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Épisode 23 – Yoan et le savoir sur les animaux

Dans cet épisode 23 Yoan Boudes nous parle de sa thèse sur le savoir sur les animaux au Moyen Âge.

Illutration de l'épisode réalisée par Din grâce aux dons du Tipeee.
Illustration de l’épisode réalisée par Din grâce aux dons du Tipeee.

Yoan réalise sa thèse en langue et littérature française du Moyen Âge sur “L’écriture du savoir sur l’animal en français médiéval” (XIIème – XIVème), qu’il réalise à la Sorbonne Université – Faculté des Lettres (STIH) sous la direction de Joëlle Ducos.

Notre invité raconte comment un littéraire travaille sur les textes produits au Moyen Âge, plus précisément les textes scientifiques et para-scientifiques en français qui concernent l’animal. Yoan s’intéresse aux bestiaires et aux encyclopédies qui ont bien des ressemblances dans l’écriture et dans l’organisation.

Pas de vraie zoologie

Au Moyen Âge il n’y a pas vraiment de zoologie sur l’animal pourtant on produit du savoir au sujet des animaux. Yoan donne l’exemple Albert le Grand, qui a repris les travail d’Aristote et a classé le monde animal par ordre alphabétique.

Yoan parle aussi d’Hildegarde de Bingen, sur laquelle il avait travaillé pour son premier mémoire. Il s’agit une nonne allemande du XIIème siècle qui savait très bien écrire et qui a rédigé toutes sortes de textes dont la Physica, une sorte de vraie-fausse encyclopédie à visée médicale où elle parcourt l’ensemble des règnes, pierres plantes et animaux, avec des descriptions détaillées.

Bien représenter un lion ce n’est pas ce qui va permettre de mieux savoir ce qu’est un lion.

Un travail de littéraire
Yoan Boudes
Yoan Boudes

Yoan Boudes travaille surtout sur des textes édités et pas directement sur les manuscrits. Une partie de ses recherches consiste à regarder le texte et analyser comment dans la langue passe l’idée de savoir. Il s’intéresse avant tout aux mots, pour produire plus une histoire littéraire que culturelle de l’animal. Il ne traite pas un animal en particulier, mais il s’est souvent intéressé au crocodile qui par son aspect d’amphibien pose souvent problème aux auteurs des bestiaires et encyclopédies, qui n’arrivent pas à le classer comme un animal d’eau ou de terre.

Si le sujet vous intéresse Yoan vous conseille plusieurs ouvrages :
  • Berlioz Jacques et Polo de Beaulieu Marie Anne (éd.), L’animal exemplaire au Moyen Âge (Ve-XVe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 1999.
  • Bianciotto Gabriel, Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Stock, 1992.
  • Delort Robert, Les animaux ont une histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1984.
  • Dittmar Pierre-Olivier, « Le seigneur des animaux entre pecus et bestia. Les animalités paradisiaques des années 1300 », dans Agostino Paravicini Bagliani (éd.), Adam, le premier homme, Florence, Sismel – Edizioni del Galluzzo, 2012, p. 219-254.
  • Pastoureau Michel, Symboles du Moyen Âge : animaux, végétaux, couleurs, objets, Paris, Le Léopard d’Or, 2012.
  • Voisenet Jacques, Bêtes et hommes dans le monde médiéval. Le bestiaire des clercs du ve au xiie siècle, Turnhout, Brepols, 2000.

Et vous pouvez aussi écouter l’épisode 2 de notre podcast sur les dragons et les bestiaires avec Ombeline ainsi que l’épisode 14 avec Aude qui parlait de la représentation des lions au Moyen Âge. “Aude et les lions”

Les extraits diffusés dans cet épisode :
Transcription de l’épisode 23 (cliquez ici)

Épisode 23 – Yoan et le savoir des animaux

[Générique]

[Fanny Cohen-Moreau] Est-ce que l’on sait tout du Moyen Âge ? Est-ce qu’il vous reste encore des choses à découvrir ? Et d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? En fait, il y a autant de réponses que de médiévistes. Dans ce podcast, nous rencontrons des personnes qui étudient le Moyen Âge, et nous parlent de leur sujet passionnant et de leurs recherches pour vous donner envie d’en savoir plus. Épisode 23 : Yoan et le savoir au Moyen Âge. C’est parti !

[Fin générique]

[Fanny Cohen Moreau] Aujourd’hui, je ne reçois pas un historien, mais un littéraire. Bonjour Yoan Boudes.

[Yoan Boudes] Bonjour Fanny.

[Fanny] Tu fais une thèse en langue et littérature française au Moyen Âge, qui est intitulée, on va dire de façon temporaire, L’Écriture du savoir sur l’animal en français médiéval aux XIIe et XIVe siècles. Tu es à la Sorbonne et tu es sous la direction de Joëlle Ducos. Tu es littéraire et tu travailles sur le Moyen Âge, c’est pas trop compliqué ?

[Yoan] (rires) Non, non, c’est pas trop compliqué. En fait, on est plein de littéraires à travailler sur le Moyen Âge, puisqu’en fait, le Moyen Âge a produit – en français évidemment, mais en latin aussi, bien sûr, et puis dans toutes les autres langues vernaculaires de l’Europe – des textes littéraires et para-littéraires, puisque la sphère du littéraire au Moyen Âge, elle est difficile à définir, enfin, elle a des contours vraiment flous. Et ces textes-là, on les étudie, et en fait, comme il y a de la littérature française du XVIIe, du XVIIIe siècle, il y a de la littérature médiévale à l’université.

[Fanny] Comme je disais, tu travailles sur le savoir sur l’animal. Est-ce que tu peux m’en dire un peu plus sur ce sujet ?

[Yoan] Oui, bien sûr. En fait, ça revient un peu à ce que je disais. Le littéraire au Moyen Âge, il a des contours flous, et on a traditionnellement intégré dans “le littéraire” – et à mon avis c’est une bonne chose – tout un tas de texte que nous, aujourd’hui, on appellerait plutôt, “scientifiques”, mais avec ce que la science est au Moyen Âge, donc pas forcément selon les mêmes critères qu’on a aujourd’hui pour définir la science, du moins didactiques. Et du coup, moi, je travaille sur ces textes didactiques, ces textes scientifiques ou para-scientifiques, qui concernent l’animal à l’époque médiévale, en français. Et en fait, pour faire ça, je m’intéresse à deux types de textes particuliers. Les bestiaires, d’abord, qui sont assez connus.

[Fanny] Dans l’épisode 2, avec Ombeline, sur les dragons, on en a vraiment beaucoup parlé.

[Yoan] Donc voilà, j’étudie les bestiaires, seulement ceux en français, et puis ensuite j’étudie une autre sphère de textes, qui sont les encyclopédies. Moi je les rapproche parce qu’ils ont des ressemblances formelles très fortes, ils s’écrivent en notices, par exemple. Ils ont un même fonctionnement d’écriture, de présentation d’écriture, et ils ont parfois les mêmes circulations manuscrites. Donc je travaille sur les encyclopédies générales qui, en général, comportent des sections animales.

[Fanny] Comment tu en es arrivé à travailler là-dessus ? C’est quoi ton parcours ?

[Yoan] En fait, c’est vraiment grâce à ma directrice de recherche que je me suis orienté vers ça. Moi, j’ai fait une licence de lettres classiques à la Sorbonne, où je suis encore. Et puis, en troisième année, on faisait beaucoup de latin, beaucoup de grec, c’était chouette parce qu’on voyait des textes vraiment intéressants, mais on voyait un peu toujours les mêmes. Et en L3, en fait, j’ai eu un cours de langue médiévale, comme on en a dans tous les cursus, en lettres modernes et en lettres classiques. On fait de l’ancien français. À l’occasion de ce cours, j’ai eu un cours de lexique, fait par mon actuelle directrice de recherche, Joëlle Ducos. Ça m’a ouvert sur plein de textes qu’on voyait pas en lettre classique, on voyait les grands auteurs. Et du coup j’ai trouvé ça intéressant et j’ai voulu creuser de ce côté-là. Du coup, j’ai été la voir et en Master, j’ai travaillé sur… toujours l’animal en fait, je travaillais déjà sur l’animal.

[Fanny] Pourquoi l’animal ? Qu’est-ce qui te plaisait dans ce sujet-là en particulier ?

[Yoan] Je sais pas. En fait, c’était un domaine du savoir qui me paraissait intéressant. J’avais une image un peu flou de ce qu’est un bestiaire, de ce qu’on voyait dans l’animal médiéval. Il y a les travaux de Michel Pastoureau, que tout le monde connaît bien. Et du coup, il y avait un peu cette image-là de l’animal. Et donc, ma directrice, elle est spécialiste de textes scientifiques, elle a beaucoup travaillé sur la météorologie, l’astronomie, en français. En fait, l’animal, ça s’articulait bizarrement avec l’idée de savoir scientifique, puisqu’au Moyen Âge, c’est pas constitué comme un domaine du savoir. Il n’y a pas de zoologie médiévale, par exemple, à proprement parler. Et pourtant, il y a quand même un savoir sur l’animal. Du coup, ça s’articulait un peu bizarrement aux problématiques que pouvait avoir le littéraire, et celui qui s’intéresse aux textes du savoir. Et c’est pour ça que ça m’a bien plu. C’est ça, et c’est aussi parce que j’aimais beaucoup Hildegarde de Bingen, sur laquelle j’ai fait mon premier mémoire.

[Fanny] C’est qui ?

[Yoan] Hildegarde de Bingen, c’est une nonne allemande du XIIe siècle.

[Fanny] Quoi ? Les femmes savaient écrire au Moyen Âge ?

[Yoan] Les femmes savaient écrire et Hildegarde de Bingen savait sacrément bien écrire. En fait, elle a rédigé tout un tas de textes. Elle a rédigé de la musique, elle a écrit des traités médicaux, elle a écrit ses visions, puisque c’était une mystique, ce qui se rapproche d’une mystique. Et elle a aussi écrit un texte très bizarre qui s’appelle la Physica, qui est une espèce de vraie-fausse encyclopédie, à visée médicale, où, en gros, elle parcourt un peu l’ensemble des règnes, les plantes, les pierres et les animaux, et elle donne une description et la façon dont on peut appliquer des recettes médicales à cet élément. Et du coup, j’ai travaillé sur la section animale de la Physica. C’était vraiment un texte incroyablement riche, vraiment passionnant, qui est en latin, mais mâtiné de vieil allemand parfois, et donc c’est intéressant aussi parce que ça pose la question de la pratique.

Et donc Hildegarde construit un système zoologique qui est un peu complexe, avec de la métaphore sans en être tout à fait. Elle a vraiment un système intéressant. Et du coup, c’est sur ça que j’avais travaillé. Et en fait, après avoir travaillé sur Hildegarde, je m’étais rendu compte qu’il y avait un problème avec le dernier livre de sa Physica, qui porte sur les reptiles. Et en fait, je m’étais rendu compte que [dans] ce livre – qui était parfois transmis autrement – ce qu’elle appelait “reptiles”, tous les auteurs ne les appelaient pas “reptiles”, et du coup, en M2, j’ai poursuivi avec un mémoire sur Les Reptiles existent-ils comme catégorie zoologique au Moyen Âge ? et du coup, j’ai travaillé sur les encyclopédies, mais de façon plus globale. J’ai intégré d’autres encyclopédies en latin et en français pour essayer de réfléchir à comment est-ce qu’on pensait tout cet espèce de groupe zoologique, des serpents, des dragons, des crocodiles parfois, des vers parfois, des insectes aussi, des crapeaux, en gros, tous ces espèces d’animaux qui rampent, dont on sent bien qu’ils sont liés par des caractéristiques biologiques qu’ils ont en commun, sans pour autant être, par exemple, aussi unifiés que les poissons, qui vivent dans l’eau.

[Fanny] Et ça avait été quoi, les conclusions de ce travail-là ?

[Yoan] Alors, ça avait été des conclusions un peu douteuses (rires). En fait, le groupe des reptiles n’existe pas vraiment au Moyen Âge. Le terme existe en latin, il désigne tout ce qui rampe, en fait, puisqu’au Moyen Âge, on va beaucoup se servir du moyen de locomotion de l’animal pour le rattacher à une catégorie générale. Ça c’est normal, donc ça vient de la Genèse. Et du coup, le groupe des reptiles n’existe pas en tant que tel, parce qu’en fait, il y a une difficulté à mettre sous un même groupe des animaux qui peuvent avoir des pattes ou peuvent ne pas en avoir, peuvent vivre dans l’eau ou peuvent ne pas vivre dans l’eau, ou sur terre. Donc en fait, un groupe très hétérogène, qui est distribué différemment selon les encyclopédies. Et en fait, c’est parce que l’encyclopédie ne s’intéresse pas forcément de façon primordiale à comment grouper les animaux entre eux, même si c’est un intérêt qui vient quand même dans quelques encyclopédies. Ce n’est pas forcément leur problème de base. Du coup, il n’y avait pas vraiment de conclusion mais il y avait des pistes… peut-être (rires).

[Fanny] Et donc, les pistes que tu utilises, pour ta thèse, j’imagine ?

[Yoan] Oui. Oui. Je me suis rendu compte que c’était un vrai problème de penser ces catégories animales au Moyen Âge. Ils ne les pensent eux-mêmes pas forcément toujours en termes de catégories. Et du coup, je me suis dit que ce serait intéressant d’élargir un peu le spectre, pas seulement aux reptiles, mais à l’ensemble des animaux, et du coup je me suis dit que j’avais envie de m’intéresser à la façon dont on allait présenter l’animal d’un point de vue – on dirait scientifique, mais…– voilà, plutôt scientifique, plutôt didactique à l’époque médiévale. En fait, c’est un travail qui utilise, mais qui est dans une perspective assez différente des travaux sur l’animal comme symbole, l’histoire culturelle de l’animal. C’est pas exactement ça que je fais. Je travaille vraiment sous un autre angle. Déjà, je travaille vraiment avec mon angle de littéraire, donc j’étudie l’écriture du savoir, la façon dont, dans les textes, se réalise une écriture didactique, ou scientifique.

 

[Extrait de Kaamelott – Livre I Épisode 1]

Karadoc – Bon, je vais essayer de trouver un p’tit lièvre pour ce soir car il commence à faire faim.

Bohort – Je me demande comment vous faites. Moi, je serais incapable de trouver de quoi manger dans la forêt.

Karadoc – Pour attraper des bêtes, il faut imiter les femelles. Là, pour le coup, hop, la femelle lièvre.

Bohort – La hase

Karadoc – De quoi ?

Bohort – La femelle lièvre, c’est la hase.

Karadoc – Alors moi, je connais que le cri [imite un animal]

[Fin de l’extrait]

 

[Fanny] Tu as choisi d’étudier, donc, des textes qui portent du XIIe au XIVe siècles, en français médiéval. Pourquoi seulement le français médiéval ? Qu’est-ce que cette langue a de particulier dans ton domaine ?

[Yoan] Alors, le français médiéval, d’abord parce que c’est une de mes spécialisations universitaires, c’était logique que je fasse du français médiéval, parce que c’était ce que j’avais fait en Master.

[Fanny] T’étais pas très bon en latin, tu peux le dire.

[Yoan] Non, j’adore le latin (rires). En plus, je le vois tout le temps. Je m’en sers tout le temps, puisque du coup, il y a un poids de l’autorité tellement fort et des encyclopédies latines, des bestiaires latins, que parfois mes auteurs traduisent. En fait, ce qui est intéressant, c’est que ça m’évite pas du tout de faire du latin, au contraire, ça rajoute juste un feuilletage, puisque le français arrive après le latin, mais c’est pas toujours le cas. En fait, ce qui m’a intéressé avec le français médiéval, c’est justement ça. C’est que c’est des textes qui arrivent, déjà peut-être pour d’autres publics. Alors ça c’est des choses difficiles à analyser, mais les bestiaires que j’étudie et les encyclopédies que j’étudie, sont très souvent à portée laïque, alors que ce sont des textes qui naissent plutôt à la base dans un environnement monastique. Donc l’idée c’est : comment est-ce qu’on passe d’une catégorie sociologique dans le cadre médiéval à une autre ? Comment est-ce qu’un texte, une matière, un savoir, va être diffusé ou exprimé littérairement, différemment, qu’il soit à destination des clercs ou qu’il soit à destination des laïcs ?

[Fanny] Tu veux dire que c’est des textes qui sont écrit par, on va dire, des moines, par des moines copistes, qui vont être ensuite destinés… clairement, disons-le, dans “laïc”, on parle vraiment que de la bourgeoisie, voire des grands nobles, parce que sinon… tout le monde ne sait pas lire au Moyen Âge.

[Yoan] Oui, oui, là on parle vraiment même très grands nobles. Je pense aux premiers bestiaires en langue française, celui de Philippe de Thaon, qui est dédié à Adélaïde de Louvain, c’est-à-dire la femme d’Henry 1er Beauclerc, donc on est vraiment du côté de la royauté. Effectivement, ce sont des textes qui sont écrits par des clercs, parce qu’ils sont des hommes de savoir, à destination des laïcs, qui n’ont pas de figure du savoir, ou du moins qui veulent se donner l’image d’un roi savant, d’un roi lettré, et donc c’est intéressant de voir comment cette matière, elle passe, disons d’un groupe propre, à un autre groupe qui va constituer son public.

[Fanny] Mais il me semblait que les clercs, donc les moines et compagnie, écrivaient surtout en latin. Pourquoi là, ils écrivent en français ?

[Yoan] Voilà, c’est tout l’enjeu. En fait, c’est ce qu’on pourrait appeler la vulgarisation, c’est-à-dire la mise en langue vulgaire. L’idée, c’est de donner à un public, qui n’a pas une maîtrise du latin aussi constante, aussi totale que les clercs, dont c’est vraiment la particularité… Parler le latin, c’est ce qui fait une des particularités du clerc, et c’est ce qui forge même son identité. Les auteurs ne sont pas que des clercs, parfois il y a des laïcs. Ça veut dire que les clercs choisissent de s’illustrer dans une autre langue pour faire passer un savoir. Et ça, c’est vraiment quelque chose d’intéressant parce que, pour le monde animal, c’est quelque chose d’explicite, bien avant la grande période de la mise en français des textes scientifiques, qui est en gros le XIVe siècle, avec des auteurs comme Nicole Oresme, qui écrit pour Charles V, et qui annonce vouloir donner la science latine en français. Et d’ailleurs, il se plaint que le français n’a pas les bons termes pour le dire, qu’il faut créer une langue parce que ça ne va pas, il fait plein de latinismes parce qu’il y a un manque vraiment lexical en français.

[Fanny] Et les textes que tu étudies, c’est des commandes, ou est-ce que c’est les moines qui se disent « Bah tiens, je vais offrir un petit texte scientifique à telle dame ou à tel grand noble » ?

[Yoan] Alors c’est pas vraiment des œuvres de commande. Ce ne sont pas des textes originaux, en fait. C’est des textes qui existent, qui ont une vie en latin. Donc les bestiaires, c’est un énorme corpus qui dérive d’abord d’un texte grec à la base, le Physiologus, qui aurait été écrit à Alexandrie et qui passe en latin, alors, autour du VIIIe, Xe siècle, mais on sait pas trop parce qu’on a pas les copies manuscrites et puis parce que c’est difficile de savoir exactement quand le texte est traduit, et puis surtout qu’il y a plusieurs versions. Et donc ce texte passe en latin et puis ensuite se ramifie dans tout un tas de familles et de groupes textuels qui vont présenter globalement la même matière mais l’ordonner différemment, rajouter des éléments. Et en fait, ce qui nous intéresse le plus pour les textes français, c’est un groupe qu’on appelle le groupe “B-Is”, parce qu’en fait, c’est le groupe du Physiologus latin, auquel on rajoute des morceaux d’Isidore de Séville, ce grand compilateur de l’antiquité tardive, qui écrit les Étymologies.

[Fanny] Dont on a parlé aussi dans l’épisode avec Ombeline. Vraiment, les auditeurs, je vous conseille de réécouter l’épisode pour bien comprendre tout ça.

[Yoan] Oui, oui. Tout ça, c’est lié. C’est la même matière en fait. Cette version “B-Is” donne naissance à plusieurs versions latines, et donne aussi naissance au groupe des bestiaires français. C’est un peu pareil pour l’encyclopédie. Il y a d’abord une masse textuelle autour du XIIIe siècle en latin, qui elle aussi se fonde sur les mêmes sources – Isidore de Séville, Pline l’Ancien – et puis toutes les autorités textuelles qui sont derrière les Pères de l’Église, bien sûr. Et il va y avoir, à un moment, une mise en français de ces textes-là, soit une traduction directe, c’est ce que fait par exemple Jean Corbechon, qui traduit l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais à la demande de Charles V, donc là c’est une vraie commande, comme tu le disais. Ça peut être aussi des entreprises plus originales, j’ai envie de dire, comme Brunetto Latini, qui est un Florentin, exilé en France, qui, au milieu du XIIIe siècle, décide d’écrire une encyclopédie.

Donc l’idée, c’est de recueillir tout le savoir, avec une visée fortement politique et morale, puisqu’il écrit, lui, pour les puissants, pour les gens qui sont appelés à diriger des communes. Donc par exemple, il va s’intéresser au monde animal, mais ce qui va l’intéresser le plus, dans le monde animal, c’est le cheval, parce qu’il faut connaître un bon cheval quand on est un noble, c’est les faucons, parce que la chasse, et la fauconnerie, est importante pour les pratiques des nobles. Et puis d’autres éléments du monde animal aussi et puis vraiment, il va consacrer des livres importants à la politique, à l’éthique. Il va traduire l’Éthique à Nicomaque. Ça constitue en fait tout le deuxième livre de son encyclopédie. Donc en fait, c’est des entreprises qui naissent dans le giron du latin et qui ont pour objectif avoué de prendre un savoir qui est dans le giron du latin et de l’offrir à des gens qui sont moins habitués de ce giron latin-là, les laïcs, qu’il faut quand même instruire, et qui sont en plus très friands de ce nouveau savoir.

[Fanny] Et on a pas de création, il y a pas des personnes qui ont fait un… peut-être que ça va un petit peu loin par rapport à ton sujet mais il y a pas des personnes qui ont fait un travail de, eux-mêmes, en fait, écrire leur encyclopédie, en français médiéval directement ?

[Yoan] Si, si. En fait, Brunetto Latini, par exemple, c’est vraiment une encyclopédie qu’on pourrait appeler “originale”. En fait, la question qui se pose, c’est la question de la création dans la littérature médiévale. L’idée de création, au Moyen Âge, c’est pas quelque chose d’aussi valorisé qu’aujourd’hui. Faire œuvre, ça veut pas dire “créer entièrement de rien”. De toute façon, la création, elle appartient à Dieu, et en fait, l’homme ne fait qu’avec ce qu’il a déjà. Et du coup, la création littéraire au Moyen Âge n’est vraiment pas à comprendre comme nous on la comprend. La création, c’est vraiment “prendre le matériau et recomposer quelque chose d’autre”.

Et en fait, c’est ce que disent tous les auteurs d’encyclopédie, mais ça, ils le disent déjà en latin, donc c’est assez intéressant. Ils disent déjà « De toute façon, cette œuvre n’est la mienne que par la façon dont je l’ai ordonnée. Tout ce que je dis dedans, ça vient d’ailleurs ». Et par exemple, les bestiaires sont très souvent en train de répéter « physiologue dit que », ou « Isidore dit que », autrement dit, renvoyer l’autorité à une personne, une autorité autre, une autorité latine, pour montrer qu’ils ne sont pas les porteurs du contenu scientifique du message, en fait.

Et ça c’est intéressant, parce que, du coup, ça met toute la focale sur la façon dont ils vont écrire, sur la façon dont ils vont recomposer, parce que là va être leur vraie liberté, et puis là va aussi être ce sur quoi ils mettent le moins, ou le plus l’accent en fonction de comment on regarde.

[Fanny] Et donc, aucun travail scientifique. Moi, j’imaginais déjà, je sais pas, des moines avec des filets à papillons, en train de prendre des papillons pour les observer et ensuite noter ça. Il y a vraiment personne qui fait ça au Moyen Âge ? En tout cas à l’époque que tu étudies ?

[Yoan] Si, si, il y en a. Mais ça va être des entreprises un peu autres. En fait, le savoir médiéval ne fonctionne pas forcément sur l’observation. Les techniques de la vivisection, par exemple, ce ne sont pas forcément des choses qui les intéressent beaucoup. Il y en a un qui fait ça, c’est Albert le Grand, et qui le dit. En fait, Albert le Grand, il fait une énorme somme qui s’appelle le De Animalibus, où il reprend les livres d’Aristote, donc le corpus zoologique qu’Aristote avait écrit dans l’antiquité grecque. Le corpus d’Aristote a été traduit deux fois, en latin, à l’époque médiévale, une fois par un intermédiaire arabe et une fois par un intermédiaire grec, et Albert le Grand va reprendre ces traductions et commenter, comme ça se fait énormément au Moyen Âge, commenter au fil du texte, et par la glose, tous ces commentaires zoologiques d’Aristote et il va… et là c’est assez intéressant parce que du coup, on a souvent considéré qu’Aristote était comme un zoologue avant l’heure, en quelque sorte, puisqu’il avait fait des catégories générales, il avait classifié le monde vivant.

Bon, en fait, ce n’est pas vraiment ce que fait Aristote, c’est même pas du tout ce que cherche à faire Aristote. C’est pas un zoologue au sens où on l’entend nous, c’est pas du tout une zoologie qui passe par la nomenclature. Au contraire, c’est assez intéressant, Aristote, il a des catégories qui fonctionnent que dans le conjoncturel, que sur le moment, en fait. Et donc, on voit bien qu’Albert le Grand est un peu gêné par la méthode d’observation, par certaines remarques d’Aristote et, après son grand commentaire, il va rajouter, il me semble que c’est cinq livres, où il va reprendre tout le monde animal par ordre alphabétique. Autrement, il va adopter la méthode d’exposition du monde animal dans les encyclopédies et dans les bestiaires. Preuve que c’était difficile de parler de matière animale autrement qu’en faisant comme ça.

[Fanny] Ça fait trois ans que tu es en thèse actuellement. Ça se passe bien, ça va ?

[Yoan] Oui, oui, ça se passe super. Enfin, c’est très chouette la thèse.

[Fanny] Comment se passe ton travail de recherche ? C’est-à-dire, tu travailles directement sur les manuscrits que tu étudies, où est-ce que tu travailles beaucoup sur des retranscriptions de gens qui, avant toi, ont déjà mis au propre ces manuscrits ?

[Yoan] Oui, en fait, j’ai pas mal de chance, parce que mes textes ont été édités. Alors, à l’exception d’un seul, Jean Corbechon, dont je parlais tout à l’heure, où là, je vais voir le manuscrit. Sinon, mes textes ont été édités, bénéficient d’éditions critiques, alors qui sont parfois un peu anciennes, mais du coup, je me base sur ces éditions critiques-là, en revenant parfois au manuscrit parce qu’il y en a quand même beaucoup qui sont numérisés, et du coup c’est facile de retourner voir le manuscrit. Surtout que dans le cas des bestiaires et des encyclopédies, c’est assez intéressant parce que le manuscrit me permet d’aller voir du côté des tables des matières, des illustrations, des rubriques aussi, qui me permettent de mieux comprendre comment est organisée, pour le lecteur médiéval, la matière à l’intérieur du livre.

Donc il y a des listes d’animaux, par exemple. C’est important de savoir si chaque chapitre dans les bestiaires est illustré ou non, par exemple. Ça peut avoir des enjeux importants. Donc du coup, je bénéficie d’éditions critiques, à une ou deux exceptions près, mais je retourne quand même au manuscrit. Et sinon oui, c’est ça mon travail en fait. C’est de regarder les textes dans l’ancien français, du XIIe au XIVe siècles, donc ancien ou moyen français, et d’essayer d’analyser, comme est-ce que dans la langue passe l’idée de savoir. Autrement dit, comment est-ce qu’un auteur se présente dans son texte, explicitement ou non, comme quelqu’un capable de délivrer un savoir, et comment est-ce qu’il le fait.

Et du coup, ça pose tout un tas de questions. Non seulement d’abord, j’ai envie de dire, stylistiques, rhétoriques, pour réfléchir à qu’est-ce que c’est que la description, qu’est-ce que c’est que la nomination. Ce sont des éléments qui sont très importants pour comprendre la façon dont se pense le savoir au Moyen Âge. Et puis aussi, comment est-ce qu’un texte devient pédagogique, comme est-ce qu’un texte fait didactique, comment est-ce qu’on touche un lecteur ou non, comment est-ce qu’on lui présente un savoir qui doit être organisé. Tout ça, c’est des éléments que j’essaie de percevoir et que j’essaie d’analyser à travers l’écriture, en fait. C’est pour ça que mon travail est plutôt celui d’un littéraire.

[Fanny] Oui, tu t’intéresses au mot, et pas forcément aux objets.

[Yoan] C’est ça. C’est ce que je disais, je suis pas tout à fait dans la lignée d’une histoire culturelle de l’animal, même si évidemment, ça recoupe. Évidemment, je m’en enrichis, et j’espère que ça pourra être utile à l’histoire culturelle de l’animal mais ce n’est pas exactement ce que je fais. D’abord, en fait, tout simplement par le fait que je ne prends pas un animal pour en parler. Ça, c’est quelque chose d’important, parce que souvent, on parle de l’animal médiéval en disant « Ben, le lion c’est ça, le loup c’est ça, le cochon c’est ça ». En fait, ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de voir comment est-ce qu’on applique, ou pas, les mêmes façons d’écrire à tous ces animaux dans des endroits où on les rassemble – alors pas forcément tous, mais un maximum d’entre eux. C’est ça qui m’intéresse. C’est pas tant voir pourquoi est-ce qu’on a réfléchi qu’à des espèces, mais c’est justement, est-ce qu’il y a pas une raison à ce qu’on ait réfléchi qu’à des espèces.

 

[Extrait de la chanson du crocodile de Peter Pan – Henri Salvador]

Dans son île

Un vieux crocodile

Avait tellement faim

Qu’il avala soudain

Un réveil matin

Qui marchait très bien

Alors dans son estomac

Ça fait toujours tic tac

L’air tranquille,

Le vieux crocodile

Poursuit la frégate,

Le bateau des pirates

Il attend, il attend

Patiemment, patiemment

Qu’un pirate maladroit

Lui serve de repas

[Fin de l’extrait]

 

[Fanny] Tu étudies, donc, les animaux. Quels sont les animaux qui, ces derniers temps, ont particulièrement attiré ton attention, où tu t’es dit « là il y a un traitement un peu intéressant » ?

[Yoan] Je pense à l’exemple du crocodile, qui est une espèce intéressante parce qu’il est amphibie. Du coup, le crocodile, on ne sait pas trop si c’est une bête de terre, si c’est une bête d’eau, de mer. En plus, c’est une bête exotique, donc qui est censée se ramener vers l’Égypte, et le Nil, dans les textes. Je pense à un extrait assez intéressant, dans le Livre du Trésor de Brunetto Latini – donc cette encyclopédie en français du XIIIe siècle – où Brunetto range le crocodile dans la section sur les poissons. Et en fait, il a une méthode très simple d’approche : à chaque fois qu’il parle d’un poisson, Brunetto dit « Tel animal est poisson de » et puis il va le décrire. Donc par exemple, il dit « Baleine, est grand poisson qui est dans l’eau », « Equinus, est petit poisson qui est dans l’eau ». Et en fait, au moment d’arriver au crocodile, il dit pas poisson, parce qu’il sent bien qu’il y a problème. Il sent bien que c’est compliqué d’appliquer le terme de poisson au crocodile, même si le crocodile pourrait être un poisson dans la mentalité médiévale.

[Fanny] On est d’accord qu’il a jamais vu de crocodile, ce monsieur ?

[Yoan] Alors, non, mais encore une fois, c’est pas un problème (Rire de Fanny). Alors peut-être qu’il en a vu, il y avait des ménageries ! Alors les crocodiles, je sais pas si ça circulait beaucoup en ménagerie mais… Non, peut-être qu’il n’en a pas vu, mais c’est pas un problème. Et d’ailleurs, on le voit dans les représentations et dans l’iconographie. Les crocodiles ne ressemblent pas souvent aux crocodiles.

[Fanny] C’est souvent le cas, en fait. Tous les animaux un peu exotiques qu’on avait vus, avec les dragons… alors n’en parlons même pas des dragons, mais les licornes, même les lions peuvent avoir des représentations assez farfelues et totalement différentes d’un manuscrit à l’autre.

[Yoan] Oui. C’est parce qu’en fait, C’est pas forcément ça qui va amener au savoir. Bien représenter un lion, c’est pas ce qui va permettre de mieux savoir ce que c’est qu’un lion. C’est ça qui est intéressant. Par exemple, je me suis rendu compte, il y a pas très longtemps, qu’en fait, le corps de l’animal était finalement assez peu décrit, par rapport à ce que nous on imagine être un texte de sciences. Si j’ai envie d’expliquer à quelqu’un ce qu’est un lion, je vais d’abord commencer à lui dire « le lion, il a quatre pattes, il a une crinière ».

C’est des choses qui sont intéressantes. En fait, je pense pas que ce soit comme ça que les médiévaux accèdent au savoir, et donnent le savoir. Ce qui les intéresse, c’est d’autres choses. Par exemple, c’est le nom, “lion”. Tout simplement, s’appeler “lion”, déjà, ça ne veut pas rien dire puisqu’on va nous expliquer avec des étymologies, que “lion”, ça peut vouloir dire “Roi” en grec. Il y a un jeu étymologique autour du nom, qui est en fait épistémologique, qui permet d’accéder au savoir. Donc en fait, dire ce que c’est qu’un lion, il vaut mieux dire “lion” que commencer à le décrire. Et ça c’est un élément vraiment important qui se retrouve très fort dans les bestiaires.

Alors, c’est d’autant plus intéressant et d’autant plus important pour l’animal que bien sûr, ce qui chapotte un peu tout ça, c’est la scène de nomination des animaux par Adam, qu’on trouve dans la Bible. Dieu donne à Adam les animaux à nommer et Adam, sous le regard de Dieu, les nomme selon leur nature, selon leur espèce. Du coup, ça montre bien que ce qui va fonder l’identité, naturelle en quelque sorte, de l’animal, ça va être son nom avant d’être son aspect physique, par exemple.

Et du coup, je reviens au crocodile, puisque du coup, Brunetto Latini, il sent bien qu’il y a un problème, qu’il peut pas appeler ça complètement un poisson, et du coup, il substitue le terme et il utilise un mot très étonnant, en français médiéval, c’est le mot d’animaux, “animal”. En fait, c’est très étonnant, parce qu’on utilise jamais le mot “animal” pour dire “animal” en français médiéval. Le terme qu’on utilise généralement, c’est “beste”, puisque “animal”, au Moyen Âge, dans un rapport très direct au latin, veut dire “tout ce qui a une âme”. Et du coup, l’homme est compris dedans, par exemple. Du coup, “animal” ne veut pas vraiment dire “animal” au Moyen Âge. Au français médiéval, on préfère le terme de “beste”, on parle d’oiseaux pour les oiseaux, et puis de poissons pour les poissons. Et du coup, il substitue ce mot très bizarre parce qu’il a pas envie d’utiliser “beste” non plus, parce que ça renvoie vraiment aux quadrupèdes terrestres, et il a pas envie d’utiliser “poisson”, qui renvoie trop à un animal qui vit uniquement dans l’eau. Et on sent très bien dans sa notice qu’il se justifie très vite en disant « Oui mais, vous comprenez, il enfouit ses œux sur le sol, et puis il va quand même dans l’eau pour féconder », donc cette présence mi-eau, mi-terre du crocodile, elle pose un problème d’ontologie, et du coup, il a besoin de l’expliquer pour mieux la résoudre. Pour mieux catégoriser l’animal, il a besoin de construire, enfin d’expliciter son système. Alors que d’habitude, c’est pas trop à expliciter, ce genre de choses.

[Fanny] Est-ce que tu vois des déformations, au fur et à mesure des manuscrits, au niveau du texte ?

[Yoan] Oui, oui, bien sûr. C’est vraiment intrinsèque à la littérature médiévale et à la façon dont les textes [qui] circulent sont copiés. Il y a toute une littérature autour de ça, c’est vraiment quelque chose d’important, et qu’il faut vraiment prendre en compte dans la textualité, vraiment, de ce qu’on comprend comme un texte médiéval, comme un témoin manuscrit. C’est assez intéressant pour les animaux. Alors, j’ai pas vraiment d’exemple dans mon corpus à moi, mais du côté du latin, on sait qu’en fait, il y a du “perdu en traduction”, sans cesse, en fait. Par exemple, il y a des noms d’auteurs qui sont pris pour des noms d’animaux. Parce qu’en plus, les animaux, c’est très compliqué parce qu’ils ont des noms qui peuvent varier s’ils sont jeunes ou non, si c’est un mâle ou une femelle, en fonction de l’endroit où ils vivent, en fonction de leur région. Ça touche à des problèmes linguistiques qui sont vraiment très très importants. Et ça, il y a eu beaucoup de recherches là-dessus.

Donc par exemple, il y a des textes latins qui reprennent le “trebus” en disant que c’est un poisson, en disant « le trebus noir, c’est un poisson ». Et en fait, “Trebus Niger” – donc “trebus le noir” si on traduit, mais “Trebus Niger” en latin –, c’est un auteur que Pline cite dans l’Histoire naturelle en latin. Et en fait, au moment de récupérer ce texte, le texte a été mal compris, parce qu’il y a eu corruption du manuscrit, ou autre, et “trebus” est devenu un nom de poisson. Du coup, il y a plein d’auteurs ou de doublés de noms qui deviennent des animaux à part entière.

Par exemple, Albert le Grand, dont je parlais, dans ses livres où il liste les espèces animales, il va souvent redoubler des animaux qui vont apparaître plusieurs fois sous des noms différents mais qui en fait sont la même espèce, et qui vont être mal compris, parce qu’en plus c’est passé par l’arabe, puis par le grec. Donc, il y a beaucoup de jointures qui bloquent un peu pour les noms d’animaux, mais comme pour les noms de plantes, je pense, en ce qui concerne la traduction. Donc c’est non seulement le fait de la copie manuscrite, c’est aussi le fait de la traduction, dans le cas des textes de savoir.

[Fanny] J’ai lu aussi que tu t’intéresses beaucoup aux baleines. Qu’est-ce qu’elles ont de particulier dans ces textes ?

[Yoan] Oui, j’aime bien les baleines, parce que comme c’est des énormes animaux marins… alors il y a pas d’idées de mammifère marin, enfin, tout ça, le Moyen Âge, c’est pas comme ça qu’ils pensent, ils réfléchissent vraiment en termes de poissons. Parfois ils parlent de bêtes marines, ce qui est assez intéressant pour la baleine. La baleine, elle est vraiment toujours présente, enfin c’est vraiment une espèce d’incontournable, déjà parce qu’elle est dans la Bible. Il y a une importance de la baleine, parce que c’est l’animal qui avale Jonas, et puis parce que sa taille extraordinaire attire vraiment l’attention. Et puis, elle a une fortune littéraire importante. Il y a beaucoup de textes littéraires qui reprennent l’épisode de la baleine sous un format un peu spécial, en fait. Il y a l’idée que la baleine, elle stagnerait dans l’océan, avec le dos émergé. Et en fait, on prendrait du coup ce dos pour une île. Donc les marins s’arrêtent, s’installent, descendent et puis commencent à faire du feu, et là, la baleine se réveille, parce qu’elle est brûlée, et plonge dans l’océan, emportant les marins avec elle.

Donc il y a cet imaginaire un peu monstrueux de la bête qui est capable de se faire passer, elle-même, pour un bout de terre. Ce qui est assez incroyable, enfin qui est une merveille naturelle importante pour le Moyen Âge. Du coup, la baleine, on la retrouve forcément. En fait, c’est un bon exemple, en plus. Du coup, il y a cet imaginaire du monstrueux, cet imaginaire du danger. Enfin, il y a un côté dévoration, puisque c’est elle qui avale Jonas, et en même temps, ce n’est pas forcément univoque.

Et ça, Michel Pastoureau, il l’a vraiment dit : le symbole médiéval, la façon dont on réfléchit au symbolisme au Moyen Âge, n’est jamais univoque, mais il est toujours à plusieurs voies, tout dépend du contexte. C’est vraiment important de réfléchir ça comme ça. Donc le lion n’est pas toujours un symbole de justice. Le loup n’est pas toujours le symbole de la férocité. Et c’est vraiment pas comme ça que ça fonctionne au Moyen Âge, tout est toujours un peu équivoque, un peu plurivalent, en quelque sorte. Et du coup, la baleine, par exemple, dans un texte du XIVe siècle, qui s’appelle le Rosarius, qui est une compilation en l’honneur de la Vierge, dans lequel l’auteur a inséré des extraits sur les animaux, des extraits de bestiaires en fait, il fait de la baleine une figure de la Vierge parce qu’il dit « la baleine, en fait, en cas de tempête, elle est tellement énorme qu’elle peut ouvrir la bouche et cacher son petit à l’intérieur, et le protéger de la tempête ». Et du coup, elle devient une image de la Vierge qui va protéger l’ensemble des vivants sur Terre, dans le giron de l’Église en quelque sorte. Du coup, ça donne le prétexte à une moralisation et une analogie religieuse, qui est tout le temps là dans les textes. Les bestiaires, c’est vraiment l’enjeu moral qui prime toujours.

Et du coup, c’est un bon exemple, parce que c’est un animal qui est un peu monstrueux, et qui en même temps peut être recomposé, dans un texte en particulier, en fonction de la visée de ce texte-là. Et donc c’est vraiment l’écriture qui va décider de la façon dont on présente le savoir sur la baleine et puis ce qu’on en fait ensuite.

[Fanny] Comment est-ce que tu travailles, quand tu prends un manuscrit, par exemple ? Tu fais quoi, tu regardes les mots, tu regardes le texte en général ?

[Yoan] En fait, différemment des historiens, on a pas différents types de sources, et puis on parle pas vraiment de sources, en fait. On dit que c’est nos textes. On ne pense pas ça comme des sources.

[Fanny] Vous vous intéressez pas à l’histoire des manuscrits, en fait.

[Yoan] En fait, si, parce qu’on s’intéresse aux traditions textuelles, parce qu’elles peuvent avoir créé des variantes qui vont être intéressantes pour l’analyse. Donc si, si, l’histoire des manuscrits, ça nous intéresse. C’est juste qu’en fait, on s’en sert pas pour, par exemple, en construire une histoire culturelle, du Moyen Âge par exemple, pour en faire autre chose. Pour nous, le texte en soit se justifie, enfin existe. Et du coup, on analyse à partir de ça.

Effectivement, en fait, je prends soit le texte édité, soit le manuscrit. De par mon sujet, je repère d’abord les passages qui vont m’intéresser, donc les grandes sections animales, et puis ce qui m’intéresse beaucoup, moi j’aime bien ça, c’est réfléchir à comment est-ce que c’est fait, donc quel livre, quel chapitre à l’intérieur du livre, quelles espèces animales sont choisies, sous tel livre, qu’est-ce qu’ils mettent, sous tel livre, qu’est-ce qu’ils mettent, dans tel chapitre, comment c’est organisé. Les bestiaire, en plus, c’est des organisations très structurelles, enfin c’est très facile de se repérer parce qu’il y a d’abord la description, ce qu’ils appellent “la nature de l’animal”, donc son comportement, un élément de description corporel, avec son nom, et puis on passe ensuite à la moralisation, et à ce qu’on en fait d’un point de vue analogique. Du coup c’est facile déjà de repérer les grandes architectures textuelles, en quelque sorte. Ça c’est intéressant.

Et après, effectivement, on passe à la lecture un peu plus fouillée, à l’étude du vocabulaire, du lexique que l’auteur utilise. On fait des recoupements pour voir si les noms sont toujours les mêmes. Et puis ensuite, on étudie vraiment… Là oui, c’est vraiment le travail du texte. C’est assez difficile à définir, je pense, peut-être que d’autres littéraires le feraient mieux que moi. Non mais on réfléchit aux répétitions. Alors on utilise en fait tous les outils de l’analyse littéraire, qu’on a appris à l’école, mais qu’on a développés ensuite à la fac : les figures de style, l’analyse du lexique, les champs lexicaux. Bon, ça parait un peu bête dit comme ça mais en fait, on tire sur ça au maximum. La narratologie, la stylistique, tout ça, c’est des outils qu’on essaie de maîtriser pour affronter le texte, en quelque sorte. Chacun, un peu, a sa méthode, quand on aborde un texte.

[Fanny] Et qu’est-ce que tu veux montrer dans ta thèse ?

[Yoan] Ce que je veux montrer, c’est qu’il faudrait pas considérer l’animal médiéval comme un pur symbole, comme quelque chose qui renvoie forcément à autre chose qu’à lui-même, mais qu’en fait, si l’animal au Moyen Âge peut renvoyer à autre chose qu’à lui-même, c’est parce que des auteurs l’ont choisi, dans telle ou telle œuvre, et je pense que c’est important. Moi j’essaie d’éviter de considérer les bestiaires comme un grand tout, mais d’analyser vraiment chaque bestiaire pour lui seul et pour lui-même, pour essayer de réfléchir à pourquoi est-ce que l’auteur, il crée ça, puisqu’en fait, comme on le disait, la matière, elle est un peu tout le temps la même, la façon de présenter, elle est très souvent la même.

C’est vraiment dans les détails que va se nicher le jeu de l’auteur, son espace de liberté, et son écriture. Et du coup, ce que je veux montrer, c’est que l’animal, il se compose différemment, dans chaque texte, et que chaque texte livre un savoir – et ensuite, il faut savoir ce qu’on met derrière le mot “savoir” – mais que c’est pas un pur symbole. Ou alors il faut redéfinir le terme de symbole, précisément pour l’animal. Au Moyen Âge, cette façon de penser analogique – on dirait peut-être métaphorique –, cette façon de penser, c’est vraiment pas une construction poétique. C’est pas « Ah, le lion c’est bien, c’est courageux, et bien hop, je vais en faire un symbole de Jésus, par exemple ». C’est pas comme ça que ça fonctionne.

Cette relation entre le lion et Jésus, c’est pas juste une espèce de création poétique que la littérature fait. C’est vraiment une relation qui est fondamentalement épistémologique. C’est une vraie relation. C’est la même chose, en fait. C’est pas un parallèle, c’est vraiment la même chose. Je ne sais pas si je m’exprime bien, mais c’est beaucoup plus fort. C’est une vraie voie d’accès au savoir. Dire que le lion, c’est l’image de Jésus, ce n’est pas pour dire « ah bah regardez, Jésus est courageux ». Non. C’est vraiment pour dire, le lion, c’est l’image terrestre de Jésus. Et ça a un écho vraiment important dans le système de pensée médiéval.

[Fanny] Tu penses que tu vas finir ta thèse en combien de temps, à peu près ?

[Yoan] Là, je suis en troisième année. Du coup, j’ai encore plein de choses à voir, et en même temps, il faut commencer à rédiger, donc c’est un peu bizarre. Mais j’aimerais bien encore y passer un an et demi au moins, je pense.

[Fanny] Est-ce que tu aurais un message d’encouragement pour les personnes qui sont en train de faire leur thèse en ce moment et qui peut-être, parfois, baissent un peu les bras, qui parfois se disent « à quoi bon ? » ou qui ont des difficultés, parfois même administratives ?

[Yoan] Ah oui, oui, ça c’est sûr, c’est une réalité. En fait, on baisse tous, tout le temps les bras. Enfin, on est dans un environnement, en plus, où on se connaît entre nous, les doctorants et tout ça. Oui, bien sûr qu’on baisse les bras. Enfin c’est normal, et c’est le jeu, c’est difficile, mais je pense qu’on est capable de bien discerner quand est-ce qu’on a une bonne raison de baisser les bras et quand est-ce qu’on a juste un peu, là, sur le moment… on y arrive pas, quoi, ça bloque. Et ça bloque sans cesse. Enfin, c’est un perpétuel jeu de hauts et de bas, et ça c’est difficile, c’est difficile.

[Fanny] Merci beaucoup, Yoan Boudes. Grâce à toi, on sait un petit peu plus sur comment on écrivait et comment on se transmettait le savoir sur les animaux au Moyen Âge.

[Yoan] Merci Fanny.

[Fanny] Et pour finir cet épisode, j’ai plusieurs choses à vous dire. J’en avais déjà parlé dans l’épisode FAQ et Annonces, et maintenant, c’est bon. Le site passionmédiévistes.fr est désormais lancé et en ligne depuis quelques jours. Dessus, vous trouverez du contenu enrichi pour chaque épisode, avec des nouvelles des invité‧e‧s, des photos, plus de bibliographies, et d’informations sur chaque sujet. C’est aussi sur ce site que sera disponible dans quelques semaines le premier épisode de Passion Modernistes, donc ouvrez l’œil.

Le Tipeee du podcast continue de fonctionner, et grâce à vos dons, il m’a permis de payer un monteur pour pré-monter cet épisode, Simon Vandendyck. Je le remercie grandement du très bon travail qu’il a fait. Je vous conseille d’aller écouter son podcast Les Carencés, qui parle de la cause animale. Et vous avez pu le remarquer lorsque vous avez lancé cet épisode, le visuel n’est pas le même que d’habitude. Toujours grâce à vos dons, une illustratrice a réalisé ce très joli visuel. Elle s’appelle Din, et je suis très contente d’avoir pu collaborer avec elle, j’aime beaucoup son univers, et je vous conseille aussi d’aller le découvrir.

Et dans cet épisode, je vais remercier quelques tipeurs : Mario, qui nous a dit que le podcast lui avait permis d’apprendre plus de choses sur le Moyen Âge ; Audrey, Sophie, et Cefou, un tipeur de qualité. Comme eux, vous pouvez faire un don ponctuel ou mensuel sur notre page tipeee.com/passionmedievistes. Et le prochain épisode sera consacré aux évêques au Haut Moyen Âge. Salut !

Merci à Élise pour la transcription !

Crocodile - Rochester Bestiary, BL Royal 12 F xiii, f. 24r.
Crocodile – Rochester Bestiary, BL Royal 12 F xiii, f. 24r.