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Vies de Médiévaux #4 – Anne Comnène, princesse byzantine et historienne

Après Dhuoda, Conon de Béthune et Bathilde, découvrez Anne Comnène !

Dans Passion Médiévistes nous aimons bien vous montrer le Moyen Âge autrement, loin des clichés et des images d’épinal. Avec les jeunes chercheurs en histoire du blog Actuel Moyen Âge, que nous avons reçu dans le troisième hors série du podcast, nous vous proposons un nouveau format, Vie de Médiévaux.

Dans chaque épisode découvrez en quelques minutes un homme ou une femme médiévale qui mériterait d’être plus connu. Pour ce quatrième épisode, Simon Hastenteufel vous parle de Anne Comnène, une princesse byzantine du XIème et XIIème siècle qui a eu un rôle politique et littéraire grâce à son ouvrage l’Alexiade.

« Qu’une femme, avec tout cela, déploie une vertu virile et atteigne au plus haut sommet de la sagesse tant humaine et profane que divine et notre, quoi de plus inouï que ce prodige ? Des femmes savantes, il en a existé deux, trois peut-être, et pas beaucoup plus ».

Illustration : Scott Pennor’s
Illustration : Scott Pennor’s

Par ces paroles, le lettré byzantin Georges Tornikès rend un vibrant hommage aux qualités intellectuelles d’Anne Comnène, pour son œuvre historique et littéraire, l’Alexiade. Néanmoins, les propos de Tornikès qui sonneraient évidemment machistes aujourd’hui nous rappellent qu’il n’était pas commun pour les femmes à Byzance d’écrire l’histoire, activité noble et masculine par excellence. C’est ce qui rend la destinée d’Anne d’autant plus exceptionnelle.

Princesse byzantine née le 2 décembre 1083, Anne a reçu une éducation classique particulièrement soignée dont elle parle dans la préface de sa chronique :

« Moi Anne, la fille des empereurs Alexis et Irène, […] qui non seulement ne suis pas étrangère aux lettres, mais qui me suis encore attachée à la connaissance approfondie du grec, qui, sans avoir négligé la rhétorique, ai lu avec attention les traités d’Aristote ainsi que les dialogues de Platon, et qui ai mûri mon esprit par le quadrivium des sciences » (Alexiade, Préface).

De telles qualités littéraires lui permettent dès lors de fixer la mémoire de son père, l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène. Ce dernier, grand aristocrate de l’empire, a pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État et entreprend d’installer sa dynastie sur le trône de Byzance qui est alors une grande puissance du monde médiéval.

Les défis rencontrés par Alexis sont toutefois nombreux : à l’intérieur il faut attacher les grandes familles au clan Comnène et réorganiser l’économie comme l’administration ; à l’extérieur les ennemis se multiplient, que ce soient les Normands venus d’Italie du Sud, ou les nomades Petchenègues, menaçant la partie occidentale de l’empire, mais aussi les Turcs Seldjoukides qui, sur la frontière orientale ont infligé une défaite historique aux Byzantins à Mantzikert en 1071, avant de pousser leurs conquêtes jusqu’à la ville de Nicée, non loin du Bosphore. Si face à tous ces défis le bilan d’Alexis est contrasté, Anne Comnène, pour sa part, ne tarit pas d’éloge pour son père qu’elle considère comme un héros et c’est donc d’abord à son intention qu’elle compose l’Alexiade.

Mais l’Alexiade d’Anne Comène n’a pas pour unique but de glorifier la figure paternelle, si bien que derrière ce texte captivant couvent également d’autres motifs politiques.

Alexis Ier Comnène. Bibliothèque vaticane, Vat. Gr. 666 f. 2r (XIIe siècle)
Alexis Ier Comnène. Bibliothèque vaticane, Vat. Gr. 666 f. 2r (XIIe siècle)

En 1097, Anne épouse Nicéphore Bryennos, issu d’une grande famille aristocratique macédonienne. C’est le second personnage qui cristallise ses nombreux éloges dans l’Alexiade où elle le présente comme un « homme qui par l’éclat de sa beauté, la supériorité de son esprit, la perfection de son éloquence, laissait loin derrière lui ses contemporains ». Anne tente ainsi de convaincre son père de choisir Nicéphore comme successeur légitime, mais sans succès : le pouvoir doit rester aux Comnène. À la mort d’Alexis Ier, elle ourdit donc un complot pour faire assassiner son frère Jean qui doit prendre théoriquement la succession, au profit de son époux et d’elle-même. Cette entreprise est cependant un échec et Anne se trouve exilée dans un monastère. C’est là que, après la mort de son mari, elle entreprend en 1138 à l’âge de 55 ans, l’écriture de l’Alexiade, afin de rappeler le souvenir des gens qu’elle a admiré mais aussi noircir la mémoire de son frère Jean qu’elle déteste et présente en anti-modèle du bon souverain.

L’Alexiade est également une source majeure pour l’histoire de la Première Croisade, dont Anne fut une contemporaine, alors qu’elle était encore une jeune fille. En 1097, elle assiste au passage de l’expédition par Constantinople et, par la suite, elle a dû avoir de nombreux échos des événements par les membres de la cour impériale, dont le général byzantin Tatikios qui a participé aux opérations militaires des croisés jusqu’à Antioche. Au-delà de la croisade, Anne raconte la guerre du normand Bohémond contre son père Alexis. Bohémond, après être devenu prince d’Antioche décide en effet de repartir en Occident et de monter une grande expédition contre l’empire byzantin, dans la région d’Épire, en 1108. Il échoue toutefois dans ses ambitions et doit conclure le traité de Dévol, une pièce diplomatique que la chroniqueuse a reproduit dans son ouvrage.

Le récit des croisades dans l’Alexiade traduit sans doute son regard de jeune fille, où se mélangent fascination et crainte face à l’arrivée des Occidentaux qui sont certes chrétiens mais étrangers par leur culture. Anne les considère comme des barbares fiers et sanguinaires, mais montre en même temps un grand intérêt pour eux, décrivant leurs manières et leurs armures. Bohémond est sans doute celui qui incarne le plus cette ambiguïté entre admiration et répulsion dans l’œuvre d’Anne Comnène. Dans un passage, elle raconte comment le guerrier normand, pour aller d’Antioche à Rome sans être capturé par les Byzantins, se fait passer pour mort et fait le voyage dans un cercueil, avec une charogne afin de simuler l’odeur du cadavre :

« Inouïe et unique en notre monde est apparue la ruse de ce barbare, dont le but était le renversement de l’hégémonie romaine. Avant cela, ni barbare ni Hellène n’osa jamais pareille machination contre des ennemis, et je crois que dans la suite aucun vivant chez nous n’en verra jamais plus ».

Sur ce dernier point, Anne avait cependant tort : l’histoire des croisades et de Byzance devait encore donner lieu à de nombreuses machinations politiques, jusqu’à la chute de Constantinople aux mains de la 4e croisade en 1204.

Pour en savoir plus sur Anne Comnène, voici une sélection bibliographique :
  • Anne Comnène, Alexiade, trad. Bernard Leib, 3 vols, Paris, Les Belles Lettres, 1967-1989.
  • Michel Kaplan, Pourquoi Byzance ? Un empire de onze siècles, Paris, Folio Histoire, 2016.
  • Élisabeth Malamut, Alexis Ier Comnène, Ellipses, 2014.
  • Leonora Neville, Anna Komnene. The Life and Work of a Medieval Historian, Oxford, New York, Oxford University Press, 2016.

Le générique a été réalisé  par Clément Nouguier (du podcast Au Sommaire Ce Soir).