Hors-série 33 – Les moines espions au Moyen Âge
Quels secrets les moines espions du Moyen Âge ont-ils à nous dévoiler ?
Dans cet épisode hors-série de Passions Médiévistes, je vous retrouve à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme d’Aix-en-Provence, institut de recherche et de formation en sciences humaines et sociales rattaché à l’université Aix-Marseille, afin d’en savoir plus sur un monde plein de ruses, de secrets et de dangers… le monde des moines espions !
Nous avons enregistré cet épisode en public et en compagnie de plusieurs invités qui se sont exprimés à tour de rôle pour tenter de nous faire percer certains de ces secrets :
- Christine Gadrat-Ouerfelli, chargée de recherche au CNRS, spécialiste des récits de voyage et de pèlerinage et membre du LA3M à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme
- Brice Jourdan-Calone étudiant en M1, qui rédige un mémoire sur l’espionnage dans le monde musulman
- Amela Saric, Marine Bonhomme et Christophe Gros, tous trois étudiants en M2
Cet épisode a pu voir le jour grâce à un partenariat avec le Master 2 Recherche Histoire de l’université d’Aix-en-Provence dans le cadre d’un projet de recherche collectif. Merci à eux !
L’espionnage et le renseignement au Moyen Âge

Souvenez-vous, nous avons déjà évoqué l’espionnage à l’époque médiévale à quelques reprises : dans l’épisode 5 avec Vincent Lethumier et les messagers de guerre puis dans l’épisode 25 à propos de l’espionnage pendant les croisades avec Valentin Baricault. Les invités de cet épisode nous rafraîchissent néanmoins la mémoire :
“L’espionnage au Moyen Âge c’est complexe à définir en termes de mots, d’acteurs… C’est une activité multiforme” – Christophe Gros
Comme souvent à l’époque médiévale, nous trouvons dans les sources plusieurs mots pour désigner une pratique ou un concept, rendant sa définition difficile à appréhender. Concernant l’espionnage à l’époque médiévale, Christophe Gros explique qu’il peut en réalité être désigné de différentes manières : espier, oreiller, oir, écouter… On trouve encore d’autres termes pour désigner ceux qui le pratique : exploratores, procuratores, nuntius ou encore ambassadeurs à partir XIVe siècle… A cela s’ajoute le fait que cela puisse concerner un grand nombre de personnes ayant des statuts variés : hommes d’armes, marchands, exilés ou réfugiés politiques, officiers de police, secrétaires… et parfois même des moines !
Selon Christophe Gros il faut voir l’espionnage comme une activité conjoncturelle dans le cadre de guerres ou sur des opérations de plus longues durée lorsqu’acquérir des informations diplomatiques, politiques, militaires, ou même scientifiques devient nécessaire. Les premiers à mettre cette pratique en action sont les communes italiennes afin de récolter des renseignements sur les cités-États rivales. Il faut ensuite attendre un peu pour que des cellules de renseignements soient définitivement intégrées dans les administrations étatiques.
Mais pour bien appréhender la pratique de l’espionnage du Moyen Âge il faut aussi la voir comme une continuité avec l’Antiquité, en particulier l’Antiquité romaine. Les médiévaux lisent les écrits militaires romains, les traduisent en langues vulgaires et s’en inspirent. Brice Jourdan-Caline explicite cela en montrant comment les écrits de Végèce ont pu inspirer la rédaction des traités de souverains médiévaux, premières vraies sources des espions au Moyen Âge. C’est notamment le cas du côté de Byzance avec le De administrando Imperio du roi Constantin VII Porphyrogénète.
Ainsi, malgré les problèmes de vocabulaire et le fait que, comme Christine Gadrat-Ouerfelli le rappelle, il n’existe pas de moine espion professionnel tant il s’agit le plus souvent d’une activité temporaire le temps de quelques missions, rassurez-vous : on trouve bien évidemment dans les sources l’existence de pratiques d’espionnage de la part de nos moines ! Amela Saric le confirme : les membres du clergé séculier ou régulier sont des acteurs courants de cette pratique, identifiables dans diverses sources de la pratique.
Les caractéristiques spécifiques des moines espions
“Ils bénéficient aussi d’une sorte d’immunité parce que bon… frapper un moine c’est mal vu…” – Brice Jourdan-Calone
Mais alors, si cette pratique peut concerner différentes personnes, qu’est ce que les moines ont que les autres espions n’ont pas ? Christine Gadrat-Ouerfelli nous dresse la liste de pourquoi les moines, et surtout les membres des ordres mendiants, peuvent être les parfaits agents 007 du Moyen Âge.
Les Frères Prêcheurs et les Frères Mineurs, qui eux ne font pas de vœux de clôture, jouissent d’une précieuse liberté de circulation. Rappelons que la création d’un ordre religieux implique souvent la création d’un réseau de couvents et de maisons dans l’ensemble de l’Europe latine mais aussi sur une grande partie des rivages méditerranéens et même en Orient. Ce sont donc des professionnels de l’itinérance : formés à voyager et disposant des ressources nécessaires pour mener à bien de telles missions.
Formés pour prêcher, ils sont aussi des professionnels de la parole capables de convaincre leur auditoire. À ce titre, Brice Jourdan-Calone le rappelle : les moines sont proches de tout le monde, aussi bien des peuples que des souverains. Ils sont de fait intégrés aux différents cercles d’informations de la société, ce qui les distingue des ambassadeurs officiels. De plus, même si ces derniers disposent de saufs-conduits et autres immunités, les moines eux peuvent profiter d’une certaine discrétion leur permettant de se fondre plus facilement dans la foule. Christine Gadrat-Ouerfelli révèle l’exemple d’une bulle de Grégoire IX promulguée en 1237 à destination des missionnaires d’Orient leur autorisant à porter la barbe et à se vêtir d’habits laïcs pour atteindre leurs objectifs. LE cheat code ultime.
Mais les moines espions tirent aussi leur épingle du jeu grâce à leur maîtrise des langues. Les ordres mendiants tout comme la Papauté avignonnaise ont très tôt compris l’importance des langues, pour évangéliser et prêcher bien sûr, mais aussi pour d’autres activités…
“La figure de l’espion est le plus souvent associées à la figure du traître et c’est surtout en cette qualité que l’espion est jugé et condamné” – Amela Saric
Si les moines sont des agents secrets singuliers, ils ne sont pas pour autant au-dessus des lois s’ils finissent par être démasqués. Comme l’explique Amela Saric, dans ce contexte, le moine relève à la fois de la juridiction ecclésiastique et de la juridiction civile. Il peut donc craindre l’excommunication et même dans le cas le plus extrême la peine de mort. Cela reste rare et extraordinaire car encore faut-il pouvoir attraper l’espion la main dans le sac !
Où et comment trouver les moines espions dans les sources ?
“… en regroupant des sources qui ne sont pas spécialement en accord entre elles […] en essayant au mieux de retracer des voyages, faire nous même un vrai travail de recueillement d’informations à la manière des espions pour essayer de voir comment ça fonctionne… en espionnant les sources des moines espions !” – Brice Jourdan-Calone

Comme évoqué précédemment, en ce qui concerne l’espionnage au Moyen Âge, les situations ne sont pas toujours claires. La frontière entre espionnage, renseignement et mission diplomatique peut être floue et difficile à distinguer. De plus, comme le rappelle Brice Jourdan-Calone, il est difficile pour l’historien de remonter aux premiers actes d’espionnage car justement, ce domaine appelle à la dissimulation et au secret.
Néanmoins, des mentions explicites de ce genre de missions sont tout à fait trouvables dans certaines chroniques. Marine Bonhomme évoque l’exemple des Chroniques d’Ernoul et de Bernard le Trésorier à la suite de la mort de Baudouin V de Jérusalem dans laquelle un sergent d’une faction rivale aurait réussi à assister au couronnement de Sibylle et Guy de Lusignan, alors que la ville était sous siège, en se déguisant en moine et en passant par la léproserie ! De quoi prouver que l’habit ne fait vraiment pas le moine…
Mais concernant les vrais moines espions, Brice Jourdan-Calone conseille de regrouper des sources de diverses nature, de retracer les voyages pour voir les contradictions et de s’aider du contexte afin de distinguer espion et simple messager.
Christophe Gros et Christine Gadrat-Ouerfelli évoquent ainsi les registres comptables et notamment les documents produits par les chancelleries pour identifier des noms, des dates, des lieux et les moyens à disposition des agents, à défaut d’obtenir directement des renseignements sur les objectifs de missions. Les correspondances ou les textes que les moines ont pu écrire eux mêmes à leur retour de missions sont aussi de précieuses sources pour l’historien, à l’image de l’Histoire des Mongoles rédigé par Jean de Plancarpin, franciscain envoyé en terres mongoles par le Pape, et riche d’informations militaires, religieuses et politiques à propos de ceux qui terrorisaient l’Europe centrale et orientale à ce moment là.
Malgré tout, quiconque souhaite s’intéresser à l’espionnage au Moyen Âge doit agir avec précaution. Les histoires dans les chroniques et les autres textes de nature historique sont des récits racontés a posteriori, quand les espions ont été démasqués et leurs objectifs dévoilés. Comme Christophe Gros le souligne : on est donc loin d’avoir fini de comprendre tout ce qu’il y a à comprendre et une grande part de mystère subsiste. J’espère néanmoins que cet épisode qui sert de grande introduction vous aura permis d’en apprendre un petit peu plus en attendant !
Merci beaucoup l’organisation de l’enregistrement aux professeurs Emmanuel Bain et Damien Boquet de l’université d’Aix Marseille !
Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :
- Umberto Eco, Le nom de la rose, éditions Grasset, 2020
- Valentin Baricault, L’espionnage au moyen Âge, éditions Passés Composés, 2023