendre la vieille matière, de reprendre le contenu des vieilles soupes, mais dans des nouveaux pots. Et quand on écrit nouvelles nouvelles, c’est parce qu’on sait très bien que non seulement ça a déjà été raconté, mais qu’on a envie d’en raconter encore. Et du coup c’est pour ça qu’on dit nouvelles nouvelles. Il y a une idée aussi de circulation avec les nouvelles. C’est vraiment la nouvelle, « tu as appris la nouvelle ». C’est l’idée que vraiment c’est de la culture orale qui se retransmet à nouveau.

Fanny : Mais alors à ce moment-là, quelle différence entre une nouvelle et un fabliau ? Mais est-ce qu’on peut dire qu’une nouvelle peut quand même être un fabliau ?

Albert : Le fabliau en fait est antérieur à la nouvelle. Ce sont en fait des récits courts, qui sont apparus au XIIe siècle, à peu près au même moment que les villes se développaient à travers l’Europe. C’était de la culture orale, racontée par des jongleurs, dans des châteaux, dans les foires, ce genre de chose. On en a gardé, alors après ça dépend de la définition, certains spécialistes disent cent soixante, d’autres cent trente, en tout cas on en a gardé entre cent trente et cent soixante par écrit. Essentiellement du XIIe siècle. Les dernières qu’on a, c’est à peu près le deuxième quart du XIVe siècle, et après ça plus rien. Le genre disparaît, il y a un gros trou, le genre semble disparaître.

Fanny : On sait pourquoi ou pas du tout ?

Albert : Peut-être faute de sources, peut-être parce que ça n’intéressait plus. Toujours est-il qu’avec la nouvelle, qui en plus d’hériter d’autres caractéristiques de genres littéraires courts du Moyen Âge, elle reprend en fait essentiellement tous les thèmes du fabliau et toutes les histoires. On a l’impression de lire un peu les mêmes histoires, et en même temps c’est pas raconté de la même manière, il y a plus de choses ou moins de choses, et surtout les nouvelles sont conçues pour être écrites, pour être assemblées en recueil. Alors que les fabliaux, eux, c’était vraiment de la culture orale à l’origine.

Fanny : Et quelles sont les histoires qu’on trouve dans ces nouvelles ? J’ai l’impression, est-ce que l’humour a quand même une place importante ou c’est pas plus que ça ?

Albert : La principale caractéristique des fabliaux, et que j’aurais dû mentionner depuis le début en fait, c’est que c’est pour rigoler. Joseph Bédier, le premier philologue et spécialiste à vraiment avoir écrit une thèse, et une très bonne thèse, sur les fabliaux en 1898, les qualifiait de contes à rire, parce que c’est leur caractéristique principale : ça vise à divertir les foules, ça vise à divertir l’assistance, et à défaut de vraiment rire franchement, au moins de décrocher un sourire. C’est un peu différent de la nouvelle où vraiment il y a un but de passe-temps, c’est vraiment pour divertir. Et du coup on retrouve essentiellement des histoires scatologiques…

Fanny : Ah oui !

Albert : On retrouve des histoires d’adultère, on retrouve des histoires de voleurs, on retrouve souvent des histoires en fait de bons malins qui jouent des tours à des, parfois c’est des figures d’autorité dont on aime bien se moquer, et assez souvent on se moque d’un mari volage ou d’une femme adultère.

Fanny : Ça fait penser un petit peu au Roman de Renart, dont on avait traité dans le troisième épisode de ce podcast, il y a maintenant deux ans !

Albert : En effet le Roman de Renart puise à peu près dans les mêmes sources orales que les fabliaux.

[Extrait du Roman de Renart lu par Philippe Noiret]

Albert : Sur cent trente fabliaux, on en a quand même quarante qui parlent essentiellement du même thème, et souvent c’est à peu près la même histoire, c’est une femme qui trompe son mari et qui dissimule son amant. On reviendra plus tard là-dessus, mais au Moyen Âge, on rit de certaines choses et on rit d’une certaine manière. Il y a tout un pan de l’histoire des émotions qui s’est forcément intéressé au rire, et c’est une question déjà très complexe dans la mesure où le rire fait parfois appel à des forces du subconscient très obscures.

Fanny : Et est-ce que ces fabliaux sont quand même représentatifs de la société ou pas ? Ou est-ce que c’est vraiment un miroir déformant ?

Albert : Comme toute littérature, c’est un miroir déformant. D’abord les fabliaux ont souvent été négligés par l’histoire de la littérature parce que, par rapport aux romans courtois, ça apparaissait comme de la basse littérature…

Fanny : Par rapport aux romans de chevalerie, tout ça ?

Albert : Exactement. Ça apparaissait comme de la basse littérature, c’était décrit comme très simple par les spécialistes. Et donc du coup, pendant un moment, ces documents qui ne servaient pas aux historiens de la littérature, c’est naturellement que les historiens ont pensé qu’ils pouvaient s’y intéresser, et donc du coup y trouver ce que les historiens de la littérature n’avaient pas, c’est-à-dire du concret, du vrai. Et pendant un moment, on a pensé que les fabliaux ouvraient, je reprends des expressions de spécialistes, on pensait que ça ouvrait une fenêtre sur la campagne bourguignonne, on a pensé que donc du coup c’était représentatif de toutes les couches de la société. C’est une représentation littéraire. Il y a forcément un but, et ce premier but c’est de faire rire. Il y a plus de types sociaux qui sont représentés, mais forcément, on retrouve souvent les mêmes histoires, d’abord parce qu’elles font rire, et souvent les mêmes situations, parce que d’autres seraient beaucoup moins piquantes. Si ça parle beaucoup d’adultère, c’est parce que ça ajoute beaucoup de choses aux péripéties que l’amour soit interdit.

Fanny : On va revenir sur ta source, parce que donc toi tu as étudié un document en particulier, les Cent nouvelles nouvelles d’un auteur bourguignon. Est-ce que tu peux me présenter un petit peu ce texte-là s’il te plait ?

Albert : Alors Philippe de Vigneulles c’est un auteur qui est pas très connu, c’est normal, c’est parce qu’il étudiait surtout parce qu’il avait du temps à perdre. Il est né en 1471 dans les environs de Metz, il a passé pas mal de temps à voyager en Italie, et avant de revenir à Metz, alors c’est une aventure tout à fait rocambolesque qu’il raconte dans sa chronique, il a été capturé par des bandits avec son père et ils ont réussi à s’échapper sans payer de rançon en s’évadant de la tour. Ensuite à Metz à cette époque-là, les temps sont assez rudes pour une bonne partie de la population, parce que Metz est pris entre deux feux, entre la couronne du roi de France et à l’inverse, les comtes de Lorraine, qui sont très intéressés aussi par l’idée de prendre cette ville, qui jusque-là était libre, qui officiellement appartenait à l’évêque de Metz mais qui n’habite plus ici depuis longtemps, donc qui au final fait un petit peu ce qu’elle veut.

À cette époque-là, les notables de la ville, les paraiges, ont du mal à se renouveler, et donc du coup les gros bourgeois finissent par devenir très importants dans la ville, et les petits bourgeois comme Philippe de Vigneulles gagnent beaucoup d’importance. Et Philippe, il devient donc du coup commerçant de chaussettes, chaussetier, et du coup Philippe de Vigneulles, c’est vraiment your friendly neighbour Philippe de Vigneulles. C’est Ned Flanders (rire de Fanny), c’est-à-dire qu’il fait tout : il dessine lui-même les illustrations de ses Cent nouvelles nouvelles, il sait jouer de la musique, il sait jouer du rebec, il participe aux processions de la ville, il participe aux réunions…

Fanny : Il a vraiment beaucoup de temps libre et il aime bien se divertir, quoi.

Albert : Il aime beaucoup et surtout il est très curieux. Philippe, avant les Cent nouvelles nouvelles, il était surtout connu par les historiens parce qu’il a écrit une chronique de la ville de Metz qui est très détaillée et qui, en fait c’est très simple, il note tout. Il note tout ce qu’il lit. Et on a découvert assez récemment ses Cent nouvelles nouvelles, qu’il a écrit vers 1515 à peu près, enfin qu’il a terminé vers 1515, il a mis à peu près dix ans pour les écrire, et il explique que c’est vraiment parce qu’il voulait passer le temps en attendant de récupérer d’une maladie.

Fanny : Comment ça se fait qu’on les a découvert récemment ?

Albert : Parce que le manuscrit a eu une histoire assez compliquée. Il y a eu deux manuscrits en fait, les deux ont eu une histoire assez compliquée, ils se sont perdus de propriétaire en propriétaire, ont parfois été sévèrement endommagés, et même le dernier manuscrit qui nous reste aujourd’hui, qui est conservé du coup à Metz est dans un état assez lamentable parce qu’il a fait l’objet d’un vandalisme littéraire. Des pages ont été arrachées, il manque pas mal de débuts ou de fins de nouvelles, il nous manque parfois des nouvelles entières, et en plus il a subi l’humidité, bref. Heureusement, en 1923, un spécialiste, Charles Livingston s’est attaqué au manuscrit et en a entrepris l’édition.

Fanny : Et on a commencé à dire, toutes ces nouvelles, tu les as étudiées sous l’angle de l’histoire des femmes pour étudier comment les femmes étaient représentées dans ces nouvelles.

Albert : Exactement. La première phase de la recherche a donc évidemment consisté à lire les nouvelles, à faire attention du coup lesquelles comportaient des femmes et observer un petit peu la place qu’elles avaient dans ces nouvelles. Est-ce qu’elles étaient bien au premier plan ? Est-ce qu’elles étaient carrément les héroïnes ? Parce que oui ça arrive. Est-ce que l’image globale qu’on en dégage est plutôt négative ? Est-ce qu’on sent un jugement de la part de l’auteur ? Est-ce qu’on sent un jugement de la part des autres personnages aussi ? D’abord j’ai fait quelques statistiques, en constatant qu’au final, il y avait un total de cent femmes qui étaient représentées et qu’elles apparaissaient dans à peu près un tiers des nouvelles. Dans les deux autres tiens, elles sont pas forcément absentes, c’est juste qu’elles sont vraiment au second plan et qu’elles sont à peine mentionnées.

Fanny : Comment elles sont représentées, ces femmes, dans les nouvelles que tu as étudiées ?

Albert : Par rapport aux fabliaux qu’on a gardés et où on distingue des images parfois assez tranchées des femmes, Philippe de Vigneulles, il est très varié dans sa représentation des femmes. Il en représente dans toutes les situations, dans toutes les positions. Il représente des paysannes, des bourgeoises. Bien évidemment, il y en a qu’il représente un petit peu plus souvent que d’autres. Il y a quand même trente nouvelles qui parlent d’adultère dans Philippe de Vigneulles. Il y a à peu près une trentaine de nouvelles qui représentent un adultère, qu’il soit commis par le mari ou la femme d’ailleurs. Assez régulièrement, les femmes vont se venger.

Fanny : Ah !

Albert : Ou les hommes vont se venger contre elles, et parfois il arrive qu’un amant et une femme se vengent contre un mari, ou qu’une femme et un mari se vengent contre quelqu’un d’autre. Les situations varient beaucoup, de même que les types sociaux. Il y a parfois des positions où elles sont absolument les héroïnes et elles prennent l’initiative de sauver leur ménage contre un danger assez pressant.

Fanny : Donc elles sont mises en valeur, on ne rit pas d’elles à ce moment-là ?

Albert : On ne rit pas forcément d’elles. On rit parfois d’elles quand elles sont bêtes, tout simplement, mais comme on rit énormément de gros idiots qu’il y a dans toutes les autres nouvelles. On rit d’elles quand elles sont bêtes, on rit avec elles quand elles se vengent sévèrement contre un mari qui voulait faire l’amour avec la servante. Il y a beaucoup de cas aussi où Philippe de Vigneulles se permet un petit jugement, il explique que c’est que la femme a quand même très mal agi comme ça, et pourtant on sent tout de même qu’il est content de raconter une histoire où la femme s’est vengée. Ce qui compte pour lui au final, c’est que ce soit drôle, c’est que le tour joué par le trompeur soit drôle. Le trompeur ou la trompeuse.

Fanny : La moquerie n’est pas centrée sur les personnages féminins, elle est centrée sur tout le monde en fait.

Albert : Exactement, elle est centrée sur tout le monde. Même si on distingue parfois quelques pointes de morale de Philippe de Vigneulles, elle est très réduite. J’ai passé beaucoup de temps à étudier le profil de Philippe de Vigneulles, parce qu’il notait tout aussi, et c’est ça qui est assez fascinant avec cet auteur. Il a à la fois la meilleure et la pire qualité de l’historien (rire de Fanny), il note tout sans aucun recul critique. Mais du coup on a tout, c’est formidable ! Il a noté, et même dans ses Cent nouvelles nouvelles, qui sont pourtant des œuvres de fiction, il a tenu à faire parler tous ses personnages et donc du coup à faire parler ces femmes. Il leur donne la parole, il leur donne une substance, il leur donne souvent une histoire, et c’est ça qui est assez fascinant aussi, il donne énormément d’humanité à des femmes qui, dans les fabliaux, ne sont là que pour être des clichés, comme les hommes aussi sont là pour être des clichés dans les fabliaux. Mais il leur donne une substance…

Fanny : Là ce sont des personnages à part entière, et pas seulement des clichés, des typiques.

Albert : Exactement. Il a envie de leur donner une histoire, il a envie de leur donner une place et il a envie de les faire parler. Mais du coup, leur discours côtoie aussi ceux, par exemple, de prédicateurs itinérants qui viennent aussi donner leur avis sur les femmes, qui sont parfois très sévères, et même parfois, il donne lui aussi son avis ! Et dans tout ça, au final, il y a pas vraiment de morale qui se distingue de ces nouvelles. Il ne veut pas donner une seule représentation des femmes, et surtout il ne veut pas donner un seul discours sur les femmes. C’est en fait au lecteur ou à l’auditeur, parce que ces nouvelles étaient aussi faites pour être racontées, de se faire son opinion. La seule chose qui revient chez Philippe de Vigneulles, c’est que la paix doit régner dans le ménage. (rire de Fanny)

C’est-à-dire que c’est une époque dure pour Metz, qui est souvent attaquée, les bandes de soldats rodent souvent lors les sièges autour des villages, et le foyer est un refuge important pour les hommes. Il y a une nouvelle qui m’a particulièrement marquée, j’ai plus son numéro en tête, je suis désolé. C’est une nouvelle où Philippe de Vigneulles a été très précis sur les circonstances. Il dit que donc du coup c’est vers 1473, alors que la ville est attaquée par un des comtes voisins, et notamment un village, qui est nommé, où une femme et son mari ont peur, et donc du coup le mari vient se cacher, mais directement dans le lit de sa femme. Ce que je veux dire avec cette anecdote, c’est que pour lui, les bras de sa femme et de manière générale le lit conjugal, c’est le principal refuge pour un homme en ces temps troublés.

Et c’est pour ça que pour Philippe de Vigneulles, le plus important c’est que la paix reste dans ce ménage. Il peut y avoir un adultère, il peut y avoir des erreurs de parcours, il peut y avoir des bêtises, même parfois des vengeances assez crues et assez violentes, mais c’est toujours temporaire. Il va toujours préciser que six mois après, c’est allé mieux et la concorde est revenue dans le ménage. Il va toujours préciser que quand un adultère est commis régulièrement par une femme qui tout simplement aime bien aller voir d’autres hommes, ça ne dérange pas plus que ça le mari, qui voit pas grand-chose, et au final ça va très bien entre eux.

Le conte que je trouve le plus criant par rapport à ça, c’est une histoire, alors je vais la raconter rapidement, imaginez du coup une nuit de noces, les jeunes mariés sont très heureux ensemble. Malheureusement la jeune fille se montre très très douée pour une première nuit. Et ça attire les soupçons du mari, qui finit par la questionner, et elle, ben elle finit par commettre une gaffe et reconnaît qu’elle s’était entrainée avec le valet, tout simplement. Le mari furieux s’en va du lit, la fille est toute honteuse, et elle veut aller en parler à sa mère, elle ne comprend pas ce qu’elle a fait de mal, elle a été honnête avec son mari, et ce genre de choses. Alors la mère bien évidemment la gronde, en lui expliquant que c’est grave, elle n’aurait pas dû dire ça, ce genre de choses.

Fanny : Elle la gronde de l’avoir dit, mais pas de l’avoir fait ?

Albert : Elle la gronde de l’avoir dit, parce que la mère finit par avouer elle-même que, ben évidemment mais moi aussi, mais évidemment que moi aussi je l’ai fait ! Avec le même valet !

Fanny : Oh la la ! (rires)

Albert : La chute de cette nouvelle, c’est que le jeune marié et le beau-père écoutaient à la porte à ce moment-là par hasard, et apprennent tous les deux qu’ils ont été cocus au moins une fois. La conclusion de cette nouvelle est assez intéressante, parce qu’au lieu d’être particulièrement énervés, les deux hommes haussent les épaules, le beau-père prend par le bras son beau-fils et ils se disent « ce n’est pas grave ». Et à la fin on comprend qu’à défaut d’avoir gagné une femme vierge, il a au moins gagné un grand ami dans toute cette histoire, et au final ça ne compte pas tellement qu’on adultère ait été commis, et même que la morale ait été bafouée, ce n’est pas si grave, parce que ce qui compte, c’est que tout le monde est heureux à la fin.

Fanny : En fait là quand je t’écoute, et qu’on voit donc tout ce qui est écrit, on sent aussi que c’est un homme laïc qui écrit, que c’est pas un prêtre, qui a peut-être moins d’expérience de la vie. On sent là que c’est quelqu’un peut-être qui a un peu plus vécu, qui a vu des gens autour de lui, donc voilà aussi la morale est moins présente parce qu’il a tout simplement l’expérience de la vie.

Albert : La morale est moins présente parce qu’effectivement on est dans une époque rude. C’est pas tellement qu’il essaie de faire des compromis, il essaie pas de dire qu’il devrait pas y avoir de morale, qu’il ne devrait plus y avoir de morale, mais qu’il y a des choses effectivement peut-être un petit peu plus importantes qu’un adultère passé il y a longtemps. Et pourtant Philippe de Vigneulles est un homme pieux pourtant. Il croit dur comme fer aux sorcières. Dans sa chronique c’est évident.

Fanny : Aux sorcières ? Ah oui, ils commencent déjà à parler des sorcières à cette époque-là, ben oui.

Albert : Ah oui, oui, à cette époque-là les prédicateurs sont parfois assez virulents contre les sorcières.

Fanny : Je renvoie les auditeurs à notre épisode, notre double épisode consacré aux sorcières. Effectivement on voit qu’à la fin du Moyen Âge, on commence à en parler de plus en plus.

Albert : Et lui, alors qu’on n’est qu’au début hein, et qu’on n’est pas obsédé par ça, lui il y croit beaucoup. Il y croit beaucoup, j’expliquais, c’est Ned Flanders, il croit à beaucoup de choses, hein.

Fanny : Tiens juste d’ailleurs, est-ce que tu peux dire qui est Ned Flanders pour les gens qui ne connaitraient pas ?

Albert : Ned Flanders, c’est le voisin un peu béni-oui-oui d’Homer Simpson dans la série Les Simpson. Ça me permet d’enchaîner du coup sur un obstacle très particulier avec les fabliaux, qui donc du coup j’expliquais, on a surestimé leur intérêt pour l’histoire alors que c’était des constructions littéraires, tout simplement aussi parce qu’ils étaient très avares en détails gratuits. Il y a peu de choses au final qu’on peut tirer de la vie quotidienne dans les fabliaux, ça va à l’essentiel. Selon moi, la meilleure manière de raconter une blague, c’est d’aller à l’essentiel. Philippe de Vigneulles, c’est ce camarade au lycée et même au collège qui avait entendu une blague mais qui va passer des heures à essayer de la rendre crédible en rajoutant des détails. Mais du coup, c’est extrêmement intéressant à étudier pour l’historien, parce que du coup il va essayer de rendre des situations qui sont d’habitude complètement invraisemblables crédibles. Et c’est justement parfois en expliquant longtemps une situation, comment on en est arrivé là, qu’on peut comprendre certaines choses.

J’ai en exemple assez particulier, il y a une nouvelle qui est intéressante pour ça, qui en fait comporte plusieurs nouvelles dans la nouvelle, et elle commence d’abord par en fait trois femmes qui se rendent à Metz, trois bonnes voisines qui donc du coup y vont pour vendre les produits de leur ferme, des œufs, du lait, ce genre de choses, et du fait que la nuit tombe, doivent rester à Metz. Et donc du coup Philippe de Vigneulles explique comment elles se retrouvent dans une taverne, longtemps, en expliquant que bon il y en a une qui hésite et qui a l’impression de pas commander comme il faut, ce genre de choses. Et c’est là qu’on comprend qu’en fait trois femmes à la taverne, ça n’arrive jamais. Même une femme à la taverne, ça n’arrive quasiment jamais, seule. Alors qu’il y a pourtant beaucoup de fabliaux qui reprennent un petit peu ce thème. Je pense en particulier aux Trois dames de Paris, qui reprennent ce thème de trois femmes qui se retrouvent à la taverne et qui se retrouvent à faire des bêtises.

C’est dans tous ces détails que Philippe de Vigneulles donne, mais en arrière-plan, c’est jamais l’intrigue en elle-même qui aurait forcément pu arriver, je veux dire, des fois Philippe de Vigneulles, il s’attache à essayer de rendre crédible et de les situer à Metz des histoires qui pourtant, il a dû les entendre une fois à la veillée et il a dit « oh ça aurait pu arriver à Metz », donc du coup il s’amuse à donner un nom de village, à name-dropper Philippe de Raigecourt, qui est un chevalier très connu à l’époque à Metz. Mais en donnant tous ces détails, en même temps, il y en a qui sont bons à prendre. Il y a une nouvelle assez longue dans laquelle un bourgeois et son serviteur se lancent dans une chasse au renard dans leur maison. Rien que ça, ça apporte énormément de précisions sur comment était constituée une maison messine à l’époque.

[Extrait de Kaamelott]

Fanny : Et qu’est-ce que tu as voulu montrer dans ton mémoire ?

Albert : Ça a été assez intéressant d’abord de travailler sur la pensée d’un petit bourgeois de Metz à cette époque, et de l’image mentale qu’occupent les femmes pour lui. Forcément, comme elles passent moins de temps dans l’espace public, il va surtout les décrire dans des espaces privés. Aussi pour des raisons de récit, parce que forcément c’est beaucoup plus piquant si l’adultère se passe dans la maison de la femme, donc que le mari peut revenir à tout moment. Mais surtout c’est beaucoup plus intéressant pour lui de parler de là où il voit les femmes, c’est-à-dire en intérieur. Ce qui ne veut pas dire, et c’est là où au final le mémoire a pris une tournure très inattendue, j’ai pu, grâce à tous les détails dont je parlais, j’ai pu voir par exemple qu’il représentait beaucoup de femmes qui se rendaient à Metz seules, qui faisaient donc du coup le chemin du village [à la ville]. Les villages sont parfois situés à trente kilomètres, mais plus souvent c’est vraiment dans la zone autour hein, dix kilomètres. Il présente souvent les aventures de femmes qui se rendent avec l’accord de leur mari à Metz, qui vivent des aventures là-bas, ce genre de choses.

Ce qu’on voit, c’est que les femmes, leur place est essentiellement dans l’espace privé, mais on les voit aussi dans ces nouvelles dans l’espace public. On les voit se rendre sur la place publique pour écouter un prédicateur. On les voit se rendre à Metz, et d’ailleurs ces voyages les dépaysent un peu, elles racontent comment elles ont été impressionnées par les églises, elles racontent comment elles ont été impressionnées par le monde. Et souvent, ça paraît assez naturel pour Philippe de Vigneulles, c’est-à-dire que, bon ce qui est naturel c’est bien évidemment qu’elles demandent l’accord à leur mari, et c’est sûr qu’elles vont pas y aller tous les jours, parce que ça prend du temps d’aller à Metz, et savoir que sa femme est restée à Metz seule, le mari pourrait s’énerver. C’est pour ça d’ailleurs que quand les trois femmes rentrent dans leur village, elles s’excusent platement auprès de leur mari, elles expliquent qu’elles avaient été surprises par le mauvais temps et par la nuit qui est tombée. Mais on voit des femmes dans l’espace public.

On voit aussi à qui parlent les femmes, c’est-à-dire que quand on veut venir parler à une femme, on vient la voir sur le pas de sa porte. On voit aussi que leur deuxième cercle social après la famille, c’est les voisines. Les voisines qui sont en fait très souvent des amies, avec qui elles passent du temps, avec qui elles vont faire carnaval, avec qui elles dialoguent beaucoup, qui ont souvent une certaine solidarité. On voit aussi leur rapport avec la famille, leur rapport avec les enfants, comment elles organisent leur espace, on voit leur espace de vie, on voit leur espace de travail, ne serait-ce que quand, par exemple, elles se rendent au lavoir avec d’autres femmes, quand elles vont s’occuper des enfants, quand elles vont broder, quand elles vont travailler pour certaines, parce qu’il y a des commerçantes aussi, et on les voit bien évidemment dans la chambre à coucher.

J’ai donc du coup montré que dans l’esprit des contemporains de Philippe de Vigneulles, qui est était, je dirais pas qu’il est représentatif de son époque, mais il a essayé de représenter son époque au maximum. Il a essayé de représenter non seulement ce qu’elle était, mais aussi ce qu’elle aurait pu être, et dans l’esprit de Philippe de Vigneulles, il y a pas particulièrement de misogynie, et surtout les femmes sont présentes. On constate à la fin du Moyen Âge qu’il y a un regain d’antiféminisme qui d’ailleurs se voit particulièrement dans la Querelle des femmes. Il y a un regain d’antiféminisme, elles sont de plus en plus exclues des métiers, elles sont de plus en plus exclues de la vie publique. On voit que, malgré tout, elles continuent à occuper l’espace public et qu’elles ne sont pas cloîtrées à l’intérieur avec le modèle de la famille nucléaire bourgeoise, ce genre de choses.

Fanny : Pour ce sujet d’ailleurs, pour les auditeurs, dans le podcast Passion Modernistes, on a fait un épisode sur les sage-femmes en Alsace en fait, et on voit justement la place des femmes dans l’espace public, si ça vous intéresse de voir ce sujet-là un petit peu plus tard. Et Albert, je voulais savoir, depuis que tu as rendu ton mémoire, donc il y a à peu près un an au moment où on enregistre ce podcast, qu’est-ce que tu fais depuis ?

Albert : J’ai donc du coup dû me détourner de la recherche. J’ai obtenu mon master, et ensuite j’ai décidé de partir vers une école de bibliothécaire.

Fanny : Pourquoi tu as pas continué le parcours qui est parfois un peu classique de faire les préparations pour les concours, passer les concours et ensuite devenir prof ? Ça t’intéressait pas ?

Albert : D’abord parce que je me voyais assez mal devenir professeur.

Fanny : Pourquoi ?

Albert : C’est très simple, dans le secondaire comme à l’université, je sais pas si j’aurais été particulièrement à l’aise. Et même, c’est le fait que quand on est professeur, on ne fait pas autre chose qu’être professeur, à part quand on se lance dans la recherche. Mais même passer par un ou deux ans d’enseignement pour ensuite tenter l’agrégation et tenter une thèse, je sais pas si j’aurais pu. Ce n’est pas quelque chose qui m’intéressait particulièrement et surtout, surtout, à la fin de mon mémoire, j’avais l’impression de ne pas avoir la maturité pour la recherche. Je me sentais pas prêt à m’attaquer à de nouvelles sources. Si je peux donner un conseil aux masterants qui nous écoutent actuellement, c’est de ne surtout pas vous laisser, comme moi, envahir par le doute et surtout de parler à votre professeur, de parler à d’autres professeurs, de demander des conseils et de ne pas vous laisser tétaniser par des méthodes de travail qu’on n’a pas connues en licence et par un sujet qui peut parfois terrifier, où on a envie de bien faire et où on a l’impression de ne pas savoir comment faire.

Fanny : Ton sujet t’a fait peur parfois ?

Albert : Mon sujet m’a fait peur parfois, d’abord parce que je dois bien reconnaître que j’avais l’impression de ne pas avoir la légitimité pour parler des femmes et de la représentation des femmes. Pas vraiment parce que je ne suis pas une femme moi-même, mais surtout parce que c’était de l’histoire de la littérature. Et c’est la deuxième difficulté à laquelle je me suis confronté lors de mes années de recherche, c’est que je me suis attaqué à un sujet qui était certes en moyen français, dont les sources étaient éditées, donc j’ai pas vraiment dû me rendre aux archives, mais par contre c’est de l’histoire de la littérature mêlée à l’histoire. Il faut donc s’intéresser à la fois au contexte littéraire et au contexte historique. Et beaucoup d’étudiants en histoire font l’erreur de ne pas s’intéresser assez au contexte littéraire quand ils s’attaquent à ces sources, mais moi j’ai fait l’inverse, je me suis trop orienté vers l’histoire littéraire. Il y a un chapitre dans lequel je parle essentiellement du coup de ces détails, qui donc du coup donnent des précisions assez inédites sur la représentation des femmes dans l’espace public, et sur comment elles étaient dans l’espace public, mais par contre le reste du mémoire, c’est essentiellement de l’histoire littéraire.

Fanny : Mais parce qu’en M1, tu avais fait ça aussi, c’est peut-être pour ça que tu étais influencé, tu avais étudié la Querelle des femmes.

Albert : Exactement, j’ai été un petit peu trop influencé par mon M1 et je devais, ma directrice m’avait demandé de réorienter vers un volet beaucoup plus historique, et je n’ai pas su me débarrasser de l’envie de consulter des historiens de la littérature, et de pas assez m’intéresser à des historiens, ne serait-ce que par exemple, ne pas assez lire Joseph Bédier, le premier à avoir parlé des fabliaux, qui lui l’aborde sous un angle assez historique en fait. Et m’empêtrer dans des considérations littéraires alors que ce qui aurait dû m’intéresser était aussi et surtout des détails de la vie quotidienne et des éléments historiques, c’est ce qui, à la fin de mon mémoire, m’a fait comprendre qu’il fallait que je prenne un petit peu de recul par rapport à tout ça. Peut-être qu’un jour je reviendrai sur la recherche.

Fanny : Mais oui, c’est jamais fini voyons !

Albert : Si c’est pour tomber sur des gens aussi gentils que Philippe de Vigneulles… (rire de Fanny) Donc je suis parti vers une école de bibliothécaire et actuellement je suis en stage de documentation à l’ONERA.

Fanny : C’est quoi l’ONERA ?

Albert : C’est le centre français en aéronautique et aérospatiale.

Fanny : Ah oui, donc là tu es loin du Moyen Âge maintenant !

Albert : Assez loin, oui.

Fanny : Et est-ce que ça te plait ?

Albert : Oui. Dans le secondaire, et même à l’université, j’aurais eu l’impression de ne pas…, j’aurais voulu parler davantage…, c’est même pas que je m’intéressais pas aux autres périodes, mais ça me fait plaisir d’intéresser les élèves à des sujets, et parfois même des sujets que je ne maîtrise pas forcément. Quand j’arrive à donner de la curiosité par rapport au Moyen Âge, mais aussi à d’autres sujets, c’est très satisfaisant. Et mon travail en tant que bibliothécaire, eh bien j’ai retrouvé au final ce même aspect, ce qui m’avait plu dans la recherche, c’est-à-dire la curiosité. Et la curiosité pour des sujets extrêmement variés.

Fanny : Désormais, chers auditeurs et auditrices, vous saurez ce que c’est un fabliau, et vous savez comment les femmes pouvaient y être représentées, donc merci beaucoup Albert Leparc pour tout ce que tu nous a raconté.

Albert : Mais merci beaucoup de m’avoir invité surtout.

Fanny : Si cet épisode vous a plu, allez sur le site passionmedievistes.fr, où vous retrouverez plus d’informations, mais aussi plus d’épisodes à écouter, on vous a parlé donc de l’épisode sur le Roman de Renart, on vous a parlé de l’épisode sur les sorcières, allez voir, tout est sur le site. Vous verrez aussi sur le site qu’il y a d’autres formats que l’épisode classique que vous avez écouté. On a les épisodes de Rencontres, où je rencontre des personnes qui font vivre le Moyen Âge autrement. Vous avez les Super Joute Royale, où on classe en toute mauvaise foi les rois de France, siècle par siècle, du plus utile au plus boulet d’entre eux, on se marre bien là-dessus. Et vous avez aussi le format en collaboration avec le blog Actuel Moyen Âge, donc le format Vie de médiévaux, où on vous fait des petites chroniques sur des personnes du Moyen Âge qui devraient être un petit peu plus connues.

Et au cas où vous ne le saviez pas, vous pouvez soutenir ce podcast et moi-même en contribuant au Tipeee, c’est-à-dire une sorte de cagnotte en ligne, avec quelques euros. Il y a des paliers différents, avec plein de goodies, de récompenses et d’objectifs. Je vous laisse regarder, le lien est en description de l’épisode et sur le site. Les dons, par exemple, ont permis de financer l’illustration de cet épisode, réalisée par l’artiste Din, avec qui je collabore depuis quelques mois. Merci beaucoup aux tipeurs et aux tipeuses de permettre ça. Ce mois-ci, je tiens à remercier tout particulièrement Agnès, Solène, Adrien, Héloïse, Inès, et un remerciement tout particulier à Julien, qui m’a dit avoir économisé pendant plusieurs mois pour pouvoir contribuer, et ce genre d’attention de la part des auditeurs, vous pouvez pas savoir comment ça fait chaud au cœur. Je lis tous les messages que vous m’envoyez sur Tipeee, sur Facebook, Twitter, Instagram, et même les avis sur Apple Podcast. Ça m’aide vraiment dans les moments de doute, encore merci.

Et dans le prochain épisode, on parlera des langues carolingiennes. J’en connais qui vont être contents. À bientôt !

[Générique]

Merci beaucoup à So et à Marion pour la retranscription !

Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :

Merci beaucoup à Din pour l’illustration de cet épisode, financée grâce aux dons des auditeurs et auditrices sur le Tipeee du podcast !