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Épisode 37 – Victor et la poésie persane (Passion Modernistes)

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Épisode 37 - Victor et la poésie persane (Passion Modernistes)
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Qu’est-ce que la poésie persane dans l’Inde des XVIème et XVIIème siècles ?

Victor Baptiste
Victor Baptiste (© Fanny Cohen Moreau)

Dans cet épisode de Passion Modernistes, vous allez découvrir la poésie persane grâce à Victor Baptiste. Doctorant à l’École Pratique des Hautes Études et membre du Groupe de Recherches en Études Indiennes, il vous fait voyager en Inde à l’époque moderne à travers les poèmes d’Āqil Khān Rāzī. Depuis 2021, sous la direction de Nalini Balbir et de Thibaut D’Hubert, il prépare sa thèse de littérature intitulée Aspects poétiques et mystiques de la traduction dans la culture indo-persane : l’œuvre littéraire d’Āqil Khān ‘Rāzī’.

L’Inde aux XVIème et XVIIème siècles

Victor Baptiste vous transporte sur un vaste territoire, bien au-delà des frontières de l’Inde moderne. L’Inde de cette époque s’étend en effet entre l’Asie du Sud et l’Asie méridionale. Il s’agit d’un espace géographique immense qui comprend le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh, mais aussi le Sri Lanka, ainsi qu’une partie de l’Afghanistan et de l’Iran. En outre, Victor Baptiste vous rappelle qu’aux XVIème et XVIIème siècles, il n’y a toutefois pas de frontière précise puisque le concept même de frontière n’existe pas.

D’un point de vue politique, cet espace géographique vit sous la domination de la dynastie moghole, fondée en 1526. Les Moghols sont originaires d’Asie centrale, plus précisément, de la région de l’Afghanistan actuel, puis se sont déplacé en Inde. Ils y ont bâti un nouvel empire dont le persan est la langue vernaculaire qui leur permet d’étendre leurs contacts jusqu’en Asie du Sud.

Au milieu du XVIIème siècle, du fait notamment de la complexité et de l’étendue de son territoire, plusieurs souverains locaux se partagent le pouvoir. C’est un moment de paix relative en Inde du Nord, mais de guerre pour l’Inde centrale qui affronte surtout les royaumes musulmans. Comme le précise Victor Baptiste, l’empire moghol ne connait pas vraiment de période de paix à proprement parler. Il faut pour cela attendre la fin du XVIIème siècle, lorsque l’empereur Aurangzeb prend finalement le contrôle de la majorité de l’empire et qu’une période plus calme s’installe sous son règne.

“Je pense que l’on peut considérer que l’État moghol est plus riche que la plupart des royaumes européens de la même époque.” — Victor Baptiste

Mughal Empire under Aurangzeb in early 18th century
Mughal Empire under Aurangzeb in early 18th century

Mais qu’en est-il des Européens sur ce territoire ? Victor Baptiste explique qu’ils sont arrivés en Inde avant le XVIème siècle et qu’ils y exercent d’ailleurs une pression de plus en plus forte. Toutefois, grâce à la combinaison de ses pouvoirs économique et militaire, l’empereur moghol Aurangzeb parvient à stopper l’expansion européenne sur son territoire – avant un renversement de la situation à partir du XVIIIème siècle. En effet, dans ce contexte précolonial, la dynastie moghole jouit d’une très grande puissance économique et militaire. D’une part, puisque l’Empire est immense, les ressources produites sont très diversifiées et extrêmement importantes. D’autre part, ce pouvoir économique est renforcé par le pouvoir de l’empereur lui-même qui dispose de ressources militaires importantes qui lui permetent d’exercer son autorité sur l’ensemble de son empire.

“[L’édification du Taj Mahal] est un moment fondateur pour l’Histoire de l’Inde, [le point de départ de] toutes sortes de pratiques littéraires et culturelles.” — Victor Baptiste

Victor Baptiste précise enfin qu’au XVIIème siècle, l’empire moghol attire énormément d’immigration d’élites intellectuelles : artistes, philosophes, architectes ou poètes. C’est, par exemple, le siècle du Taj Mahal – ce tombeau édifié pour l’épouse du père de l’empereur Aurangzeb –, qui est un monument très caractéristique de l’architecture et de l’esthétique de l’empire moghol de cette époque.

Le poète Āqil Khān Rāzī et les caractéristiques de sa poésie

“Ce n’est pas une figure historique majeure, mais un homme plutôt riche, puissant et habile.” — Victor Baptiste

Le Taj Mahal
Le Taj Mahal

Dans le cadre de sa thèse, Victor Baptiste s’intéresse à la poésie d’Āqil Khān Rāzī. Selon les sources qu’il étudie, tout laisse à penser que ce poète serait né vers 1617, vraisemblablement en Inde, mais il est difficile d’en être sûr. En revanche, il est certain qu’il y est mort en 1696. Cet auteur est donc contemporain du règne de l’empereur Aurangzeb, arrivé sur le trône en 1657 à la suite d’une guerre de succession contre ses frères – à noter qu’à cette époque, il n’y a pas de règle de succession préétablie. Victor Baptiste sait également qu’Āqil Khān Rāzī est musulman. C’est un soufi, c’est-à-dire qu’il a une approche spirituelle de la religion, via le prisme des sentiments intérieurs de l’individu. C’est cette approche spirituelle que Victor Baptiste nomme la mystique.

Āqil Khān Rāzī fait partie d’une élite intellectuelle d’origine iranienne, particularité qui lui confère un certain prestige à la cour. Il grandit donc dans un contexte privilégié et devient un proche du futur empereur Aurangzeb – avant que ce dernier ne prenne le pouvoir. Un fois Aurangzeb sur le trône, Āqil Khān Rāzī bénéficie de ses liens avec le nouvel empereur et reçoit divers postes importants au sein de l’empire. Il devient ainsi très proche du pouvoir et termine sa carrière comme gouverneur de la ville de Delhi, la capitale de l’empire.

“C’est aussi un moyen d’exister politiquement, que de produire de la poésie, en Inde, à cette époque.” — Victor Baptiste

La poésie représente une part très importante de l’activité d’Āqil Khān Rāzī. Rédiger des poèmes est une pratique très répandue à la cour moghole, et qui plus est, la panache des élites. D’ailleurs, la plupart des gens de pouvoir sont des mécènes quand d’autres rédigent eux-mêmes de la poésie. Et bien souvent, beaucoup de ces personnalités font les deux, insiste Victor Baptiste. La poésie est en effet un moyen de conserver l’attention de l’empereur et ainsi, d’exister sur le plan politique.

Victor Baptiste vous dévoile qu’Āqil Khān Rāzī admire les poètes classiques et les imite. Il crée une poésie classique dans le style, très fidèle à la tradition poétique présente dans la littérature persane depuis déjà plusieurs siècles. En ce sens, il n’est pas à la pointe de la modernité littéraire de son époque puisqu’il ne suit pas les nouvelles manières de faire de la poésie, propres à son temps. Ses poèmes, composés en persan – la langue de l’empire – traitent majoritairement de thèmes amoureux qu’il mêle à la mystique. Cependant, même si la mystique influence ses poèmes, sa poésie n’est pas mystique en elle-même, c’est-à-dire qu’ il ne se revendique pas comme un guide spirituel.

La poésie persane dans l’Empire moghol 

“Il y a tout un jeu savant au sein même de la tradition, un jeu de références, sur l’imagerie et sur le sens des textes.” — Victor Baptiste

Calligraphie (page d'album) 1536 / 1650 (XVIe siècle) Mir Ali Haravi Lieu de provenance : Inde (Sous-continent indien) (marge) ; Iran (Monde iranien - Caucase) (calligraphie) OA 7159 ; 352 ; GM 173 Département des Arts de l'Islam
Mir Ali Haravi, Musée du Louvre, Département des Arts de l’Islam, OA 7159

Victor Baptiste décrit la poésie persane comme une poésie savante, très codifiée, composée par et pour une élite érudite qui a étudiée les classiques et la littérature. C’est également une poésie très variée dans les thèmes qu’elle aborde. Certes le sentiment amoureux et la religion sont des thèmes récurrents, mais tous les thèmes sont traités. Il s’agit également d’une littérature narrative qui s’inspire à la fois des vieilles légendes perso-iraniennes, de contes ou de légendes indiennes, et dont les histoires peuvent aussi être tirées du Coran.

La poésie persane est une poésie métrique qui alterne des longues et des brèves. De fait, Victor Baptiste la compare à la poésie classique grecque ou latine, à la différence qu’elle repose sur un système métrique en partie adapté de l’arabe et en partie hérité de traditions iraniennes antérieures à l’Islam. Elle est ainsi très réglée dans ses thèmes et ses images qui sont plutôt classiques, ou traditionnels. Néanmoins, si les poètes comme Āqil Khān Rāzī s’emparent des thèmes classiques de leurs prédécesseurs, leurs poèmes ne sont pas des reproductions des grands poètes. Il s’agit plutôt de références savantes à ces auteurs classiques, que le public averti est capable d’identifier et de comprendre dans ces milieux de cour très éduqués au sein de l’Empire moghol du XVIIème siècle.

Victor Baptiste confirme que la poésie persane a également pour vocation d’être lue à haute voix. Les poèmes sont avant tout créés pour les assemblées poétiques, sortes de rassemblements sociaux codifiés lors desquels les poètes présentent leurs nouvelles compositions devant un auditoire composés des élites de la cour.  Lors de ces assemblées, on organise des joutes oratoires poétiques. Les poètes improvisent à plusieurs pour composer des poèmes, dont les plus remarquables sont d’ailleurs consignés dans des registres.

Par ailleurs, Victor Baptiste mentionne qu’il y a beaucoup de femmes qui écrivent de la poésie et de nombreux témoignages de l’époque convergent en ce sens. Il a par exemple la poétesse Zēbunnissā, dont vous pouvez entendre un extraiDans l’Empire moghol des XVIème et XVIIème siècles, du moins dans les milieux privilégiés, on constate que les femmes sont aussi éduquées et érudites que les hommes. Bien que leurs rôles soient différents et même si les relations entre les hommes et les femmes sont très codifiées, les femmes jouent bel et bien un rôle politique, littéraire et intellectuel dans la société moghole des élites.

“Il y a une telle masse textuelle que tout n’a pas pu être édité.” — Victor Baptiste

Enfin, Victor Baptiste vous confie que la poésie persane et même, la littérature persane, comptent énormément d’œuvres manuscrites. Beaucoup de poètes ont été éditées mais face à l’abondance de documents, la plupart des poèmes de cette époque sont encore essentiellement présents sous la forme de manuscrits qui n’ont pas encore été édités. L’imprimerie n’étant pas encore arrivée jusqu’en Inde à cette époque, les sources principales de Victor Baptiste – dont les poèmes d’Āqil Khān Rāzī – ont été copiées à la main. Aussi, il vous avoue effectuer un lourd travail de paléographie et de philologie dans le cadre de ses recherches. Du fait de cette production manuscrite, il confie qu’il est, entre autre, difficile de retrouver la version originale d’un poème. En effet, dès sa sortie, plusieurs copies d’un même texte circulent, reproduites par plusieurs mains différentes – et cela sans compter les corrections apportées par les poètes eux-mêmes.

Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :

  • Athar, Ali. The Mughal Nobility under Aurangzeb. Mumbai: Asia Publishing House, 1968.
  • Alam, Muzaffar, et Sanjay Subrahmanyam. Writing the Mughal World: Studies on Culture and Politics. New York: Columbia University Press, 2011.
  • Behl, Aditya, et Simon Weightman. Madhumalati: An Indian Sufi Romance. Oxford: Oxford University Press, 2001.
  • Safâ, Zabihollah. Anthologie de la poésie persane (XI-XXème siècles). Traduit par Gilbert Lazard, Rémi Lescot, et Henri Massé. NRF. Paris: Gallimard, 1964.
  • Sreenivasan, Ramya. The Many Lives of a Rajput Queen:  Heroic Pasts in India, c. 1500–1900. New Delhi: Permanent Black, 2007.
  • Sharma, Sunil. Mughal Arcadia: Persian Literature in an Indian Court. Cambridge: Harvard University Press, 2017.
  • Vaudeville, Charlotte. Littératures médiévales de l’Inde du Nord: contributions de Charlotte Vaudeville et de ses élèves. Édité par Françoise Mallison. Publications de l’École française d’Extrême-Orient 165. Paris: École française d’Extrême-Orient, 1991.

Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :

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Merci à Clément Nouguier qui a réalisé le magnifique générique du podcast et à Alizée Rodriguez pour la rédaction de l’article !