Épisode 2 – Ombeline et les dragons
Dans ce deuxième épisode Ombeline Fichant nous présente la figure du dragon au Moyen Âge.
Dans son mémoire de première année de master, Ombeline a étudié les dragons dans les bestiaires médiévaux du XIIème au XVème siècle, à l’université Paris I Panthéon Sorbonne, sous la direction de Laurent Feller. Dans l’épisode elle raconte l’aspect polymorphe de ces animaux fantastiques et ce qu’ils représentaient dans la culture médiévale, la raison de leur présence dans les bestiaires, ainsi que la démarche de recherche qu’elle a adopté.
Depuis septembre 2018 et après deux années de master, Ombeline Fichant a commencé une thèse sur une encyclopédie zoologique originale et inédite, l’Opusculum de naturis animalium excerptum de dictis sanctorum et plurimum magistrorum, dont elle donnera une étude approfondie des sources et une édition critique.
Si le sujet vous intéresse voici quelques ouvrages pour en savoir plus :
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Pastoureau, Michel, Bestiaires du Moyen Âge, Paris, 2011
- Privat, Jean-Marie (dir.), Dans la gueule du dragon : histoire – ethnologie – littérature, Sarreguemines, 2000
- Privat, Jean-Marie (dir.), Dragons : entre sciences et fictions, Paris, 2006
- Ogden, Daniel, Dragons, serpents and slayers in the Classical and Early Christian Worlds : a sourcebook, Oxford, 2013
- Amann, Dominique, Dragons et dracs dans l’imaginaire provençal, Toulon, 2006
- Lecouteux, Claude, Au-delà du merveilleux : des croyances du Moyen Âge, Paris, 199
- Ribémont, Bernard, VILCOT, Carine, Caractères et métamorphoses du dragon des origines, Paris, 2004
Ombeline vous conseille aussi le site du Bestiaire d’Arberdeen, un manuscrit numérisé dans son intégralité (texte avec enluminures, retranscription et traduction).
Les extraits sonores diffusés dans cet épisode :
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Harry Potter et la Coupe de Feu (Warner Bros – Mike Newell)
- Kaamelott; “La fureur du dragon”, Livre I, épisode 68
- Game of Thrones, saison 6, épisode 2 “À la maison”
- The Hobbit : An Unexpected Journey (Warner Bros – Peter Jackson)
Retrouvez Ombeline dans le hors-série spécial du premier anniversaire du podcast.
[Générique]
Fanny : Est-ce que l’on sait tout du Moyen Âge ? Et d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? En fait, il y a autant de réponses que de médiévistes. L’histoire est une science en mouvement, on découvre et redécouvre constamment de nouvelles choses qui redéfinissent certains sujets que l’on pensait archi compris et connus. Dans cette émission, nous nous intéresserons à comment l’histoire médiévale est étudiée aujourd’hui par de jeunes chercheurs et quels sont les sujets qui les intéressent, pour vous donner envie d’en savoir plus, et pourquoi pas donner de l’inspiration aux futurs chercheurs. Histoire sociale, économique, religieuse, littérature médiévale, autant de sujets que nous explorerons ensemble.
Vous avez été très nombreux à apprécier le premier épisode du podcast sur la reine Gerberge avec pour invitée Justine Audebrand, donc merci beaucoup ça nous encourage vraiment pour la suite. Aujourd’hui pour ce deuxième épisode, j’accueille Ombeline Fichant. Bonjour Ombeline !
Ombeline : Bonjour !
Fanny : Tu es étudiante à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne en histoire médiévale, et en juin 2016 tu as présenté un mémoire de M1 sous la direction de Laurent Feller intitulé « La figure du dragon dans les bestiaires médiévaux du XIIe au XVe siècle ». Alors déjà première question : pourquoi avoir voulu étudier l’histoire médiévale ?
Ombeline : Hum… Bah d’abord parce que j’ai toujours adoré l’histoire d’aussi loin que je me souvienne, c’est toujours un sujet qui m’a passionnée que ce soit dans les livres, dans les films, dans tout ce qu’on pouvait voir dans le monde contemporain qui faisait référence à l’époque médiévale. Et ça me donnait toujours envie d’en savoir plus. Et je trouvais également que l’on parlait assez peu de cette période, que ce soit à l’école primaire, au collège ou au lycée ou dans les classes d’après. C’est traité très rapidement et c’est presque anecdotique et finalement, à la fin du parcours scolaire, on a une idée très schématique de ce qu’est le Moyen Âge. Et donc j’avais envie d’en savoir plus et j’ai décidé de me pencher sur l’histoire médiévale et de voir ce qu’il y avait à apprendre, et tout de suite ça a été la passion.
Fanny : Donc comme je le disais, tu as choisi de travailler sur les dragons dans les bestiaires au Moyen Âge. Est-ce que tu peux nous dire pourquoi tu as choisi ce sujet ?
Ombeline : Alors il y a plusieurs raisons qui m’ont poussée à choisir ce sujet. D’abord quand j’ai commencé à étudier l’histoire médiévale et à me pencher sur différents sujets, différentes périodes, différents domaines, je me suis rendu compte que l’histoire des animaux était finalement assez peu traitée par les historiens. Et j’avais envie de me tourner vers cette voie, j’avais envie de découvrir, de voir ce qu’est l’animal pour les hommes du Moyen Âge, plutôt ce qu’est la relation entre les humains et les animaux dans la société médiévale. Quels impacts ça a sur la culture, dans la littérature.
Et donc parmi les animaux, j’étais particulièrement attirée par les créatures fantastiques et entre autres le dragon. Et donc j’avais déjà envie de travailler sur le dragon, et j’ai assisté en avril 2015 à une conférence de Michel Pastoureau sur la licorne et ça a été en quelque sorte le déclic. Je me suis dit j’ai envie de travailler sur le dragon, j’ai envie de faire un peu la même chose, j’ai envie de prendre une créature fantastique, j’ai envie de prendre le dragon et de voir ce qu’il signifie pour les hommes du Moyen Âge que ce soit dans la littérature, dans l’histoire des mentalités, pour la société médiévale en général.
Fanny : Est-ce que l’on sait où le mythe du dragon puise ses origines ?
Ombeline : Alors c’est assez difficile à dire et sur ce sujet les spécialistes ne sont pas tous d’accord entre eux. Certains pensent que les légendes mettant en scène des dragons sont liées à la découverte d’os de dinosaures. D’autres pensent qu’il s’agit plutôt d’une peur ancestrale des reptiles qui serait restée enfouie dans notre cerveau de mammifères. D’autres encore pensent que de telles légendes s’expliquent par l’existence de reptiles de taille imposante comme le dragon de Komodo. Ce qui est sûr, c’est que les mythes, les légendes mettant en scène des dragons existent depuis les premières civilisations, et peut-être même, selon certains spécialistes, depuis le néolithique. En Mésopotamie par exemple le dragon était considéré comme un monstre primitif, qui, en entrant en lutte avec les dieux, participait à la création du monde.
[Extrait de Harry Potter et la Coupe de Feu]
Fanny : Donc tu as choisi de travailler sur les dragons, et dans les bestiaires. Pourquoi avoir choisi de travailler spécifiquement sur les bestiaires, qui est un genre littéraire bien particulier ?
Ombeline : Donc quand j’ai commencé à me pencher un peu plus sur le sujet du dragon dans la culture médiévale, j’avais pas encore de pistes de recherche bien définies. Et en faisant des recherches, je suis tombée sur des bestiaires, ça m’a tout de suite beaucoup plus. J’ai trouvé que c’était des documents très intéressants et qui reflétaient un aspect de la pensée médiévale qui les rendaient tout à fait passionnants. Alors peut-être pour vous en dire un peu plus sur exactement ce que sont les bestiaires médiévaux. Ce sont des recueils qui regroupent des descriptions d’animaux, que ce soit des animaux réels comme le lion, le pélican, le renard, ou des animaux imaginaires en quelque sorte comme le dragon, la chimère, le griffon, dans le but d’en tirer un enseignement moral ou religieux. Donc en fait, les bestiaires médiévaux, ce ne sont pas des traités d’histoires naturelles, des encyclopédies ou des ouvrages scientifiques, mais plutôt des recueils qui prennent pour exemple les animaux afin de mieux parler du Christ, des démons, des péchés, des comportements que les hommes doivent adopter pour résister à la tentation du diable ou pour mener une vie chrétienne accomplie.
Alors pour vous donner un exemple, dans les bestiaires médiévaux le pélican est représenté comme un père aimant, qui donc élève ses petits, prend soin d’eux, s’en occupe jour et nuit, et en grandissant ses petits commencent à se montrer agressifs avec lui, ils le piquent, ils le blessent, et un jour le pélican finit par en avoir assez et tue ses petits. Et à ce moment-là il se perce lui-même le cœur et répand son sang sur le corps de ses petits, et à ce moment-là ses petits ressuscitent. Et donc en fait, le bestiaire fait du pélican l’image du Christ qui s’est sacrifié pour sauver l’humanité. Et donc avec un tel exemple, on se rend bien compte que ce qui intéresse les auteurs des bestiaires médiévaux, ce ne sont pas les habitudes du pélican, à savoir ce qu’il mange, où est-ce qu’il va faire son nid, comment est-ce qu’il élève ses petits, c’est de faire du pélican une image christique pour mieux enseigner aux chrétiens les vérités de la foi.
[Extrait de Kaamelott]
Fanny : Et donc comment reconnaitre un dragon dans une source ? Quelles sont ses caractéristiques ?
Ombeline : C’est assez difficile de reconnaitre un dragon en se basant uniquement sur ses caractéristiques physiques, parce qu’au Moyen Âge l’image du dragon n’est pas du tout fixée. En fait, le dragon médiéval est une créature polymorphe qui peut emprunter n’importe quelle apparence. Du coup, d’une enluminure à l’autre les dragons se ressemblent pas. Et donc, dans les bestiaires notamment, il est parfois difficile de différencier le dragon du serpent, de la vouivre ou de toute autre espèce de reptile parce qu’ils sont souvent tous représentés de la même manière. Et donc à ce moment-là, la seule manière d’être vraiment sûr que la créature qu’on a sous les yeux est vraiment un dragon, c’est de vérifier que l’enluminure qu’on est en train d’étudier se situe aux chapitres consacrés aux dragons ou éventuellement aux chapitres consacrés à la panthère, à l’éléphant et à la colombe puisque ce sont les trois animaux avec lesquels le dragon est généralement représenté.
Après plus généralement, on peut aussi reconnaitre les dragons quand ils sont représentés avec des saints donc notamment saint Georges, saint Michel, sainte Marthe ou sainte Marguerite, qui sont les quatre principaux saints sauroctones, les saints tueurs de dragons. Donc si vous tombez sur une enluminure représentant Saint George en train de mettre à mort une créature, il est fortement probable que ce soit un dragon, quelle que soit d’ailleurs l’apparence qu’il emprunte. Même s’il ressemble à un crapaud, un rat ou à une licorne ou que sais-je encore, s’il est représenté avec un saint sauroctone, c’est que c’est probablement un dragon.
Les dragons sont tellement différents que, dans une enluminure, vous allez avoir un dragon plein de couleurs avec des ailes d’oiseau, une crinière semblable à une crinière de lion, une longue queue de serpent, des grandes oreilles, et dans une autre, vous allez avoir un petit dragon avec des ailes de chauve-souris, sans oreilles, un nez complètement écrasé comme celui d’un cochon et une unique corne sur le front qui ressemble à une antenne parabolique.
Fanny : À part les bestiaires où sont représentés les dragons au Moyen Âge ?
Ombeline : Partout. Absolument partout. En fait les dragons sont omniprésents dans la culture médiévale, donc ils sont décrits et représentés sur les manuscrits, ils sont peints et sculptés à l’intérieur des églises ou sur certains bâtiments officiels. On les trouve également sur les objets les plus divers : des armes, des bijoux, des instruments de musiques, des objets du quotidien, des objets liturgiques même, sur presque tous les supports possibles et inimaginables finalement. On a même des effigies de dragons qui sont portées en procession durant des fêtes. Vraiment, le dragon occupe une place très importante dans l’art, dans la littérature et même dans les mentalités médiévales.
[Extrait de Game of Thrones, saison 6, épisode 2 « À la maison »]
Fanny : Quelle image du dragon avait les gens au Moyen Âge ? Quelles sont les grandes symboliques qui se détachent des documents que tu as étudiés ?
Ombeline : Dans les bestiaires médiévaux, le dragon est surtout le symbole du mal absolu. Presque tous les textes s’accordent à dire que le dragon représente le mal et le péché. Que le dragon et le diable sont une seule et même personne, etc., etc. À tel point que dans certains bestiaires médiévaux, chaque trait physique du dragon est utilisé et interprété de manière symbolique pour représenter cette association avec le mal. Pour vous donner un exemple, le dragon est censé posséder une crête, parce que le diable est le roi de l’orgueil, et donc la crête du dragon fait écho à la couronne que le diable est censé porter. Et donc là on voit bien que le dragon est considéré comme une personnification de Satan.
Après le dragon est aussi considéré comme un monstre terrifiant, qui se définit avant tout par la peur qu’il inspire. Et les textes médiévaux qui mettent en scène les dragons donnent finalement assez peu d’indices sur leurs apparences. En revanche, ils s’étendent assez longuement sur la peur incontrôlable que les hommes ressentent lorsqu’ils se retrouvent face à de telles créatures.
Fanny : Est-ce qu’ils existent des dragons célèbres que l’on retrouvait de façon assez récurrente dans les documents au Moyen Âge ?
Ombeline : Alors des dragons célèbres… hum… il existe des dragons assez connus, d’ailleurs ils ont souvent un nom qui les distinguent des autres dragons. On peut penser à la Tarasque de Tarascon qui a été vaincue par Sainte-Marthe ou le Graoully de Metz qui a été vaincu par saint Clément, mais je ne suis pas sûre qu’on puisse dire qu’ils soient vraiment célèbres dans le sens où ils sont surtout connus à un niveau local, à l’échelle d’une ville ou d’une région. Et cela s’explique par le fait qu’au Moyen Âge les dragons ont une fonction identitaire assez importante, qui fait que chaque village, chaque ville, chaque communauté ou presque va avoir sa propre légende avec son propre dragon et le saint qui l’a vaincu.
[Extrait de The Hobbit : An Unexpected Journey]
Fanny : Qu’est-ce que tu as découvert pendant tes recherches ?
Ombeline : J’ai d’abord été très surprise de voir à quel point les dragons étaient présents dans la société médiévale. Je ne m’attendais pas à tomber sur autant de représentations de dragons, de voir qu’il y avait autant d’œuvres mettant en scène des dragons dans la culture médiévale. J’ai également découvert que tous les dragons médiévaux n’étaient pas forcément associés au mal et aux péchés. Et qu’il existait dans la culture médiévale des dragons bénéfiques qui pouvaient rendre service, protéger, agir de manière positive.
Fanny : Quelles sont les difficultés que tu as rencontrées au fur et à mesure ?
Ombeline : Alors la principale difficulté a été de mettre la main sur des manuscrits de bestiaires. Il y a beaucoup de manuscrits qui sont numérisés, mais pas tous, et il a parfois fallu un peu batailler pour consulter certains manuscrits en personne. Et ensuite comme c’est un sujet qui a finalement été assez peu traité, de manière assez surprenante les historiens se sont très peu intéressés aux dragons, j’ai eu du mal à constituer une bibliographie et à trouver des ouvrages qui parlent sérieusement des dragons.
Fanny : Quels sont les conseils que tu donnerais à quelqu’un qui voudrait étudier l’histoire médiévale ?
Ombeline : Alors déjà avoir envie, ça me semble être un bon début, et puis surtout je dirai choisir un sujet qui vous plaît, mais qui vous plaît vraiment. Parce que ce sera toujours plus facile de travailler sur un sujet que vous aimez, qui vous intéresse et sur lequel vous avez envie de découvrir toujours plus de choses.
Fanny : Merci beaucoup Ombeline Fichant de nous avoir éclairés sur les dragons et les bestiaires médiévaux. Si le sujet vous a intéressé, vous pouvez retrouver plus d’informations dans la description de l’épisode sur SoundCloud et on mettra des images des dragons médiévaux sur la page Facebook de Passion Médiévistes et sur notre compte Twitter. Le mois prochain, on restera dans la thématique animalière mais d’une façon plus littéraire encore avec un petit tour du côté du roman de Renart. Salut !
Merci beaucoup à Olivia et So pour la retranscription !