Les hors-sériesPassion Médiévistes Les épisodes retranscrits

Hors-série 3 – Actuel Moyen Âge

Dans ce troisième hors-série, Florian Besson et Pauline Guena nous parlent du blog de vulgarisation Actuel Moyen Âge.

L’esclavage, les robots, la culture du viol ou encore le salaire minimum, autant de sujets sur lesquels travaille l’équipe du blog Actuel Moyen Âge, qui met en confrontation des thèmes d’actualité avec le Moyen Âge. Les deux jeunes médiévistes Florian Besson (que vous pouvez retrouver dans l’épisode 11 de notre podcast) et Pauline Guena racontent leur façon de travailler en équipe, leur travail de “veille” de l’actualité, et les sujets qui ont fait le plus réagir sur leur blog, comme le sexe ou l’épilation. Ils nous parlent aussi de leurs recherches respectives et de leurs conseils pour les jeunes historiens.

Fin 2017 l’équipe a sorti un livre regroupant une série d’articles de leur blog ainsi que des inédits, il est disponible aux éditions Arkhê (et il se murmure qu’un deuxième tome est déjà en préparation).

Dans l’épisode nous avons diffusé un extrait d’une interview de Jacques Le Goff à propos de la vulgarisation de l’histoire.

Transcription du Hors-série 3 (cliquez pour dérouler)

Hors-série 3 – Actuel Moyen Âge

[Introduction] Bonjour à toutes et à tous. Avant de commencer cet épisode de Passion Médiévistes, j’aimerais vous parler de Christophe Rodo, et de son podcast « La tête dans le cerveau ». Chaque semaine, il vous parle pendant une dizaine de minutes de l’actualité, de la recherche scientifique, par des études de cas, des histoires fascinantes, pour en apprendre plus sur les mystères du cerveau. Ses chroniques sont passionnantes et accessibles à tous. Je vous les conseille vraiment et je vous en parle car nous faisons tous deux partie du réseau d’entraide entre podcasts indépendants Podcastéo. Allez, c’est parti pour un nouveau hors-série de Passion Médiévistes.

[Générique]

[Fanny Cohen-Moreau] Toujours dans l’optique de rencontrer ceux qui font vivre le Moyen Âge de nos jours, je reçois aujourd’hui Florian Besson et Pauline Guena. Vous êtes tous les deux doctorants en histoire médiévale à Paris, et en janvier 2016, vous avez créé le site Actuel Moyen Âge, où vous mettez en relief des sujets d’actualité avec la période médiévale. Par exemple vous avez parlé de la vente d’humains, des zombies, de la culture du viol ou encore du salaire minimum. Comment vous avez eu l’idée de créer Actuel Moyen Âge ?

[Florian Besson] Alors, on a eu l’idée lors de l’International Medieval Congress de Leeds en juin 2013. Ça doit être ça je pense. On avait entendu plusieurs jeunes chercheurs anglais qui exposaient leurs usages, notamment des réseaux sociaux, à but pédagogique. Notamment de la façon dont on pouvait utiliser Twitter pour mobiliser des élèves, ce genre de choses. Et en fait, on s’est fait la réflexion que, en France, on la faisait pas, cette réflexion. On savait pas faire ça, et pourtant ça nous intéresserait. Et c’est à partir de là, en fait, qu’à germé petit à petit l’idée du blog.

[Fanny Cohen-Moreau] Comment s’est constituée l’équipe qui travaille sur le blog ? Vous êtes quatre, il me semble ?

[Pauline Guena] Alors, à Leeds, à l’origine, il y avait Florian Besson et Catherine Kikuchi. Donc je pense que ça devait être en 2014, en fait, ça devait être en juillet 2014, parce qu’à cette époque là, je vous connaissais pas encore, et je connaissais Catherine via des amis, et Annabelle Marin, que j’avais rencontrée aussi via le séminaire de Mme Crouzet-Pavan, qui est notre directrice, qui est spécialiste de Venise. Et donc, dès septembre, quand l’idée du blog a commencé à se développer un peu, moi j’ai pu rencontrer Florian et Catherine, et puis on a commencé à tenter des articles, histoire d’avoir une petite réserve pour le lancement en janvier.

[Fanny Cohen-Moreau] Comment vous travaillez pour alimenter le blog ? Comment vous choisissez vos sujets et comment se fait la répartition entre vous ?

[Florian Besson] C’est très souple en fait. On prépare des articles souvent longtemps à l’avance sur des sujets de fond, des choses qui nous intéressent, où on sent que c’est des thèmes d’actualité, et puis en même temps, il y a des fois où on écrit vraiment dans l’urgence pour répondre à un événement. Voilà, tu citais effectivement cet article sur la culture du viol, c’est Pauline qui l’a fait. Elle a dû le rédiger le mercredi soir pour une publication le lendemain. Puisqu’il y a des fois où ça nous interpelle et on travaille vite, et au niveau de la répartition, c’est pas planifié.

[Pauline Guena] En fait, ça se fait assez spontanément. Déjà, on se marche pas du tout sur les pieds dans le sens où il y a jamais un moment où quelqu’un dit « Non, c’est absolument moi qui écrirai les salaires minimum, c’est vraiment mon sujet ». Comme on a des sujets de spécialité, assez vite, même quand on a une idée, on va la donner à écrire à quelqu’un d’autre qui sera plus capable de le faire. Ou alors écrire en groupe. Et je pense que les articles les plus marquants qu’on a faits sont souvent écrits en groupe. Les articles sur la guerre sainte, notamment, ou des articles qui sont un peu lourds à porter tout seul, on peut les écrire en groupe.

[Fanny Cohen-Moreau] Du coup, vous faites vraiment une veille de l’actualité pour voir un peu les sujets qui sortent et qui vont peut-être progressivement prendre de l’ampleur.

[Florian Besson] Oui oui, mais en fait, c’est pas quelque chose de méthodique. C’est en fait, simplement, on s’intéresse à l’actualité parce qu’on est citoyens, engagés, chercheurs, militants, et du coup effectivement à nous tous, on couvre l’actualité, mais c’est parce que ça nous intéresse. On le faisait avant le blog, en fait. C’est vrai que maintenant on le fait avec la question en tête, en disant « Ah, est-ce que je peux en faire quelque chose, est-ce qu’il y a quelque chose à en dire ? »

[Pauline Guena] Il y a des moments où on lit tous des journaux – on lit pas les mêmes journaux d’ailleurs – et pendant parfois deux semaines, on a un creux où il y a rien qui nous interpelle vraiment. Donc c’est le moment où on va sortir les articles de fond qu’on a préparés un peu sur plus des grandes thématiques sociales que des événements particuliers liés à l’actualité.

[Fanny Cohen-Moreau] Pour travailler à quatre sur un blog, comment ça se passe ?

[Florian Besson] Alors on est même plus que quatre, puisque du coup, effectivement, il y a quatre membres fondateurs mais l’intérêt c’est que c’est très souple, donc ça fédère des gens qui viennent écrire plus ou moins régulièrement, ou épisodiquement d’autres doctorants. Là il y a Maxime Fulconis, Simon Hasdenteufel, Yoan Boudes. On a plein de gens comme ça qui tournent autour de nous donc c’est très agréable. Et en fait, on travaille avec une Dropbox. On met les brouillons d’articles, comme ça tout le monde peut y avoir accès et tout le monde peut relire, tout le monde peut faire les commentaires, corriger, et une fois que ça a été validé par suffisamment de gens, on le met en ligne. Donc c’est pratique.

[Fanny Cohen-Moreau] Donc depuis presque bientôt deux ans, votre blog existe, quels sont les sujets qui passionnent le plus les internautes ?

[Pauline Guena] Bonne question. Je pense qu’en fait, ça dépend vraiment des internautes. Bon, on voit clairement qu’il y a des sujets qui sont plus cliqués, donc littéralement, c’est en nombre de clics. Et dans ce cas-là, c’est souvent des sujets qui touchent sur l’histoire des femmes, l’histoire de la sexualité.

[Florian Besson] Oui, c’est le sexe, en fait, hein. Pauline ose pas trop le dire, mais les sujets qui plaisent le plus, c’est les articles avec le sexe. Dès qu’il y a du sexe dans le titre de l’article, on fait dix fois plus de vues.

[Pauline Guena] Non, ou l’épilation. Je pense que l’article le plus lu, c’est celui que t’avais écrit sur l’épilation.

[Florian Besson] Oui, c’est vrai.

[Pauline Guena] Et du coup, c’est les plus cliqués, est-ce que c’est les plus lu ? Après, on a aussi des commentaires de gens, ceux qui vont aller commenter les articles, parfois prendre le temps de revenir, ou de proposer même d’autres références, qu’on avait pas mises à l’origine. Ça va être souvent sur des articles, allez, sur l’économie, sur l’organisation politique et sociale, donc je pense qu’il y a vraiment différents lectorats par rapport au blog. On essaie de mitiger un peu pour pas avoir quatre semaines d’affilée des articles sur l’histoire des femmes.

[Florian Besson] Oui, et ça on le voit bien. Pauline dit « différents lectorats », c’est vrai qu’en fait les articles sont aussi publiés sur différents lieux sur la toile. On a le blog, mais les articles sont aussi repris sur Nonfiction. Beaucoup sont repris sur Slate. On écrit aussi dans The Conversation, et en fait, on voit bien qu’à chaque fois, c’est pas du tout les mêmes articles qui marchent aux mêmes endroits. Parce que c’est pas les mêmes lectorats qui lisent Nonfiction ou qui lisent Slate, et on a un article qui peut cartonner sur Slate et très peu sur Nonfiction, ou l’inverse.

[Fanny Cohen-Moreau] Et est-ce qu’il vous est déjà arrivé de faire un article qui a vraiment provoqué une polémique ? Où vous vous êtes dit « Est-ce qu’on l’enlève ? Est-ce que ça va trop loin ? »

[Florian Besson] Non, je crois pas. Je vois Pauline chercher. Non, provoquer une polémique, jamais. Il y a eu des fois où on a eu des commentaires un peu musclés, où ce genre de choses, mais il y en a tout le temps sur Internet. Donc je pense que quoiqu’on fasse sur Internet, il y a son lot de trolls immédiats, mais on s’est jamais demandé « Est-ce qu’on enlève un article ? » Ça vraiment… On s’est demandé « Est-ce qu’on écrit un article ? » Ça oui. « Est-ce que des fois, on est pas trop dans l’actualité ? Est-ce qu’on a le recul nécessaire ? Est-ce qu’on va pas trop vite ? Est-ce qu’on a raison pour certains parallèles ? » Ça, ça arrive.

[Pauline Guena] Je pense qu’au-delà de ça, le parti pris du blog, c’est qu’il soit ouvert aux commentaires et donc, nécessairement, il y a – et puis ils sont toujours affichés sous certains articles – des commentaires qui sont pas d’accords, parce que c’est pas juste des cours sur le Moyen Âge. Il y a aussi un parti pris, parfois un parti pris politique derrière qu’on assume. Donc c’est normal qu’il y ait aussi des réponses, c’est ouvert à ça.

[Extrait d’un entretien avec Jacques Le Goff – 1996]

– Jacques Le Goff, vous avez, si je puis dire, contribué à ce mouvement, parce que… C’est d’ailleurs très sympathique de voir qu’un historien de votre qualité prête sa main – je vais dire un mot qui va pas vous plaire – à une forme de vulgarisation.
– Mais vous savez, le mot de « vulgarisation », que vous venez d’employer, moi c’est un mot qui me plait, qui ne me choque pas. Nous devons, tous, faire de la vulgarisation. La vulgarisation, c’est pas du tout vulgaire. Enseigner, c’est vulgariser. Écrire pour le grand public, c’est vulgariser. Et aujourd’hui, on ne peut plus, je crois, thésauriser le savoir. Il faut que l’historien soit dans la société, et ça à travers les médias.

[Fanny Cohen-Moreau] Au-delà en fait de faire un article où vous mettez en parallèle l’actualité avec le Moyen Âge, vous faites quand même un travail de vulgarisation sur le Moyen Âge qui est quand même assez important. Donc jusqu’où vous allez pour ce travail de vulgarisation ?

[Florian Besson] Là aussi, c’est que c’est vraiment adossé à notre pratique quotidienne de chercheur. En fait, c’est qu’on lit des articles, on lit des livres où on écrit des articles, et du coup c’est vrai qu’on essaie aussi assez souvent d’être un peu à la pointe de l’historiographie, de citer des choses récentes, des choses qui sont en train de se faire, de faire référence à des thèses qui sont en cours. Et du coup, ce travail de vulgarisation s’appuie aussi beaucoup de ce qu’on fait sur les réseaux sociaux, sur Twitter ou sur Facebook. On fait des comptes-rendus de livres, des comptes-rendus d’articles, des chroniques d’exposition, ce genre de choses, pour essayer de diffuser un peu, en fait, ce qui est en train de se faire en histoire médiévale.

[Pauline Guena] Et après, dans la façon de faire, on aime bien, je pense, parler de diffusion, peut-être plus que de vulgarisation, à cause de tout ce qu’il y a dans le mot « vulgarisation ». Mais je pense que dans la façon de faire, quand on travaille sur le Moyen Âge, et qu’on a le cerveau prêt pour ça, parce qu’on fait ça toute la journée, on peut très facilement se farder un article dans lequel il y aura une cinquantaine de noms propres, trois langues, etc., pas par formation, juste parce qu’on fait que ça dans la journée, donc on a le temps. Et je pense qu’en diffusion, un truc important, c’est de viser sur deux, trois exemples maximum, deux, trois noms propres maximum, et en fait que le message soit assez synthétique et clair. Je pense que – on se l’était dit – que ça nous aide aussi après dans les cours, etc. Moi, j’ai réalisé dans le blog la même chose que j’ai réalisé dans les cours, que tout ce qui n’est pas explicitement dit n’est pas forcément transmis. Tout ce qu’on se dit « Ah ça c’est évident, c’est implicite, le parallèle avec l’actualité est très très clair » et en fait non, si on le dit pas, en fait, il est pas toujours évident pour tout le monde.

[Fanny Cohen-Moreau] Parce qu’en plus de votre blog, vous avez un compte Twitter qui est quand même assez actif. Vous étayez encore plus. Par exemple, il y a quelques temps, vous avez fait un parallèle avec le film « On connait la chanson », où on entend – et les auditeurs de Passion Médiévistes » connaissent – « les chevaliers de l’An Mil du Lac de Paladru », et vous avez montré qu’en fait c’était un vrai livre qui a vraiment existé.

[Florian Besson] Oui oui, en fait c’était un vrai sujet, puisque le réalisateur du film, Alain Resnais, avait pioché ce sujet en feuilletant un magazine de l’histoire, je crois qu’il dit « à la gare ». Il a ouvert le magazine, il est tombé là-dessus. Ça a dû rester, mais en fait c’est des vraies recherches archéologiques. Effectivement, pendant une semaine, on avait profité de travaux de restauratrices dans les collections du Musée Dauphinois ou du Musée de Paladru pour mettre en avant les objets qui étaient vraiment sortis de ces fouilles, donc des vrais chevaliers de l’An Mil du Lac de Paladru.

[Fanny Cohen-Moreau] Il y a quelques mois, vous avez sorti un livre à partir de vos écrits, aux éditions Arkhê – et je l’ai ici –, Actuel Moyen Âge. Comment s’est passé la collaboration pour sortir ce livre ? Et comment vous êtes passés du site au livre ?

[Pauline Guena] Je dirais en trois étapes. D’abord, l’éditeur nous a trouvés sur Internet, je pense. Après quoi il nous a contactés, et l’idée c’était qu’on était très libres pour fabriquer un livre. Il nous a vraiment secondés, mais en même laissé énormément de libertés, et donc on a écrit quelques inédits, mais surtout on a remanié les articles qui préexistaient pour les densifier un peu et donner beaucoup de références. L’idée, c’est qu’en partant de ce livre, en fait, on puisse retomber dans toute une bibliothèque un peu classique de l’histoire de la littérature médiévale. Suites à quoi, en fait, l’idée ça a été de l’organiser à la fois thématiquement, donc il y a des grands pôles, l’écologie, le rapport aux femmes, le rapport aux gouvernants/gouvernés, l’histoire de l’argent, et en même temps il y a des lectures plus de parcours possibles, où on sauterait d’un article à l’autre avec des renvois. Donc c’est un peu une tentative sur la forme aussi.

[Fanny Cohen-Moreau] Est-ce que vous avez commencé à avoir des retours aussi sur le livre ? Est-ce que des gens font la comparaison avec le site ?

[Florian Besson] Alors, il y a plusieurs personnes effectivement qui nous ont posé la question de « Pourquoi l’écrit ? » en fait. Pourquoi est-ce qu’on avait fait un livre alors qu’on avait déjà le site ? Et c’est intéressant cette question du rapport entre les deux. Est-ce que c’est complémentaire ? Est-ce que… Il y a un côté un peu contradictoire, c’est vrai, de faire des articles en ligne et puis après de les reprendre dans un livre. Et en même temps, ça s’articule bien, puisque comme Pauline a dit, à l’écrit, il y a des choses qu’on peut se permettre, qu’on peut pas se permettre en ligne, notamment de mettre des notes de bas de page, et de mettre quinze titres en bibliographie. En ligne, on peut pas le faire, ça ennuie tout le monde. Nous les premiers. Quand on lit des articles, on a pas envie d’aller voir les notes de bas de page, alors que, en papier, si quelqu’un veut aller voir les notes, il est libre de le faire. Sinon, ça parasite pas sa lecture. Donc en fait, c’est vraiment intéressant d’écrire les deux comme ça puisqu’on se rend compte que c’est pas du tout la même chose. On écrit pareil sur un clavier devant notre ordi, mais en fait on écrit pas du tout la même chose selon le support sur lequel on écrit.

[Fanny Cohen-Moreau] Mais du coup, même après l’apparition du livre, vous continuez le site…

[Pauline Guena] Oui, en fait, pratiquement, là, le livre est sorti assez récemment au final et,… Alors moi je me suis rendue compte d’un truc qui n’était pas évident du tout, c’est qu’il y a certaines personnes qui ne lisent pas en ligne et qui via le livre, en fait, sont tombées sur le blog et m’ont dit « Ah, finalement, c’est assez sérieux ce que vous faites, je l’avais pas lu avant, je pensais que c’était de la blague, etc. » Du coup, je pense que quelque part, le livre et le blog vont bien ensemble parce que ça apporte un lectorat à l’un et à l’autre.

[Florian Besson] Donc oui, du coup, évidemment on continue le blog plus que jamais. Vous pouvez nous retrouver toutes les semaines et puis il y aura peut-être des suites au livre en plus, qui sait.

[Fanny Cohen-Moreau] Du coup, Florian – alors les auditeurs de Passion Médiévistes vont bientôt ou peut-être t’ont déjà découvert dans un épisode – tu travailles sur les États latins d’orient. Est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur tes recherches ?

[Florian Besson] Effectivement, j’ai fait une thèse sur les seigneurs dans les États latins d’orient. Je me suis intéressé en fait à leurs pratiques de pouvoir, donc à la façon dont ils construisaient une nouvelle culture politique pour dominer les sociétés d’orient qui sont plus composites, plus complexes que les sociétés d’occident au même moment.

[Fanny Cohen-Moreau] Et Pauline Guena, tu travailles sur quoi ?

[Pauline Guena] Alors moi, je travaille sur les rapports entre Venise et l’Empire Ottoman. Mais en histoire médiévale. Donc je vais de la chute de Constantinople en 1453, jusqu’au moment où les Ottomans vont descendre au sud de la Méditerranée prendre le Caire Mamelouk en 1517.

[Fanny Cohen-Moreau] On est encore au Moyen Âge là ?

[Pauline Guena] Voilà, c’est toute l’ambiguïté. C’est un sujet qui est assez célèbre, c’est un sujet assez classique chez les modernistes et qui a été beaucoup moins traité pour cette période-là, entre autres parce qu’il y a une difficulté de sources dans cette période-là. Donc l’idée, c’est de combler ce vide. Mais oui, on est à la frontière entre les deux. Tu as bien raison, c’est tout l’enjeu.

[Florian Besson] De toute façon, on le disait tout à l’heure entre nous, tu sais qu’on est des fervents partisans de la vision de Le Goff d’un long Moyen Âge, donc pour nous, le Moyen Âge, ça va jusqu’au XVIIIe siècle. On l’assume sans aucune difficulté. IVe-XVIIIe, ça marche très bien.

[Fanny Cohen-Moreau] C’est une position de Le Goff qui est quand même assez discutée mais on pourra en reparler une autre fois. Et au-delà des articles qui marchent le plus, quel est l’article qui vous a le plus marqués, que vous avez mis en ligne sur Actuel Moyen Âge ?

[Pauline Guena] Alors moi, l’article que j’ai le plus aimé écrire, donc sans doute qui m’a le plus marquée, c’était l’article sur la façon dont les livres se sont mis à circuler aux XIIIe et XIVe siècles, en fait à un moment où il y a de plus en plus de livres qui sont écrits, et donc le rapport à la lecture change, et on se met à avoir un rapport où les gens peuvent éventuellement, pour le dire vite, « butiner de livre en livre », donc chercher une information. Et donc on invente au même moment dans les livres des tables des matières, etc. Bon évidemment, tous, autour de cette table, on adore lire, donc du coup, la question de notre rapport au livre, c’est une question importante, et voir qu’il y a un moment où vraiment, historiquement, cette façon de lire-là, c’est inventé, elle est assez forte, d’autant plus que maintenant, on est en train de passer au blog, etc. donc on invente de nouvelles façons de lire.

Et j’avais bien aimé écrire cet article parce que bon, déjà c’était personnel, et en plus il était en lien avec des articles que Catherine Kikuchi avait écrits. Donc Catherine Kikuchi, elle travaille sur les imprimeurs allemands à Venise, et elle a beaucoup écrit sur la façon dont, quand on invente en fait l’imprimerie fin 15è, début 16è, il y a beaucoup de tentatives qui sont faites. Certaines ont disparu, d’autres sont passées. Et ça rappelle évidemment les tentatives qu’on fait actuellement pour faire de l’écrit numérique, tout simplement. Donc je trouvais que ça se mélangeait bien avec un esprit du blog en général, et ça répondait à des thématiques de lecteurs, tout simplement.

[Fanny Cohen-Moreau] Et toi, Florian ?

[Florian Besson] C’est difficile comme question. Moi, j’aime beaucoup tous les articles qu’on a écrits et tous les articles que j’ai écrits. Je pense que celui que j’ai pris le plus de plaisir à écrire, peut-être, c’est celui sur les robots au Moyen Âge, qui est sorti il y a un moment maintenant puisque c’était un de nos premiers articles, ça doit faire plus d’un an et demi mais c’était à partir d’un livre que j’avais lu pour un compte-rendu sur cette question. Et effectivement, je m’étais dit qu’on tenait vraiment quelque chose, qui était très pratique, car ça permettait de casser immédiatement une image que les gens ont du Moyen Âge, le Moyen Âge rural, le Moyen Âge sombre, etc. et bien d’un coup en leur rappelant que c’est aussi un Moyen Âge très technique, un Moyen Âge qui construit des machines, un Moyen Âge qui est fasciné par les automates, un Moyen Âge qui invente des tas de choses au niveau des rouages extrêmement sophistiquées. En fait, d’un coup, on remet forcément en question immédiatement la façon dont les gens pensent cette période. Et c’est pas un hasard, l’article a bien marché, il avait été repris, notamment sur France Culture, ce genre de choses, puisque je pense que les gens eux-mêmes, en le lisant, se sont dit « Ah bah zut ! En fait, c’est vraiment quelque chose, on s’est jamais dit que ça pouvait exister. »

[Fanny Cohen-Moreau] Et du coup, vous avez aussi Annabelle Marin, qui travaille avec vous sur le livre. Sur quoi elle travaille ?

[Pauline Guena] Alors Annabelle, elle travaille sur les femmes de pouvoir en Castille, donc juste avant Isabelle la Catholique, qui est la grande figure de reine féminine, en fait, de cette époque-là, et elle essaie de voir si, dans des figures féminines qui précèdent, qui n’atteignent pas le niveau royal, se serait déjà constituée la possibilité d’un pouvoir féminin. Donc c’est vraiment une belle recherche parce qu’elle croise des thématiques assez classiques de royauté et de pouvoir et des thématiques assez modernes dans un sujet qui a pas encore été étudié du tout. Elle est en Espagne actuellement.

[Florian Besson] Et ça, c’est quelque chose qui nous intéresse beaucoup, et c’est une chance pour le blog. C’est qu’effectivement, on travaille sur des sujets qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, que ce soit au niveau chronologique, du XIIe au XVIe, au niveau géographique, on va de l’Espagne à Constantinople, en passant par Venise, la Terre Sainte, et du coup, au niveau historiographique, en fait, c’est des historiographies qui se parlent pas du tout. Et voilà, tout à l’heure, tu demandais comment on se répartit les articles, ce genre de choses, et bien c’est aussi de ça que ça part en fait. Souvent, c’est un acte, un exemple, un truc rencontré, même des fois des documents inédits qui sortent des archives. Pauline, c’est la grande spécialiste de ça, vraiment, d’anecdotes qu’elle a trouvées dans les archives. Et c’est aussi un plaisir. Tu parlais de diffusion mais là, c’est aussi le plaisir de raconter. On peut raconter aux gens qui nous lisent des histoires que personne n’avait lues puisque c’est des actes inédits, c’est chouette.

[Pauline Guena] Ça, c’est un truc agréable à faire. Du coup c’était un article que j’avais écrit sur Corfou, c’est peut-être celui-là auquel tu penses. C’était à un moment, c’est en février dernier, où j’étais restée un mois à Corfou pour les archives. Et puis, c’est évidemment un des moments de crise de migrants assez importants. On parlait beaucoup de Lesbos à l’époque, et dans les archives, on voit clairement que Corfou, début XVe, début XVIe en fait, est une île qui va recevoir énormément de migrants parce que l’avancée ottomane crée des désordres sociaux dans toute la région. Et évidemment, toute la société locale se crispe face à l’arrivée de migrants et il y a différentes réactions qui existent. Or ça, c’est quelque chose que j’allais pas rentrer en tant que tel dans ma thèse, c’est du contexte, mais j’avais un beau document, pas assez pour faire un article universitaire, donc ça passait bien en billet de blog en fait, et il y avait un message qui était assez cohérent derrière avec l’actualité.

[Fanny Cohen-Moreau] J’en profite alors que j’ai deux médiévistes qui ont quasiment fini leurs études sous la main : qu’est-ce que vous pensez des jeunes médiévistes, là, qui commencent les Master 1 ?

[Pauline Guena] Alors, avec les Master 1, en fait, on est statutairement au même niveau dans le sens où on suit les mêmes séminaires. On est dans un processus de recherche. Eux, ils sont au début, nous on est plutôt vers la fin, Florian complètement à la fin, et je pense que ce qui est assez beau, ce qu’on voit, c’est qu’il y a énormément de nouveaux sujets, en fait. Souvent, les gens disent « Ah, tu travailles sur le Moyen Âge, est-ce que c’est pas déjà tout fait ? Est-ce qu’on sait pas tout ? » En fait, pas du tout, il y a des tas d’archives qu’on connait pas, et donc, chez les Master 1, en fait, souvent, le Master 1, c’est “on refait un sujet déjà fait”, c’est un peu souvent ça, le Master 1. Là, on se rend compte qu’il y a vraiment des trous dans la recherche, des trucs qui n’ont pas été étudiés, et donc quand on les croise, on essaie de les aiguiller autant qu’on peut, les Master 2, vers « Va voir dans cette archive que les gens ne fréquentent pas du tout, tel corpus, pose toi telle question » parce qu’en fait, ça, ça peut donner lieu après à de très belles thèses, à de très beaux travaux qui soient nouveaux en fait, qui n’ont pas encore été faits du tout.

[Florian Besson] Oui, je suis d’accord. Moi, je suis fasciné, quand je parle à des masterants ou des masterantes, par la diversité des sujets possibles, le nombre de choses dont j’avais absolument aucune idée, les auteurs, les rapprochements, les méthodes, les fonds d’archives, et c’est super, parce qu’en fait, on sent que c’est un champ qui ne s’épuisera jamais. Et on sait qu’il y aura des médiévistes encore bien après nous qui continueront à travailler sur ça. C’est quand même fascinant.

[Fanny Cohen-Moreau] Et est-ce que vous voyez des thématiques émerger en ce moment, ces dernières années ?

[Pauline Guena] Est-ce qu’on voit des thématiques ? Et bien, du coup, on voit des thématiques, mais qui sont aussi liées à notre angle d’approche. C’est-à-dire que moi, je vais être beaucoup en contact avec des gens qui travaillent sur les contacts entre cultures, les contacts occident-orient, donc j’ai l’impression que c’est quelque chose de très fort qui arrive. De même tout ce qui est histoire de l’écologie. Comme ça m’intéresse beaucoup, je lis dessus, et donc je suis en contact avec ces gens-là. Néanmoins, je pense que c’est assez vaste en fait.

[Florian Besson] Oui, ça dépend beaucoup mais, t’as quand même raison de le souligner, il y a quand même des tendances lourdes, de fond, sur la longue durée qu’on sent. L’émergence de l’histoire environnementale, on le voit bien. Je pense qu’il y a quinze ans, personne travaillait sur ça, et on voit maintenant, effectivement, il y a des livres qui sortent régulièrement sur le sujet et il y a plein de masterants qui travaillent sur ça, sur la domestication de la nature, le rapport entre l’homme et son environnement, l’anthropisation des milieux naturels au Moyen Âge, ce genre de choses. Ça, clairement, c’est une tendance qu’on voit apparaître.

[Pauline Guena] Et pour ça, je pense qu’il y a un vrai lectorat en fait. Pour tout ce qui est travaux sur l’histoire environnementale, même en ville en fait, dans la gestion des déchets, des eaux, etc. Ça peut être vraiment juste des histoires légales, aussi, de comment est-ce qu’on protège la forêt, ou comment on protège des pâturages. Et bien c’est des sujets qui intéressent, en fait, parce que – bon, c’est aussi un biais de lecteur, mais – dans les milieux très proches de l’écologie, c’est souvent des gens qui lisent beaucoup aussi, parce que c’est pas des choses qui sont portées de façon très régulière par les médias. C’est porté quand il y a un problème, mais c’est pas porté de façon assez régulière du tout. Donc les gens qui lisent beaucoup sont proches de ces thématiques et donc c’est des gens qui vont aller chercher des livres, aller chercher des informations. Je pense que c’est une histoire qui a besoin de se constituer en ce moment et qui porte un truc important, simplement.

[Fanny Cohen-Moreau] Merci Florian et Pauline, de Actuel Moyen Âge, d’être venues me parler de votre site.

[Florian Besson] Merci Fanny.

[Pauline Guena] Merci.

[Fanny Cohen-Moreau] Je rappelle donc que votre livre, adapté de votre blog Actuel Moyen Âge, est sorti aux éditions Arkhê. Si les auditeurs veulent en savoir plus, je mettrai pas mal d’informations dans la description de l’épisode sur SoundCloud et aussi sur Twitter et Facebook, donc n’hésitez pas à retrouver ça. Et donc je vous dis à tous à bientôt pour un prochain épisode, ou un prochain hors-série, de Passion Médiévistes.

Merci à Élise pour la transcription et à Ilan pour la relecture !