Épisode 37 – Sébastien et les troubadours d’Aquitaine
Qui furent les premiers troubadours au XIIème siècle en Aquitaine ?
En décembre 2017, Sébastien-Abel Laurent a soutenu sa thèse sur le sujet « Troubadours et société en Aquitaine au XIIe siècle », sous la direction de Martin Aurell et Catalina Girbea. Il a donc obtenu un doctorat en histoire et archéologie des mondes anciens et médiévaux à l’université de Potiers, et plus précisément Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale. Il a d’ailleurs été récompensé pour sa thèse en avril 2019 le prix de thèse Peter Ricketts de l’AIEO.
Mais Sébastien n’a pas un parcours classique comme d’autres invités du podcast, car sa thèse a débuté en 2011, plus de 13 ans après avoir obtenu sa maîtrise d’histoire médiévale sur le sujet « Représentations de la violence dans la Chanson de la Croisade albigeoise« .
L’Aquitaine au XIIème siècle
Au XIIème siècle le duc d’Aquitaine est un personnage très important du royaume de France. Il existait une forme de patriotisme aquitain à cette époque, tempéré par des rébellions régulières contre l’autorité ducale. En réalité, les ducs exerçaient leurs pouvoirs à partir de trois villes-capitales. Poitiers était le centre traditionnel du duché depuis l’époque carolingienne. Sur le plan religieux, la cité ne pouvait cependant pas rivaliser avec Limoges, ville de couronnement des ducs et qui abritait l’influente abbaye de Saint-Martial.
Les dernières décennies du XIIe siècle virent un basculement progressif des équilibres régionaux au profit de la région de Bordeaux, largement favorisée par Richard Cœur de Lion et futur siège de la présence Plantagenêt sur le continent tout au long du XIIIe siècle.
Les troubadours à la cour d’Aquitaine
Pour Sébastien « il faut oublier tout ce qu’on a pu écrire sur les troubadours à partir du XIXème pour bien comprendre » ce qu’on pu être les troubadours. Ce sont en fait des hommes engagés totalement dans leur temps, dans les luttes de leur époque et les affaires de cour, et « parmi les chevaliers les troubadours sont ceux qui chantent le mieux« . Troubadour n’est pas un statut, mais c’est un hybride entre un jongleur et un chevalier, car d’ailleurs un chevalier pouvait être un noble ou un non-noble.
Dans sa thèse, Sébastien a étudié une trentaine de troubadours, avec des critères de sélection chronologiques et géographiques. Parmi les régions du duché d’Aquitaine où on va trouver le plus de troubadours il y aura surtout le Limousin, et aussi quelques uns dans le Périgord et la région de Bordeaux.
Pour en savoir plus sur les troubadours, Sébastien vous propose les ouvrages suivants :
- Martí de Riquer, Los trovadores: historia literaria y textos, 1975
- Martin Aurell, La vielle et l’épée: troubadours et politique en Provence au XIIIe siècle, 1989
- Henri-Irénée Marrou, Les troubadours, Seuil, première édition en 1961, constamment réédité depuis (petit, pratique, idéal pour commencer, même si évidemment il n’entre pas dans les détails. Marrou n’était pas un spécialiste d’histoire médiévale, il a fait cela pour son plaisir mais ça reste très bien).
- Pierre Bec, Anthologie des troubadours, 10/18, première édition 1979, constamment réédité depuis (rentre un peu plus dans les détails et propose une vision d’ensemble des différents styles de chansons. Surtout, propose des traductions de quelques-unes des plus célèbres chansons des troubadours)
- Geneviève Brunel-Lobrichon et Claudie Duhamel-Amado, Au temps des troubadours (XIIe-XIIIe siècles), Hachette (coll. La vie quotidienne), 1997 (zpproche plus historique)
- Linda Paterson, Le monde des troubadours, Nouvelles presses du Languedoc, 1998 (traduction d’un ouvrage anglais paru en 1993) (complète le précédent par certains aspects, mais contestable, à Michel Zink, Les troubadours. Une histoire poétique, Perrin, 2013. S’intéresse seulement aux principaux troubadours du XIIe siècle. Mais le fait très bien)
Et pour lire les articles écrits par Sébastien Laurent :
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« Quand la poésie rencontre la politique : le troubadour Adémar Jordan et l’alliance avec les comtes de Toulouse (fin XIIe – début XIIIe siècle) », Revue d’Etudes d’Oc, nouvelle série, n° 160, 2015, p. 125-140, disponible en ligne
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« Le troubadour Jaufre Rudel de Blaye : un proche des ducs d’Aquitaine devenu rebelle ? », dans Jean- François Courouau (dir.), Fidélités et dissidences. Actes du XIIe congrès de l’Association internationale des Études occitanes, Albi, 10-15 juillet 2017, disponible en ligne
- « Poésie et enseignement de la courtoisie dans le duché d’Aquitaine aux XIIe et XIIIe siècles : examen de quatre ensenhamens », dans Dominique Briquel (dir.), Écriture et transmission des savoirs de l’Antiquité à nos jours. Actes du 143e Congrès du CTHS, Paris, 2018, disponible en ligne
Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :
- Confessions d’histoire – Aliénor & Conséquences (La 2ème Croisade) – Aliénor d’Aquitaine, Louis VII
- Kaamelott – Livre I Épisode 7
- Richard Coeur-De-Lion – Troubadours et Trouvères / Trovadores
[Générique]
Fanny : Est-ce que vous savez tout du Moyen Âge ? Mais d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? En général, on dit que c’est une période de mille ans, de 500 à 1500. Mais vous l’entendez dans ce podcast, il y a autant de définitions du Moyen Âge que de médiévistes. Je m’appelle Fanny Cohen Moreau, et dans ce podcast je reçois de jeunes ou moins jeunes médiévistes, des personnes qui étudient le Moyen Âge en master ou en thèse, pour qu’ils vous racontent leurs recherches passionnantes et qu’ils vous donnent envie d’en savoir plus sur cette belle période.
Épisode 37, Sébastien et les troubadours d’Aquitaine, c’est parti !
Fanny : Bonjour Sébastien Laurent.
Sébastien : Bonjour.
Fanny : Oh quelle voix ! (rire) Je te reçois aujourd’hui parce qu’en décembre 2017, tu as rendu, soutenu, et donc obtenu le titre de docteur après avoir soutenu une thèse sur le sujet « Troubadours et société en Aquitaine au XIIe siècle ». Tu étais sous la direction de Martin Aurell et de Catalina Girbea. Tu étais à l’université de Poitiers, et tu as d’ailleurs obtenu en avril 2019 le prix de la thèse Peter Ricketts. Déjà Sébastien, est-ce que tu peux nous raconter, qu’est-ce qui t’a mené à faire une thèse en histoire médiévale ?
Sébastien : Oh, c’est une histoire assez ancienne en fait. Autant que je puisse m’en rappeler, c’est quelque chose, l’intérêt pour le Moyen Âge je veux dire, qui remonte à mes années de collège. J’étais en 5e, et pour ne pas aller en permanence avec les autres élèves, j’avais pris l’habitude d’aller plutôt au CDI. Et dans le CDI, j’ai découvert un livre illustré sur le Moyen Âge, et je suis tombé en admiration sur deux photos en particulier, je m’en souviens très bien. Une première photo qui montrait le chevet de la cathédrale de Worms, en Allemagne, et une deuxième photo, qui était cette fois une photographie d’un carnet de croquis d’un architecte du XIIIe siècle dont j’ai oublié le nom même s’il est très connu. J’ai regardé avant-hier, mais j’ai oublié son nom.
Fanny : C’est pas grave.
Sébastien : Et c’était un carnet de croquis où on voyait la façade de la cathédrale de Laon. Et j’ai trouvé ces deux images vraiment très belles. Depuis lors, je me suis intéressé au Moyen Âge. Donc c’est quelque chose de très ancien en fait.
Fanny : Qu’est-ce que tu as fait comme études pour arriver jusqu’à la thèse ?
Sébastien : Oh j’ai un parcours très classique en histoire. J’ai commencé par faire — à cette époque ça s’appelait un DEUG — un DEUG à l’université de Nantes. Ensuite j’ai passé ma licence, toujours à l’université de Nantes, et ensuite j’ai continué sur une maîtrise — aujourd’hui ça s’appelle un master 1, mais à l’époque, en 96, ça s’appelait une maîtrise — sur le sujet de la représentation de la violence dans la Chanson de la Croisade albigeoise. Le mémoire était pas absolument extraordinaire, mais surtout ça m’avait permis de rentrer en contact avec la langue occitane. Même si le mémoire était pas brillantissime, ça m’a déjà servi à apprendre cette langue, puisque j’ai tenu à lire intégralement dans le texte occitan cette chanson, certainement au détriment d’autres recherches, mais enfin c’est ce que j’ai fait. Et l’année suivante, j’ai contacté Martin Aurell pour lui demander s’il serait d’accord pour me prendre en tant qu’étudiant de DEA sur un sujet que je lui ai proposé, qui était une prosopographie des troubadours des XIIe et XIIIe siècles.
Fanny : C’est quoi une prosopographie ?
Sébastien : Une prosopographie, c’est une méthode de travail qui a été développée par les antiquisants en fait. Ça consiste à essayer de combler les trous que l’on peut avoir dans la documentation d’une personne, en comparant la biographie de cette personne avec la biographie ou les biographies des personnes qui ont des trajets approchants, de telle manière qu’à la fin, on obtienne peut-être pas un portrait individuel, parce que c’est très difficile pour les périodes les plus anciennes, mais au moins un portrait collectif. Alors pour les troubadours, ça avait jamais été fait, donc Martin Aurell m’a tout de suite dit « très bien, d’accord », et de ce fait je me suis lancé dans cette aventure à ce moment-là. J’ai dit XIIe et XIIIe, en fait je me suis limité au XIIe.
Fanny : Mais du coup, il y a quelques années entre ton DEA et ta thèse, parce que ta thèse tu l’as commencée en 2011. Qu’est-ce qui s’est passé entre temps ?
Sébastien : J’ai soutenu le DEA en 98. Ensuite, parce qu’il faut bien vivre, j’ai passé les concours de l’enseignement. J’ai raté le CAPES une première fois en 99, je l’ai eu en 2000, et toutes les personnes qui rentrent dans la carrière de l’enseignement savent que les premières années sont difficiles, et peu propices en réalité à la recherche. Si bien que même si j’avais recontacté Martin Aurell au début des années 2000 pour lui demander s’il serait toujours d’accord pour me suivre en thèse, j’avais pas été capable de poursuivre le travail. Je pouvais pas faire les deux en parallèle en fait, c’est beaucoup trop compliqué. Si bien qu’à un moment donné, je lui ai dit que j’allais abandonner.
Je me suis tourné malgré tout, parce que j’aime bien la recherche, vers une autre période. J’avais pris contact avec un prof de l’EHESS, qui s’appelle Paul-André Rosental, pour lui demander s’il serait d’accord pour me suivre sur une autre thèse, en histoire contemporaine, mais sur un sujet totalement différent, qui était les mouvements de population en France au cours de la Seconde Guerre mondiale. Mais Paul-André Rosental, c’est quelqu’un d’exceptionnel, j’ai vraiment eu beaucoup beaucoup de chance de rencontrer cet homme-là, de pouvoir intégrer à un moment donné son équipe, j’ai appris énormément de choses avec lui. Mais de fait, j’étais incapable de me mettre au niveau, il y avait beaucoup beaucoup trop de lacunes pour moi à combler, et là aussi j’ai fini par lui dire bon je ne peux pas, je n’y arriverai pas, ce qu’il a parfaitement compris. Donc j’ai arrêté cette deuxième thèse.
J’ai abandonné un moment la recherche et je me suis tourné vers une carrière entièrement différente, en tout cas j’ai essayé de me tourner vers une carrière complètement différente, puisque j’ai tenté le concours interne de l’école nationale d’administration en 2008. J’ai eu la chance d’être admissible, mais j’ai pas été admis. En fait le jury m’a rendu un fier service en réalité en ne me prenant pas, parce que j’étais tout simplement pas fait pour ça, et ça demande un certain type de profil que je n’ai pas. J’ai appris énormément de choses, là aussi j’ai énormément de gratitude vis-à-vis des enseignants que j’ai pu rencontrer, c’était à l’université de Strasbourg à ce moment-là. Et du coup, je me suis dit bon…
Fanny : L’appel de la thèse était plus fort que tout en fait.
Sébastien : Tout à fait ouais. À la fin, je me suis dit, voilà, peut-être repartir sur les troubadours. Je voulais faire une thèse de toute façon, je voulais terminer un travail de recherche. Donc j’ai recontacté Martin Aurell, qui avec sa gentillesse habituelle a accepté de me reprendre, et cette fois-ci je me suis dit bon, on va quand même pousser quelque chose jusqu’au bout et on va soutenir.
Fanny : Tu as travaillé sur l’Aquitaine au XIIe siècle. Est-ce que tu peux nous présenter le contexte un petit peu, qu’est-ce qui se passe à cette époque-là ?
Sébastien : Alors, l’Aquitaine, c’est une partie du royaume de France au XIIe siècle qui est parmi les plus importantes du royaume. Le duché d’Aquitaine, plutôt le duc d’Aquitaine, est quelqu’un d’extrêmement important. Ses terres sont plus vastes que celles du roi de France, le successeur de Hugues Capet. C’est un homme riche, un homme influent.
Fanny : Qui est le duc à cette époque-là ? Enfin, quels sont les ducs importants en Aquitaine au XIIe siècle ?
Sébastien : Au XIIe ? Celui qui fait la transition entre le XIe et le XIIe, Guillaume IX, le premier troubadour connu, un personnage extrêmement marquant. Il a beaucoup marqué ses contemporains, de par le fait déjà qu’il chantait, ce qui est assez inhabituel en réalité, de par son activité diplomatique, de par son activité militaire. Et donc oui, c’est un personnage considérable, controversé un petit peu, même beaucoup en réalité dès son époque, de par le fait qu’il trompait ouvertement son épouse, ce qui était bien entendu extrêmement mal vu.
Ensuite, parmi les comtes d’Aquitaine, pardon les ducs d’Aquitaine. J’ai dit comtes, c’est un peu une erreur, mais en fait il y a un fond de vérité là-dedans : les ducs d’Aquitaine sont aussi comtes de Poitou. Donc par la suite, le fils de Guillaume IX, qu’on appelle traditionnellement Guillaume X, est un personnage qui a eu un peu moins d’envergure, même si pour moi il a quand même une certaine importance, dans la mesure où, après Guillaume IX, on a relativement peu de traces des premiers troubadours, et ceux dont on trouve la trace dans les années 1120 et surtout les années 1130 ont été actifs à la cour de Guillaume X. Je pense en particulier à deux jongleurs, qui ont des surnoms en fait, qui s’appellent Cercamon et Marcabru, dont on sait qu’ils ont été actifs à la cour de Guillaume X. Et leur activité compense le caractère un petit peu moins spectaculaire du règne de Guillaume X, parce que ces deux troubadours, qui sont assez importants, notamment Marcabru est particulièrement important.
Après 1137, le duché tombe entre les mains du roi de France en réalité, puisque Guillaume X est mort assez brutalement en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, il n’avait que des filles, alors la règle de cette époque-là voulait que les filles n’héritent pas, mais qu’elles puissent transmettre l’héritage, soit à leurs enfants, soit à leur mari. Et donc, Guillaume X se sentant mourir, il a fait en sorte que sa fille aînée, Aliénor, épouse le roi de France — plutôt l’héritier du roi de France — Louis VII. Il avait déjà été couronné en 1131, mais il était pas encore roi senior, il était encore roi junior au moment où les fiançailles ont été décidées. Et à partir du moment où ils se sont mariés, en août 1137, c’est Louis VII qui est devenu duc d’Aquitaine.
Fanny : Donc la célèbre Aliénor d’Aquitaine.
Sébastien : Tout à fait, oui.
Fanny : Qui va pas rester très très longtemps en fait l’épouse du roi de France.
Sébastien : Ils se séparent en 1152. Au moment de leur mariage, Aliénor n’a pratiquement rien à dire, elle a entre douze et quatorze ans. Je suis en train de terminer un article justement sur leur mariage, et de fait on n’entend jamais Aliénor, on n’entend jamais la voix de cette jeune adolescente à ce moment-là. Bon Louis VII était pas bien plus vieux en réalité, il avait quelques années de plus. On aimerait avoir le témoignage de cette jeune fille à cette époque-là, mais on n’en dispose pas.
Fanny : Si on trouve une machine à remonter dans le temps, on ira la voir. (rires)
[Extrait de Confessions d’histoire]
Fanny : Et donc, dans tout ce contexte de l’Aquitaine, tu as travaillé sur les troubadours. Déjà Sébastien, est-ce que tu peux nous définir ce qu’est un troubadour, en tout cas au XIIe siècle ?
Sébastien : Alors c’est une question qui est redoutable.
Fanny : Désolée. (Rire de Fanny)
Sébastien : Non mais je vais m’efforcer d’y répondre du mieux que je peux. C’est une question qui est assez redoutable, dans la mesure où, par la suite, dès la fin du Moyen Âge, il y a une image qui s’est construite, on a construit une image du troubadour qui s’est éloignée de ce l’on peut connaître par ailleurs quand on se réfère aux documents du XIIe et du XIIIe. Bon, cette image, c’est celle…
Fanny : D’un amuseur ?
Sébastien : Oui, un amuseur, un rêveur, on parle souvent des troubadours comme un temps des gens qui sont un peu dans la lune, qui ne pensent qu’à chanter l’amour. Bon bien entendu, ils l’ont fait et ils l’ont fait de manière délicate et extrêmement belle encore aujourd’hui. Mais tout ce que l’on a pu écrire sur les troubadours, notamment à partir du XIXe siècle, je pense qu’il faut l’oublier pour bien comprendre ce qu’ont pu être les troubadours, dans la mesure où les troubadours, ce sont en réalité des hommes qui sont engagés totalement dans leur temps, engagés dans les luttes de leur temps, engagés également dans les affaires de cour de leur temps. Je m’étais donné un jour comme définition — pour moi-même, je l’ai pas écrit, je le regrette un peu mais bon je le dis maintenant —, je m’étais donné comme définition pour dire ce que c’était qu’un troubadour: “parmi les chevaliers, celui qui chante le mieux”.
Fanny : (Rires) Mais qui combattait quand même du coup ?
Sébastien : En fait, troubadour n’est pas un statut. Il y a aucun statut qui correspond à troubadour, est troubadour celui qui chante le mieux, dans la cour de Guillaume IX…
Fanny : Comme on dirait « c’est un poète », on dirait « c’est un troubadour » ? Ou c’est encore plus compliqué ?
Sébastien : C’est encore un petit peu plus compliqué que ça, puisqu’on sait qu’il y avait des jongleurs, bon ça c’est depuis toute éternité.
Fanny : Et des jongleurs, c’est quoi plutôt ?
Sébastien : Des jongleurs, ce sont les amuseurs.
Fanny : Là pour le coup, l’image est bonne, l’image qu’on a aujourd’hui, des gens avec des tenues colorées qui amusent le seigneur, là on est bon ?
Sébastien : Alors tenues colorées, je sais pas (rire de Fanny). En tout cas, des gens qui sont payés pour amuser une cour oui, des gens qui sont payés pour l’amuser par leurs tours, mais également par leur capacité à réciter des récits, parfois très très longs, en utilisant leur mémoire, qui parfois est extraordinaire, avec une capacité à retenir des milliers et des milliers de vers, mais aussi d’improviser, donc il y a tout un savoir-faire derrière tout ça. Donc un troubadour, c’est une espèce d’hybride entre les jongleurs et les chevaliers, dans la mesure où ils participent à la vie de la cour, non pas en tant qu’élément extérieur, un jongleur on comprend très bien qu’il puisse être un élément extérieur, puisqu’il va de cour en cour, alors que si on prend quelqu’un comme Jaufré Rudel de Blaye, il est impossible de le définir comme un jongleur, puisque c’était un seigneur, on sait très bien où est-ce qu’il avait ses possessions, ses châteaux, etc. C’est un des tout premiers troubadours, et Jaufré Rudel de Blaye est quelqu’un de totalement engagé dans les luttes de son temps, et il est assez clair que dans son esprit, il a jamais été un jongleur et qu’il est toujours resté un chevalier.
Fanny : Mais un troubadour, donc, peut être un noble ?
Sébastien : Ça peut être un noble, ça peut être un non-noble. À mon sens, il faut pas réfléchir sur les catégories sociales au Moyen Âge comme on réfléchit sur les nôtres. Il y a pas de frontière en réalité qui soit bien définie.
Fanny : On a les personnes qui ont des terres, qui ont des titres, et ceux qui en ont pas, quand même.
Sébastien : (ton approbateur) Mmh — mmh. D’après la petite comptabilité que j’avais faite pour mon DEA, sur l’ensemble des troubadours du XIIe siècle, on a environ un peu plus de la moitié des troubadours qui appartenaient clairement à la noblesse. Dans ces un peu plus de la moitié, on en a une autre moitié, c’est-à-dire un quart du coup, qui correspond à des seigneurs qui étaient déjà possessionnés, qui avaient déjà des terres et un château. Une autre moitié, donc un autre quart, qui correspond à ce que Georges Duby avait appelé les jeunes, les jeunes hommes non encore possessionnés et qui cherchaient à s’établir. Et dans l’autre moitié du groupe que j’avais étudié, on trouve des profils assez diversifiés. On trouve des clercs, un certain nombre de clercs, voire des moines. On trouve également des bourgeois. Et puis on trouve des gens dont on ignore l’origine sociale, parce qu’elle était tellement basse qu’on l’a pas retenue, même si de temps en temps c’est enregistré, je pense par exemple à la biographie médiévale de Guiraut de Borneil. Guiraut de Borneil est un troubadour limousin, dont il est relativement clair qu’il était de basse extraction.
Fanny : Et donc dans ta thèse, tu en as étudié une trentaine. Pourquoi ces trente-là en particulier ?
Sébastien : Mes critères ont été géographiques et chronologiques. Géographiques : je me suis basé uniquement sur le duché d’Aquitaine. J’ai oublié de le dire tout à l’heure, le duché d’Aquitaine, c’est un ensemble de territoires assez vaste, mais constitué en réalité d’une mosaïque de territoires qui y sont rattachés. Une des grandes difficultés de Guillaume IX d’ailleurs, c’est de faire en sorte que l’ensemble tienne politiquement, qu’il y ait pas de mouvement centrifuge trop fort. Parmi les régions du duché d’Aquitaine où on va trouver le plus de troubadours, on va avoir par exemple le Limousin.
Le Limousin, qui est une terre de vicomtés, ça a été étudié par Hélène Débax, une terre de vicomtés, c’est-à-dire qu’on va trouver énormément de familles, de vicomtes, Turenne, Comborn, La Borne, des familles donc qui sont à peu près toutes du même niveau social, qui échangent très fréquemment entre elles des biens, des services, et aussi des hommes et des femmes par l’intermédiaire de mariages, enfin des enfants. Et dans ce type de milieu, on va trouver énormément de troubadours qui apparaissent au début du XIIe. Le Limousin est une terre particulière pour les troubadours, il y a une bonne partie, de fait, des troubadours que j’ai étudiés qui sont en réalité originaires du Limousin.
Et à côté des terres limousines, on a encore retrouvé… Bon, les terres du comte de Périgord, mais là il y a beaucoup moins de troubadours dans cette région-là. Plus autour de Bordeaux, mais en général les troubadours que l’on voit dans la région de Bordeaux sont assez fréquemment liés au duc d’Aquitaine, puisque Bordeaux était un point fort, le deuxième point fort, après Poitiers, des ducs d’Aquitaine dans leur duché. Quelques troubadours gascons, mais après l’idée qu’il existe des jongleurs gascons, c’est quelque chose qui s’apparente à un topos dans la littérature de la fin du Moyen Âge. À la fin du Moyen Âge, dans les manuscrits qui nous ont transmis les chansons des troubadours, on trouve parfois, pas systématiquement mais parfois, on trouve des petites biographies des troubadours, qui accompagnent leurs textes. Et assez souvent, elles sont bien différenciées des chansons en elles-mêmes, parce que…
Fanny : C’est précieux comme genre de documentation.
Sébastien : Oui oui, c’est très très précieux, parce que c’est assez rare. C’est assez rare d’avoir des biographies, surtout un ensemble de biographies cohérent sur des personnes qui par ailleurs n’auraient pas attiré l’attention des copistes. Les poèmes, les chansons, sont écrits en général en noir, et les vitas, les vitæ, les biographies sont écrites elles en rouge, comme ça on les distingue relativement bien. Pourquoi ces trente-là ? Donc il y avait le critère géographique, appartenir au duché d’Aquitaine. Le critère chronologique, alors celui-ci m’a posé un peu plus de difficultés en fait. J’ai mis pas mal de temps à trouver une date finale. Le point de départ était facile. Le point de départ était très facile, c’était la naissance de Guillaume IX, et surtout en fait son arrivée au pouvoir effective après la mort de son père, Guillaume VIII, en 1086. À partir de là, étant donné que Guillaume IX est le premier troubadour connu, j’avais un point de départ qui était très facile.
Fanny : Pourquoi d’ailleurs on dit que Guillaume IX était le premier troubadour connu ?
Sébastien : Parce que c’est le premier troubadour dont on sait qu’il a écrit des chansons, en occitan.
Fanny : Avant lui, on n’a aucune trace de chanson écrite par un troubadour, en tout cas dans les archives ?
Sébastien : Oui c’est ça. On sait qu’il y avait des chansons, on sait qu’il y avait des jeux de cour qui incluaient des échanges poétiques, des duels poétiques, puisque Guillaume IX lui-même a dit qu’il est très adroit quand il participe à un duel poétique. Mais il se trouve qu’on n’en a aucune trace pour son époque, donc on sait qu’il y avait quelque chose avant, mais on est incapable de dire ce que c’est réellement. Il y a des traces de chansons occitanes dès le XIe, mais ce sont des chansons religieuses, je pense à la chanson de Sainte-Foy par exemple. On dit que Guillaume IX est le premier troubadour comme parce qu’on n’a pas d’autre témoignage. On aimerait bien, bien entendu, trouver quelque chose, un jour peut-être quelqu’un trouvera, et ce serait extraordinaire, des chansons de troubadours du XIe siècle. On n’a jamais trouvé pour l’instant.
Le point final était plus difficile à trouver. J’avais plusieurs possibilités. Soit m’arrêter en 1137, mais là j’aurais eu quatre troubadours.
Fanny : Ah oui, c’est un peu court quand même.
Sébastien : Oui, ç’aurait été très court. Donc bien entendu, j’ai élargi la perspective. J’avais le choix en fait entre deux dates finales. Soit la mort de Richard Cœur-de-Lion en 1199.
Fanny : Donc le fils d’Aliénor d’Aquitaine.
Sébastien : (ton approbateur) Mmh — mmh. Parce qu’il était très proche des troubadours. Soit la date de 1209. Alors c’est ce que j’avais choisi pour mon DEA, mais en fait, si au début j’étais parti sur la date de 1209 pour la thèse, je me suis rendu compte finalement que ça ne pouvait pas marcher puisque la date de 1209 correspond au déclenchement de la croisade albigeoise, et qui concerne le comté de Toulouse, qui n’est pas en Aquitaine. Donc finalement je me suis rabattu sur la date de 1199, la mort de Richard Cœur-de-Lion.
Fanny : En quoi consiste l’activité de troubadour ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ? Qu’est-ce qu’on sait de leur activité en tout cas ?
Sébastien : Alors on a quelques témoignages qui nous permettent de le savoir. Des témoignages qui émanent soit des troubadours eux-mêmes, soit de leurs biographes. Si je prends un témoignage de troubadour, on a par exemple un troubadour qui est pas très très connu mais qui est assez intéressant, qui s’appelle Bernart Marti, au milieu du XIIe siècle, qui au début de ses chansons, raconte qu’il est capable d’écrire trois à quatre chansons par an.
Fanny : Donc une chanson, c’est quelle longueur à peu près ?
Sébastien : Oh c’est assez variable. C’est pas une chanson actuelle, hein. Les chansons actuelles sont calibrées par rapport à un support matériel qui était le 45-tours vinyle, qui dépasse pas les quatre minutes, donc toutes les chansons actuelles sont calibrées en fonction de ça. Le cadre était fourni par le public. Si le public veut autre chose, on fait autre chose. (rire de Fanny) Et les troubadours ont cette capacité à improviser, on le voit très bien notamment à travers des duels poétiques. On sait très bien qu’ils étaient capables d’improviser, il y avait des techniques d’improvisation. Je suis pas musicien moi-même, je sais que, j’ai lu en tout cas, que ça se rapproche un petit peu des techniques d’improvisation du jazz, avec des phrases qui reviennent régulièrement et qu’on est capable d’assembler de manière légèrement différente au fur et à mesure de la performance, donc ils étaient capables de faire ça sans aucun souci. Et c’est le public en fait qui décide si une chanson est un peu trop longue, ou si une chanson déplait, ils peuvent passer à autre chose.
Fanny : Devant quel public ils récitent ou ils chantent ces chansons ?
Sébastien : Clairement, c’est un public noble.
Fanny : À la cour…
Sébastien : Oui, très clairement. C’est un public d’aristocrates, c’est un plaisir d’aristocrates. Alors ça dit beaucoup de choses sur cette époque-là, en réalité, le fait qu’il y ait pu y avoir des troubadours, ça signifie que la société avait réussi à dégager suffisamment de profits, je sais pas si le mot est vraiment acceptable…
Fanny : La société était assez établie et plutôt en paix.
Sébastien : Et en voie d’enrichissement en fait, ce qui signifie que la société était suffisamment prospère pour pouvoir dégager de l’argent ou des biens matériels à offrir aux jongleurs et aux troubadours. C’est quelque chose qu’on n’enregistre pas seulement pour les troubadours. On le voit très bien si on regarde les cartulaires du XIIe siècle en Aquitaine, on voit très bien qu’on est dans une phase d’expansion économique. Beaucoup de ces cartulaires évoquent des terres nouvelles, des défrichements. Donc on a affaire à une société qui est en voie d’expansion économique, et le fait que ce mouvement des troubadours, le fait que des troubadours apparaissent à ce moment-là et puissent être payés, traduit à mon sens également le fait qu’il y a une plus grande aisance dans la société.
Fanny : Ils pouvaient gagner leur vie en tant que troubadours ?
Sébastien : Très rarement. Quelques-uns, oui, les plus célèbres, les plus fameux. J’ai cité Guiraut de Borneil. Guiraut de Borneil est un troubadour exceptionnel de ce côté-là. On sait qu’il avait pratiquement un appointement, il était auprès du comte de Barcelone, qui revendiquait également la couronne d’Aragon. Je dois être très précis parce que je sais que Martin Aurell est très précis sur ce point. (rire de Fanny)
Fanny : On le salue, j’espère qu’il écoutera.
Sébastien : Je le salue également. Oui, il y a très peu de troubadours qui en réalité arrivent à vivre de leur art. Donc Guiraut de Borneil est une exception, Bernard de Ventadour est une exception, quelques autres arrivent également à vivre de leurs chansons. Mais c’est plutôt rare, et c’est pas sans compromissions, faut le dire également, pour eux, c’est-à-dire qu’à partir du moment où un Guiraut de Borneil rentre au service du roi d’Aragon, il embrasse ses causes.
[Extrait de Kaamelott]
Fanny : Qu’est-ce que racontent les chansons des troubadours, est-ce qu’il y avait des thèmes récurrents ?
Sébastien : Le thème le plus récurrent, bien entendu, c’est l’amour de la dame. Une dame qui est une dame de la cour bien entendu, qui est désignée sous un pseudonyme.
Fanny : Est-ce qu’on est dans le courant de l’amour courtois ? Est-ce qu’il y a des similarités ou est-ce que je me trompe totalement ?
Sébastien : On est en plein dans l’amour courtois.
Fanny : Ah ! (rire)
Sébastien : On est au début de l’amour courtois, c’est les troubadours qui ont inventé, si on peut dire ça, c’est un peu exagéré mais on va dire ça quand même, ils ont inventé l’amour courtois.
Fanny : Donc ils parlent beaucoup d’amour dans leurs chansons.
Sébastien : Oui oui, c’est un thème essentiel. Il y a une espèce de compétition qui se met en place pour savoir lequel va exprimer le mieux l’amour et Bernard de Ventadour le dit très bien : « mieux je chante l’amour, meilleure est ma valeur » en fait. Il y a une volonté de dépasser les autres troubadours par la prouesse technique, la prouesse poétique, la prouesse également musicale, qui est indéniable.
Fanny : Et à part l’amour, qu’est-ce qu’ils chantent dans leurs chansons ? Est-ce qu’on a d’autres thèmes, peut-être, je sais pas, la guerre, ou pas du tout ?
Sébastien : Il y a un autre thème qui est assez fréquent qui est la guerre en tant que telle, oui, mais c’est inclus dans un autre genre en fait, on appelle ça des sirventès. Le genre principal c’est la chanson, cançou. Un sous-genre de la cançou, c’est le sirventès. Alors je ne sais pas si c’est juste de dire sous-genre, le sirventès imite les formes de la chanson mais il a des thématiques différentes. Il y a plusieurs types de sirventès qui existent, qui ont été définis dès le XIIIe, XIVe siècle dans des traités de grammaire et traités de stylistique qui ont été écrits en Catalogne d’ailleurs et en Italie. Un sirventès donc, c’est une chanson qui aborde des thèmes qui ne sont pas des thèmes amoureux et qui aborde notamment des thèmes politiques ou moraux. Et dans ces thèmes politiques, on peut inclure les thèmes guerriers. Le maître des sirventès, c’est un troubadour limousin qui s’appelait Bertran de Born, qui a écrit énormément de sirventès. Alors lui, c’est pas du tout quelqu’un qui gagnait sa vie avec ses chansons puisque c’était un seigneur bien établi, qui était en relation fréquente avec Richard Cœur-de-Lion, avec lequel il a eu maille à partir mais avec lequel il s’est également rabiboché plusieurs fois. Bertran de Born est en fait un formidable commentateur de la vie politique en Aquitaine à la fin du XIIe siècle, voire au-delà de l’Aquitaine, puisque c’était quelqu’un qui était extrêmement bien informé de toute la vie politique en Occident, et on obtient grâce à lui des informations qui peut-être par ailleurs nous seraient inconnues.
Fanny : Comme une sorte de chronique, mais en poésie ?
Sébastien : C’est quelqu’un qui réagit, il fait pas une chronique.
Fanny : Ah, plus un commentateur.
Sébastien : C’est un commentateur, oui. Il commente bien entendu sa propre situation, il pense toujours à lui-même, puisqu’il était en difficulté vis-à-vis de son propre frère, qui lui contestait son héritage. Pour arriver à ses fins, c’est-à-dire avoir pour lui seul et sans son frère le château familial, qui est à Hautefort, en Dordogne aujourd’hui, il s’impliquait totalement dans les luttes de son temps, notamment les Plantagenêts. La poésie de Bertran de Born a un aspect un petit peu étrange, parfois un petit peu rebutant aujourd’hui, parce qu’il exalte la violence, la violence pure. Il écrit notamment une chanson qui est extrêmement célèbre pour ça, qui évoque le mois de mai et le temps de Pâques comme étant un moment joyeux parce qu’il sait qu’il va pouvoir assister à des batailles et qu’il va pouvoir entendre le râle des blessés dans les fossés avec les lances enfoncées dans les côtes.
Fanny : Oui, on est loin de l’amour courtois là hein. (rire)
Sébastien : On est un petit peu loin de l’amour courtois, mais en même temps, Bertran de Born a également écrit des chansons d’amour très délicates, c’est un très très bon poète. Donc oui, parmi les thématiques qu’on va retrouver il va y avoir essentiellement celles-ci, la question de l’amour, les sirventès politiques. On va trouver également des sirventès dits moraux, c’est-à-dire, on va retrouver ça plutôt au début de la période avec un troubadour dont j’ai déjà parlé qui s’appelle Marcabru. Marcabru, qui est un véritable contempteur.
Fanny : Un véritable quoi ?
Sébastien : Contempteur. C’est quelqu’un qui n’hésite pas à ruer dans les brancards vis-à-vis de son public et à le prendre de très haut pour lui rappeler qu’il y a des obligations morales dans la société de son temps, et que, selon lui, les hommes qui batifolaient partout et qui trompaient leurs femmes, et les femmes qui trompaient leurs maris, en s’adonnant un peu trop joyeusement à l’amour courtois, à l’amour dit courtois, étaient dans le péché, et allaient jusqu’à en oublier que le rôle principal des nobles de son temps était de combattre, combattre les musulmans notamment en Espagne.
Fanny : Est-ce qu’il y a des liens entre les troubadours et l’Église ? Parce que tu nous parles tout à l’heure de valeurs morales, mais est-ce qu’il y a eu une forme d’échange culturel entre les troubadours et l’Église ?
Sébastien : Alors c’est une des questions les plus débattues, sur l’origine des troubadours notamment. Clairement oui, il y a une influence. Donc déjà le mot troubadour vient du latin tropa. Les tropæ ou tropes, je vais le dire en français, les tropes, ce sont des, comment dire ça, c’est une technique musicale qui a été développée dans une abbaye d’Aquitaine, qui était l’abbaye Saint-Martial de Limoges. L’abbaye Saint-Martial de Limoges est très connue à partir du Xe et surtout du XIe siècle pour avoir été un centre musical. C’est important, et surtout c’est un des endroits où on a développé la polyphonie, notamment dans le domaine liturgique.
Il y a deux endroits en fait où on va trouver, dans le royaume de France, un essor du chant polyphonique, c’est Paris, l’école de la cathédrale, avec Pérotin par exemple, et l’abbaye Saint-Martial de Limoges. Et les moines de Saint-Martial développent donc une technique musicale, qui s’appelle les tropes, qui sont en fait des commentaires. La liturgie chantée classique, grégorienne, elle consiste à chanter à l’unisson des textes bibliques ou alors des commentaires des textes bibliques, des strophes bibliques. À Saint-Martial, ce que les moines font, c’est qu’ils introduisent des commentaires à l’intérieur du chant traditionnel, et ils introduisent ces commentaires de manière un peu particulière, puisqu’en réalité le chant de base s’arrête entre guillemets, plus exactement est mis en suspension par un chanteur qui tient la note, en latin ça se dit tenor, comme on dit tient la note.
Fanny : C’est donc ça ! (rires)
Sébastien : Et pendant qu’il tient la note, c’est-à-dire qu’il met en suspension le texte qu’il est en train de chanter, une autre voix intervient, ou d’autres voix interviennent, pour commenter le texte qui sert de base. Et ce commentaire s’appelle une tropa. C’est donc à Saint-Martial que cette technique a été inventée, et selon toute vraisemblance, la technique musicale de Saint-Martial, on est en plein cœur du Limousin, je parlais de l’importance du Limousin tout à l’heure, a été largement diffusée dans la noblesse limousine, et assez logiquement donc on va trouver des gens qui vont s’en inspirer pour chanter ensuite dans les cours.
Fanny : Ces troubadours chantaient donc des textes, des chansons, mais est-ce qu’ils les ont écrits eux-mêmes ou est-ce que ça a été écrit par la suite et compilé ?
Sébastien : On a des premières compilations qui datent uniquement du milieu du XIIIe siècle. Le manuscrit le plus anciennement daté, ça veut pas dire forcément que c’est le plus ancien mais c’est le plus anciennement daté, date de 1254. C’est-à-dire que non, pour les troubadours du XIIe siècle, on n’a rien d’autographe. Les chansons des troubadours du XIIe siècle, elles ont été simplement, je sais pas si c’est simple, mais elles ont été apprises par des jongleurs, transmises de jongleur en jongleur, et un jour, au XIIIe, XIVe siècle, un de ces jongleurs a reçu comme commande de réciter les textes à un copiste.
Fanny : Toi comment tu as travaillé sur ces troubadours à partir de ces textes-là ? À partir d’autres types de textes ?
Sébastien : Alors essentiellement à partir des chansons
Fanny : Mais les chansons, forcément on peut pas dire que c’est entièrement les leurs, parce qu’elles ont forcément été un petit peu déformées au fil des siècles.
Sébastien : C’est le travail des philologues d’essayer de retrouver quelles pouvaient être les chansons originales.
Fanny : Ah oui !
Sébastien : Alors après je suis pas philologue, je sais qu’il y a plusieurs façons d’envisager ce travail. Soit on essaie de remonter au texte originel, soit on se contente de prendre pour base un manuscrit et de publier toutes les variantes en notes de bas de page. Bon c’est les deux grandes techniques de philologie romane qui existent.
Fanny : Mais toi alors, tu les as étudiés plutôt de quelle façon ?
Sébastien : Il est relativement difficile d’avoir accès aux chansonniers. Les chansonniers, c’est les manuscrits dans lesquels on a…
Fanny : Les compilations.
Sébastien : Ouais. C’est relativement difficile puisque ce sont des chansonniers, des manuscrits qui sont assez précieux. On en a un certain nombre à Paris par exemple. Et les archivistes les prêtent pas forcément relativement facilement.
Fanny : Tu m’étonnes ! (rire) Des choses aussi précieuses, oui ça doit être compliqué.
Sébastien : J’en ai eu un entre les mains, mais c’était pas à Paris, c’était à Barcelone, le manuscrit de Cerverí de Girona. C’était pas pour l’étudier, c’était pour le regarder. Bon bien entendu, c’est juste très émouvant tout simplement.
Fanny : Ah bah oui j’imagine.
Sébastien : C’est très émouvant d’avoir ça dans les mains, parce que j’avais toujours vu les références de ce manuscrit dans les livres sur lesquels je travaillais et je l’avais dans les mains. Bon, pour en revenir à la question du travail, j’ai travaillé essentiellement à partir d’éditions scientifiques, faites par des philologues.
[Extrait de Richard Coeur-De-Lion — Troubadours et Trouvères/Trovadores]
Fanny : Toi en six ans de thèse, tu avais quand même un temps limité. Déjà six ans de thèse…
Sébastien : J’ai un petit peu dépassé.
Fanny : Tu as un petit peu dépassé, mais qu’est-ce que tu as pu quand même montrer ?
Sébastien : Alors au-delà des problèmes chronologiques que j’ai évoqués tout à l’heure, il me semble que l’approche de Duby et de Köhler exclut un peu trop largement tous les aspects politiques et tous les aspects de lutte politique. Alors qu’est ce qu’on observe en Aquitaine au XIIe siècle ? En fait, on observe au milieu du XIIe siècle, un changement assez profond. On passe d’une société dans laquelle les ducs Guillaume IX et Guillaume X ont du mal à s’imposer vis-à-vis de leurs vassaux, à des sociétés, à un duché dominé d’abord par le roi de France, Louis VII, puis par les Plantagenêts, dans laquelle la question du pouvoir central se pose de manière complètement différente, avec une affirmation en réalité du pouvoir central qui n’existait pas jusqu’en 1137.
La transition entre l’art des troubadours au début du XIIe siècle et l’art du troubadour à la fin du XIIe siècle, elle s’observe par exemple, notamment, dans le fait que le nombre des troubadours augmente énormément à partir des années 1150. Jusqu’en 1137, on en identifie quatre. Quatre, qui ont laissé des poèmes. Cinq, on sait qu’il y en a un qui composait, mais on n’a pas retrouvé ses compositions. Après, entre 1137 et 1152, il y a une espèce de creux, on voit beaucoup moins de troubadours apparaître. Après en 1154, le nombre des troubadours augmente assez fortement en fait, même s’ils ne restent pas, et ça c’est une donnée un petit peu problématique pour moi, on voit beaucoup de troubadours apparaître dans les années 1150 en Aquitaine, mais relativement peu restent. Beaucoup s’exilent. Enfin s’exilent, le mot est un peu fort. Beaucoup vont travailler pour des souverains à l’extérieur du duché.
Fanny : Ils ne fuient pas, juste…
Sébastien : Non non.
Fanny : … juste ils voyagent…
Sébastien : Ils voyagent, ouais.
Fanny : … parce qu’ils étaient itinérants, ouais.
Sébastien : Et ils trouvent des foyers d’accueil, des cours qui les accueillent en dehors de l’espace aquitain, notamment beaucoup en Catalogne.
Fanny : Oui, c’est pour ça que tu allais voir les archives à Barcelone, pour retrouver un petit peu les troubadours aquitains.
Sébastien : Tout à fait.
Fanny : Et depuis que tu as fini ta thèse, qu’est-ce que tu fais maintenant Sébastien ?
Sébastien : Alors je reste prof. Je suis prof en lycée.
Fanny : Prof de…
Sébastien : D’histoire-géo.
Fanny : Histoire-géo, d’accord. Tu aurais pu être prof de littérature, avec quelqu’un qui travaille sur les troubadours, ça aurait pas été tout à fait incohérent.
Sébastien : Oui, c’est vrai, mais non, j’ai toujours fait des études d’histoire. Depuis je m’efforce de garder un contact avec le monde de la recherche, parce que j’aime ça, tout bêtement. Je m’efforce d’écrire, je m’efforce de participer à des colloques, de proposer des choses, c’est accepté, c’est pas accepté. Et donc oui, j’essaie de me maintenir en fait, on va dire ça comme ça, j’essaie de me maintenir un petit peu à flot du point de vue de la recherche.
Fanny : J’ai vu que notamment tu avais publié des articles, on mettra donc sur le site passionmedievistes.fr tous les liens vers tes articles. D’ailleurs est-ce que ta thèse va être publiée un jour ? Parce que tu apportes quand même plein de choses nouvelles, ce serait intéressant qu’on puisse la lire.
Sébastien : J’ai déjà eu des personnes qui ont dit qu’il faudrait que je le fasse. Alors il faut que j’envisage de le faire, mais ça ne peut pas être fait sans un certain retravail.
Fanny : Oui, une thèse n’est pas un livre.
Sébastien : Oui oui, clairement. Il faut que je retravaille un certain nombre de choses pour être plus sûr sur la chronologie. Alors j’insiste beaucoup sur la chronologie, parce que pour moi, Duby le disait très bien, l’histoire c’est de la chronologie. (rire de Fanny) Donc je voudrais être bien sûr de comment comprendre l’apparition des troubadours et comment comprendre leur succès. Et donc je me suis fixé comme objectif de travailler par étapes en fait, d’arriver à reprendre un petit peu différents bouts de ma thèse pour arriver dans un horizon de disons quatre ou cinq ans à une production qui soit à peu près finie.
Fanny : C’est tout ce que je souhaite. Et d’ici là, est-ce que tu aurais un ou deux ouvrages de référence à recommander sur les troubadours si les auditeurs veulent en savoir un petit peu plus ? Qu’est-ce que tu peux leur conseiller comme lectures ?
Sébastien : L’ouvrage que j’ai le plus utilisé, qui est la référence absolue, c’est un ouvrage espagnol de Martín de Riquer, qui s’appelle Los trovadores, les troubadours.
Fanny : Il est traduit en français ?
Sébastien : Alors c’est une histoire un petit peu compliquée. (rire de Fanny) Il y a une traduction qui est en préparation, mais ça fait plusieurs années qu’elle est en préparation, et pour l’instant je ne crois pas que ça soit fait.
Fanny : Donc pour les auditeurs hispanophones, on peut conseiller cet ouvrage-là.
Sébastien : Oui, évidemment. Après bien entendu, pour l’interprétation, comment je pourrais éviter de parler du livre qui pour moi a été le livre de chevet pendant tout mon DEA et aussi pendant ma thèse, qui est le livre de Martin Aurell, qui s’appelle La vielle et l’épée. C’est un livre qui porte pas sur les troubadours aquitains, qui porte sur les troubadours provençaux du XIIIe siècle, mais là où il est important, c’est du point de vue de la méthode, et notamment l’idée qu’il faut systématiquement confronter les chansons des troubadours avec l’ensemble de la documentation existante, notamment les cartulaires, ou alors les chroniques, quand il y en a également.
Fanny : Pour finir cet épisode, Sébastien, j’ai une petite question. Quel conseil tu aurais à donner aux doctorants qui nous écoutent peut-être et qui sont en train de finir leur thèse ? Qu’est-ce que tu leur donnerais comme conseil ou comme message d’encouragement ?
Sébastien : Faites attention à votre entourage, parce qu’une thèse c’est difficile. C’est difficile pour celui qui écrit, mais c’est aussi difficile pour l’entourage. Il faut faire attention à son entourage, et si on veut terminer, si on veut aller loin, il faut que l’entourage tienne le coup, et donc il faut prendre… J’ai eu la chance d’avoir une épouse qui m’a soutenu, que j’admire notamment parce qu’elle a réussi à supporter la charge de travail que je lui ai imposé à ce moment-là. Je m’en suis pas forcément rendu compte, parce que j’étais dedans en fait, et je me suis pas forcément rendu compte que c’était difficile pour elle et donc oui, il faut faire attention à son entourage.
Fanny : Maintenant, chers auditeurs et auditrices, vous saurez un petit peu plus qui étaient les premiers troubadours, les troubadours aquitains du XIIe siècle, donc merci beaucoup Sébastien Laurent pour toutes ces passionnantes histoires que tu nous as racontées.
Sébastien : Merci pour l’invitation.
Fanny : Et un petit message de fin enregistré bien des mois après cet épisode, pour vous dire que bien sûr, vous pouvez retrouver tous les épisodes du podcast sur passionmedievistes.fr. Donc les épisodes classiques comme celui que vous venez d’écouter, les épisodes de Rencontres, les épisodes de Super Joute Royale, les épisodes de Vies de médiévaux, les hors-séries, bref plein plein de choses. Autre petit message de fin dont vous avez l’habitude maintenant, je remercie les personnes qui ont donné au Tipeee ce mois-ci. Donc le Tipeee, c’est tipeee.com/passionmedievistes, vous pouvez donner quelques euros par mois ou juste comme ça ponctuellement pour soutenir le podcast, aider à son développement ou juste avoir des goodies, je sais que certains d’entre vous deviennent fous avec les mugs, donc faites-vous plaisir.
[Générique]
Merci beaucoup à So et à Marion pour la retranscription !