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Épisode 14 – Aude et les lions

Dans ce quatorzième épisode, Aude Favier nous parle des lions au Moyen Âge.

Que représentait le lion pour les hommes du Moyen Âge ? A partir de son mémoire “Le lion, David et Samson, le motif du combat contre le lion des Ve au XIe siècle”, Aude nous raconte l’ambivalence de cet animal, les interprétations possibles selon les époques, ainsi que son travail sur différents types de sources.

Pour en savoir plus sur le sujet voici une sélection d’ouvrages :
  • FAVREAU Robert, Le thème iconographique du lion dans les inscriptions médiévales, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1991, 24 p
  • VOISENET Jacques, Bestiaire chrétien. L’Imagerie animal des auteurs du Haut Moyen Âge. Presses Universitaires du Mirail, 1994, 386p
  • LEMARDELÉ Christophe, « Samson le Nazir : un mythe du jeune guerrier ». RHR, Armand Colin, 2005, pp. 259-286.
  • LEMARDELÉ Christophe, Les cheveux du nazir : De Samson à Jacques, frères de Jésus. Cerf, Paris, 2016, 278p.
  • PASTOUREAU Michel, Les Animaux célèbres. Bonneton, Paris 2001, 255p.
  • PASTOUREAU Michel, L’Ours. Histoire d’un roi déchu. Le Seuil, Paris, 419p.
  • PASTOUREAU Michel, Bestiaires du Moyen Âge, Le Seuil, Paris, 2011, 235 .
Les extraits diffusés dans cet épisode :
  • “Samson et Dalila” (Cecil B. DeMille, 1949)
  • France Culture, “Les animaux ont aussi leurs histoires” Michel Pastoureau et Mathilde Wagman
  • Kaamelott Livre III épisode 86 – La chevalerie
  • “Les Robin des bois d’à peu près Alexandre Dumas”

Retrouvez Aude dans le hors-série spécial du premier anniversaire du podcast.

Transcription de l’épisode 14 (cliquez pour dérouler)

[Générique]

Fanny : Est-ce que l’on sait tout du Moyen Âge ? Et d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? En fait, il y a autant de réponses que de médiévistes. Dans ce podcast, on met de côté les clichés qui décrivent le Moyen Âge comme une période obscure et de régression pour s’intéresser à comment l’histoire médiévale est étudiée aujourd’hui par des jeunes chercheurs, quels sont les sujets qui les intéressent, pour vous donner envie d’en savoir plus et pourquoi pas donner de l’inspiration aux futurs chercheurs.

Épisode 14, Aude et les lions : c’est parti !

Et un conseil : restez bien jusqu’à la fin de l’épisode, j’ai une petite surprise pour vous.

[Fin du générique]

Fanny : On l’a vu dans le deuxième épisode avec Ombeline : les dragons au Moyen Âge terrifiaient les hommes, ils étaient à la fois effrayants et fascinants. Mais ils ne sont pas les seules créatures à faire un tel effet. Le lion est très présent dans l’imaginaire, il est fantasmé, et ce depuis la grotte Chauvet. Les rois iront même jusqu’à en posséder dans leurs ménageries royales.

Pour parler aujourd’hui du roi des animaux, j’accueille Aude Favier, bonjour Aude !

Aude : Bonjour !

Fanny : En septembre 2016, tu as présenté un mémoire intitulé « Le lion, David et Samson, le motif du combat contre le lion dans les textes et l’iconographie médiévale du VIIe au XIIe siècle », c’est-à-dire à peu près sous la période carolingienne, sous la direction de Yves Sassier et Dominique Alibert. Le lion est représenté comme l’incarnation du mal, de la violence, il est même assimilé au diable, pourquoi ?

Aude : En gros, il y a deux types de lions dans les représentations. Il est soit bon, soit mauvais. La plupart du temps, le lion il est représenté de façon maléfique quand on parle d’épisodes qui se passent dans l’Ancien Testament. C’est comme ça qu’on les différencie. Dans l’Ancien Testament, dès qu’il va y avoir un lion, il sera quasiment forcément un lion mauvais. À partir du moment où on passe au Nouveau Testament, et notamment aux écrits des épitres, etc., le lion devient bon, parce que par là est passée la figure du Christ, tout simplement.

Fanny : Mais pourquoi il incarnait tant le mal dans l’Ancien Testament ?

Aude : C’est une bête qu’on ne connaît pas, qui est imaginaire. Il faut s’imaginer que les hommes du Moyen Âge qui vivent en Occident, la plupart du temps, puisque je me suis intéressée à l’Occident médiéval, les lions ils en ont pas vu vraiment beaucoup, hein. On les voit plutôt dans les déserts ou en Afrique, donc ils en ont pas vu beaucoup, donc ça rentre dans l’imaginaire, petit à petit. D’ailleurs quand on voit des représentations de lions, c’est très très souvent des lions qui ne ressemblent pas à des lions, donc c’est un peu compliqué.

Fanny : Tu as étudié l’épisode de combat contre le lion avec Samson d’un côté et David de l’autre. Pourquoi ils combattent le lion, à ce moment-là ?

Aude : Alors c’est pour deux raisons très différentes, Samson c’est un petit peu plus simple que David, comme idée de combat contre le lion. Samson, il se dirige avec ses parents pour prendre une femme, pour l’épouser, et il se rend dans le désert, en Judée effectivement, à Tyma, pour prendre épouse. Et en fait, sur le chemin il va rencontrer un lion, un jeune lion, qui essaie de l’attaquer, et donc Samson décide de déchirer le lion en deux. Quelques jours plus tard il revient tout seul, pour voir à quoi ressemble le cadavre de la bête. Donc il y a un petit côté un petit peu psychopathe quand même derrière.

Fanny : Oui, légèrement.

Aude : Légèrement. Et en fait il se rend compte que dans le cadavre de la bête, il y a un nid d’abeilles qui s’est créé. Et tout ça c’est une métaphore en fait, c’est une métaphore de la Résurrection, tout simplement. C’est que d’un cadavre la vie peut renaître, en gros pour faire simple, c’est ça.

Fanny : Et du coup, David est-ce que c’est le même genre de représentation, ou pas du tout ?

Aude : Alors pas du tout, David, lui, c’est vraiment une représentation de protection. En fait David, c’est dans sa jeunesse qu’il a combattu le lion, et il est en fin de compte un berger, tout simplement, avec ses frères il est un berger. Il surveille, il garde le troupeau, et un lion va venir. Alors un lion et un ours, selon les textes, ou deux lions, ça dépend des différentes versions bibliques. Un lion et un ours ou deux lions vont venir attaquer son troupeau. Et donc David, pour sauvegarder son troupeau, va décider tout simplement de terrasser les deux bêtes, alors qu’il est encore tout jeune : c’est avant même le combat contre Goliath.

Fanny : Comment se passe le combat avec le lion ?

Aude : Plutôt bien, ça se passe plutôt bien. Alors selon les différentes versions, il le déchire en deux, il lui fait une sorte de clé de bras pour l’étrangler, mais en fin de compte, la plupart du temps quand on regarde les textes, ça se termine par « David, ainsi, terrassa le lion » ou « sortit vainqueur du lion ». On n’a pas de grands détails sur comment se déroule le combat. Et c’en est de même pour Samson. Samson on aura plus de détails sur d’autres combats qu’il va livrer contre les ennemis philistins, qui sont ses ennemis jurés, quand il va faire tomber les colonnes — en gros il fait un attentat-suicide —, puisqu’il se fait attraper par les Philistins, et les Philistins vont lui crever les yeux, vont lui couper les cheveux, vont l’accrocher à des colonnes dans un cirque. Et lui en fait peu à peu sa chevelure va repousser progressivement, sa chevelure qui lui donne sa force, et il va faire tomber les colonnes du cirque, tuant tous les spectateurs qui étaient venus voir son exécution.

[extrait du film « Samson et Dalila » (Cecil B. DeMille, 1949)]

« Arrêtez ! Mais… ce lion est tué ?! Qui l’a tué ?

— Avec ses mains nues, il a terrassé le lion, Samson est d’une force surhumaine.

— Ainsi tuait Samson, le braillard, le trublion. Approche, fillette. Tu dis qu’il n’avait aucune arme ?

— Rien que ses deux mains, seigneur Saran, il était magnifique. Seul un dieu peut faire ce qu’il a fait. »

Fanny : Et que signifient ces épisodes de combat contre le lion, donc d’un côté de Samson et de l’autre de David, pour les gens du Moyen Âge, pourquoi on en parle autant ?

Aude : C’est deux raisons différentes. On en parle autant pour David parce que David est le modèle par excellence des Carolingiens. David, il a été choisi pour représenter la royauté carolingienne, donc quand on présente David comme le vainqueur du lion, on présente en fin de compte le roi comme sauveur et vainqueur pour son peuple, donc comme modèle que le roi doit suivre : il doit être courageux, bon pénitent comme David.

Alors que Samson, c’est un modèle un peu plus particulier, il n’est pas, pour les Carolingiens, un modèle par excellence de royauté, il n’est pas roi. David va le devenir, d’ailleurs, roi, Samson ne l’est pas. Samson, c’est juste un homme consacré à Dieu, en gros, certains historiens l’ont rapproché d’un moine guerrier. Moi je ne suis pas tout à fait d’accord avec ça, mais il a un statut très particulier qui est celui du consacré, alors que David est loin de Dieu, il a été sacré comme roi.

Pour les hommes du Moyen Âge, Samson c’est plutôt la force brute qui est représentée, cette force un peu animale, un peu dévastatrice que peuvent prendre les hommes. C’est complètement différent, d’un côté on a le bon pasteur, celui qui va guider son troupeau, qui va sauver son peuple, et de l’autre côté cette force brute, ce guerrier, en fin de compte, que doit aussi être le roi.

Fanny : Tu nous l’a dit et tu le racontes aussi dans ton mémoire : le lion peut aussi avoir une image plus positive, plus valorisée. Dans quel contexte ?

Aude : Comme je l’ai signifié tout à l’heure, le lion mauvais on le retrouve plutôt dans l’Ancien Testament, et quand on passe au Nouveau Testament on s’aperçoit qu’il y a des figures de lions bons (c’est difficile à dire). [rires] Donc on en croise aussi, des lions bons, dans l’Ancien Testament, ça arrive. Quand on le croise, c’est souvent le motif qui représente la famille, en fait la tribu de David, puisque David fait partie de la tribu de Juda, dont le symbole est le lion. D’ailleurs, on parle de David comme étant le lion de la tribu de Juda. La façon de prendre le lion a un côté bon dans ces épisodes, notamment ceux de Samson et David, [on peut] le voir une fois qu’on a combattu le lion : on s’est approprié sa force, on s’est approprié en fin de compte son essence, donc par là même on devient un lion. C’est un rite de passage qui se passe d’ailleurs dans beaucoup d’autres cultures, notamment en Afrique, etc. On doit aller combattre un lion dans son plus jeune âge pour devenir un homme.

Fanny : Est-ce que tu as aussi étudié des bestiaires, parce que j’imagine que le lion est assez présent dans les bestiaires. Est-ce qu’on retrouve cette ambivalence aussi entre bien et mal ?

Aude : Alors oui on les retrouve, et ça en fin de compte dans les bestiaires c’est pas tant les textes qui nous montrent cette ambivalence, c’est les représentations iconographiques. Et ça, Michel Pastoureau avait fait un énorme travail sur les bestiaires animaliers et notamment sur les figures du lion et de l’ours. Sur l’ours je conseille vraiment son livre, qui s’appelle « L’Ours, Histoire d’un roi déchu. », qui est absolument merveilleux, et qui m’a énormément servi pour comprendre en fait la figure du lion. Et dans les bestiaires en fin de compte c’est vraiment l’iconographie qui nous fait comprendre quand est-ce qu’on a un lion bon, quand est-ce qu’on a un lion mauvais. C’est la façon dont il est représenté et comment il est représenté.

Effectivement quand il est en plein combat avec un autre homme, forcément c’est un lion mauvais : il combat l’homme, l’homme étant la force suprême, celui qui est attendu, c’est pas possible que ce soit un lion [bon]. Quand il est représenté dans une cage, avec des fleurs de lys… Ça dépend aussi des époques : un bestiaire du XIVe siècle ne ressemble pas forcément à des bestiaires du IXe ou même du Xe siècle, qui sont beaucoup plus classiques et simplistes dans la représentation. D’ailleurs on se rend bien compte, quand on regarde un bestiaire du Xe siècle, qu’ils ont pas dû voir grand-chose, souvent, les clercs dans leur scriptorium n’ont pas dû voir souvent des lions, parce que ça ressemble pas du tout à un lion, mais…

Fanny : Ils sont représentés comment, alors ?

Aude : En gros, ça va être souvent des… Alors c’est très bizarre, c’est des bêtes très longilignes comme des panthères, il y a très peu souvent de crinière — alors qu’on parle de lions et pas de lionnes —, ils peuvent avoir des museaux très longs comme des sortes de becs. Alors certains font une sorte de crinière, alors on a l’impression que c’est des flammèches de feu qui partent de partout. Certains ça ressemble à des griffons, aussi, avec des énormes griffes acérées. Quand c’est un lion mauvais il y a toujours un peu de rouge représenté un peu partout comme s’il y avait du sang. Voilà, c’est vraiment des animaux qui sont vraiment, comment dire… maléfiques, ça se sent en fait, ça se voit tout de suite quand on les voit. Après, les lions bons, souvent ils peuvent aussi avoir cette représentation assez longiligne, mais ça ressemble plus à une lionne dans ces cas-là, il y a pas forcément une crinière, c’est une lionne.

[Extrait de France Culture, « Les animaux ont aussi leurs histoires » Michel Pastoureau et Mathilde Wagman :

— Et alors Michel Pastoureau, au Moyen-Âge, c’est à cette époque aussi que l’ours est définitivement détrôné si je puis dire, et que le remplace, dans la position de roi des animaux, le lion ?

— Le lion, c’est l’animal des traditions écrites, donc pour l’Église ça se manipule et se contrôle très bien, alors que l’ours c’était l’animal des traditions orales, c’était plus dangereux. Donc on peut dire que l’affaire est entendue vers la fin du XIIe ou le début du XIIIe siècle, l’ours est descendu de son trône et le lion a pris sa place. Dans le Roman de Renart le lion est déjà le roi des animaux, et l’ours est devenu un animal dévalorisé voire proprement ridicule.]

Fanny : Tu disais qu’à partir du XIVe siècle, c’est un peu plus ressemblant. Est-ce que c’est aussi lié à ce que je disais en introduction, parce que des rois avaient des lions dans leurs ménageries ?

Aude : C’est possible, j’ai un petit peu travaillé sur les ménageries mais pas énormément, j’espère d’ailleurs pouvoir continuer un peu ce travail au cours de ma thèse. Mais les ménageries en fin de compte, les lions, il y en a quelques-uns. Charlemagne en avait un, ça on le savait, ça on en est sûrs. Pépin on n’est pas vraiment sûr mais il y a un texte qui raconte un combat contre [un] lion avec Pépin. Voilà, on n’est pas très très sûrs.

Les clercs, dans les scriptoria — donc les scriptoria, en gros, c’est l’endroit où on produit les copies de manuscrits et les enluminures —, les moines copistes, de façon plus simple, ont certainement connu dans un premier temps le lion grâce aux manuscrits des anciens, puisque les Égyptiens, les Grecs, les Latins ont quand même produit des écrits et des représentations iconographiques que les clercs médiévaux vont recopier et vont utiliser abondamment.

Dans un autre temps, il est vraiment possible que certains clercs invités à la cour des rois aient pu de leurs yeux observer ces animaux et pouvoir en faire des représentations plus proches de la réalité.

Fanny : Est-ce qu’il a été associé plus à certains rois que d’autres, sous la période carolingienne ?

Aude : Alors le lion, c’est la dynastie de Charlemagne. C’est Charlemagne, Charles le Chauve surtout, c’est en fait tous ces rois qui se revendiquent d’une affiliation avec le roi David. À partir du moment où ils s’affilient au roi David, ils sont de la descendance de la tribu de Juda, et donc ils sont des lions de Juda.

Fanny : Parce qu’on les retrouve souvent dans l’héraldique, donc dans les blasons des familles, aussi.

Aude : Alors à l’époque carolingienne, les blasons il n’y en a pas tant que ça. L’héraldique n’est pas hyper prononcée, j’ai pas trouvé par exemple de blason, moi, avec des lions, qui représentaient la famille royale. J’en ai pas trouvé. Parce qu’on est à une époque où il y a un moment charnière, c’est l’époque de Charles le Chauve. On parle souvent de renaissance carolingienne au niveau de l’iconographie sous Charlemagne, ce qui n’est pas tout à fait vrai puisque vraiment, le gros de la production iconographique et le progrès iconographique se [font] sous Charles le Chauve, et Charles le Chauve est vraiment, pour moi, l’homme de la renaissance carolingienne, plus que son grand-père, qui est Charlemagne.

Et à partir de là, on a des représentations de lions, on a des représentations beaucoup plus pointues au niveau du détail. Quand on regarde certains psautiers, comme le psautier d’Utrecht, un petit peu avant la période de Charles le Chauve, qui a une des mains — parce qu’on n’est pas sûrs qu’il n’y ait pas plusieurs mains à ce manuscrit qui auraient pu dessiner — une des mains dessine extrêmement bien les animaux, dans les détails, et c’est incroyable, c’est quasiment un bestiaire. D’autres — c’est là qu’on pense qu’il y a plusieurs mains —, il y a des moments où les animaux… c’est pas vraiment ça. Mais d’ailleurs, il y a deux façons de représenter les lions dans ce manuscrit qui est assez incroyable, [une] où il va y avoir une crinière, où ça va être très ressemblant, là on sent que c’est un clerc qui a dû voir ces animaux-là, des ibis, des choses comme ça, donc un clerc qui a peut-être voyagé, et de l’autre côté, on a des lions qui ressemblent à… à des renards, [rires] on sait pas trop, c’est un peu… D’ailleurs on s’est beaucoup disputés en séminaires avec mes camarades [pour] savoir quel animal était un lion ou pas ! [rires]

Fanny : Comment tu as choisi de travailler sur ce sujet, qu’est-ce qui t’a amené dans ton parcours à dire « je vais travailler sur ces épisodes de la Bible et de combat avec le lion » ?

Aude : Alors c’est une histoire toute bête. Quand j’ai voulu commencer à faire de la recherche je suis allée voir mon professeur de médiéval de licence 3 et qui a été mon professeur de la L1 à la L3, qui s’appelle Dominique Alibert, et je lui ai demandé déjà s’il voulait bien me prendre en master avec lui. Ce à quoi il m’a répondu « oui, avec Monsieur Sassier on serait contents de vous avoir, il y a pas de souci, maintenant il va falloir penser à un sujet », et je n’avais aucune idée de sur quoi travailler, aucune. Je lui ai juste dit que je voulais travailler à la fois sur les textes et sur de l’iconographie, parce que son TD de L3 portait [dessus], parce que lui il est spécialiste de l’iconographie notamment, et des représentations du pouvoir en iconographie. Il a fait sa thèse qui s’appelait « Les Carolingiens et leurs images », voilà, tout est dit. Donc moi je voulais vraiment travailler sur ces choses-là et il m’a dit « ok, pas de souci, j’ai une liste de sujets, on va regarder ». Et j’hésitais entre ça et le Jugement dernier.

Fanny : Oui, c’était moins fun. [rires]

Aude : C’était moins fun. Après, ça peut être fun, tous les sacri- [se corrige] les sacrifices, n’importe quoi [reprend] toutes les façons de tuer les gens dans l’Enfer, c’est assez rigolo, mais je sais pas, ça m’a attiré, il y a deux choses qui m’ont attirée : c’était le lion, et Samson.

Fanny : Pourquoi particulièrement Samson ? Et le lion ?

Aude : Je sais pas… Je me suis dit, « Samson, c’est un personnage qui a pas été si étudié que ça ». Quand on regarde un petit peu les études qu’il y a dessus c’est beaucoup d’études de théologie et très peu d’études historiques. Et Samson, en fait, la plupart des historiens, même moi d’ailleurs à certains moments, on ne savait pas trop quoi en faire. Oon était là : « mais… ok, est-ce que c’est juste un épisode comme ça dans la Bible » — d’ailleurs on sait pas vraiment s’il fait vraiment partie du livre des Juges dans la Bible. Son histoire est tellement complètement originale par rapport aux autres épisodes de la vie des juges qu’on a l’impression que c’est un récit qui a été rajouté comme ça, une sorte de légende bizarre, donc il est un peu compliqué à cerner. Et donc je me suis dit « David il a déjà été hyper bien étudié, il fait un combat contre le lion donc il y a peut-être des choses à voir, etc », mais étudier un personnage comme ça… comme Abraham, Josué, ces personnages bibliques, ça permet de comprendre comment pensaient, en fin de compte, les clercs médiévaux, et aussi la population, enfin, les grands de la population : le roi, qui avait l’enseignement par les clercs, etc. Ça permet de comprendre en fin de compte l’essence même de la façon dont ils forment leur pouvoir. Parce que la Bible, en gros, c’est le Guide du routard de « je serai un bon roi, j’irai au paradis ». [rires] En gros c’est ça, c’est juste ça, la Bible c’est leur Guide du routard. Il faut faire comme eux, comme ça on aura une chance. Voilà, c’est ça.

[Extrait de France Culture, « Les animaux ont aussi leurs histoires » Michel Pastoureau et Mathilde Wagman :

« Des cinq romans en vers écrits par Chrétien de Troyes à la fin du 12e siècle, Le Chevalier au Lion est celui qui incarne le mieux les valeurs de la chevalerie. Il met en scène le parcours exemplaire d’un héros de la table ronde, Yvain, déchiré entre l’amour qu’il porte à sa femme et la gloire qu’il gagne aux tournois. »]

[Extrait de Kaamelott Livre III épisode 86 – La chevalerie :

— Qu’est-ce que c’est, pour vous, la chevalerie… Yvain ?

—  C’est pas là où on range les chevaux… ?]

Fanny : Une fois que tu avais choisi ton sujet, comment tu as travaillé, sur quels textes tu as travaillé ? Et j’ai cru comprendre que tu n’as pas seulement travaillé sur des textes, mais aussi même sur de la pierre ?

Aude : Effectivement ! Alors, j’ai travaillé sur plusieurs types de sources effectivement, j’ai d’abord travaillé beaucoup sur le texte biblique. J’ai dû le décortiquer, ça m’a pris déjà deux mois, rien qu’à décortiquer en latin mot pour mot, parce que chaque mot a une importance dans une traduction latine, parce qu’un mot peut complètement changer le sens de la phrase — et la façon dont on traduit chez tous les traducteurs différents. Donc j’ai passé un grand moment sur la Bible, en latin, en grec. J’ai un petit peu travaillé sur les versions hébraïques de la Bible, mais… c’était compliqué. [rire] C’était compliqué, n’ayant aucune notion d’hébreu, donc à part voir les symboles qui pouvaient peut-être potentiellement ressembler à ce mot-là dans le dictionnaire, sachant qu’un dictionnaire se prend à l’envers en hébreu. Bon bref, ça m’a pris beaucoup de temps donc j’ai abandonné l’hébreu, j’avoue, assez rapidement, et je me suis concentrée sur le latin et le grec.

Fanny : Ce qui est déjà pas mal !

Aude : Ce qui est déjà pas mal, sachant que le grec ça faisait très longtemps que je n’en avais pas fait, le latin ça allait mais le grec c’était un peu compliqué. Et donc, il y a eu beaucoup de sources, je me suis aussi intéressée aux sources antiques, parce qu’il faut savoir que la plupart des textes qu’on va retrouver à la période carolingienne vont s’[en] inspirer, parfois, on va retrouver les mêmes citations de certains auteurs de l’Antiquité. Donc je me suis intéressée aux bestiaires aussi de l’Antiquité, je me suis intéressée aux textes qui faisaient des commentaires de la Bible, de l’Antiquité tardive ou début du Moyen Âge. Je me suis intéressée beaucoup aux commentaires de la Bible, parce que c’était là-dessus qu’on allait trouver des choses intéressantes, mais je me suis aussi intéressée à des chansons de geste, pour voir comment évoluait le motif au fur et à mesure du combat.

Parce que dans les chansons de geste, il y a des combats contre le lion : Pépin, on a le songe de Charlemagne dans la Chanson de Roland, on a le roman de Berthe aux grands pieds. Elle n’a pas combattu un lion, mais dans l’épopée, la chanson de geste qui s’appelle « Li Roumans de Berte aus grans piés » (ça m’a beaucoup fait rire) [rires], il y a une partie où en fait on raconte… le combat de Pépin ! Il y a plusieurs versions du combat de Pépin contre le lion. Et d’ailleurs Pépin aurait combattu ce lion à Ferrières, une petite ville pas très loin de Paris — vous pouvez aller la visiter —, où il aurait combattu dans une arène ce lion : ça c’est la première version. Parce qu’il voulait rallier ses troupes, ses troupes commençaient à se révolter contre lui, il a mis le lion dans l’arène et il a dit : « si l’un d’entre vous est capable d’aller le tuer, moi je m’en vais et vous prenez le commandement ». Personne n’a voulu y aller, il a tranché la tête du lion, il a dit « maintenant ça suffit, les gars, on me suit ». En gros, c’était ça. Et donc à Ferrières, il y a un chapiteau sur l’église de Ferrières qui représente Pépin en train de combattre le lion. Mais il faut le savoir, que Pépin a combattu le lion à Ferrières, sinon on pense que c’est Samson ou David !

Fanny : Et un chapiteau, par contre, qu’est-ce que c’est ?

Aude : Un chapiteau, alors un chapiteau ornemental — parce que ça dépend, il y en a qui ne sont pas ornés. Dans les églises vous avez les piliers, et au-dessus vous allez avoir parfois une sorte de linteau un peu rectangulaire, une sorte de pierre un peu plus grosse qui soutient en hauteur le pilier, qui peut être décorée. Sculptée, gravée, il peut y avoir des personnages, on peut trouver des têtes un peu rigolotes dans certains cloîtres, etc. J’ai trouvé plusieurs chapiteaux historiés, donc qui racontent une histoire, là les épisodes de Samson et de David, c’est comme ça qu’on les appelle. Après vous allez avoir des chapiteaux beaucoup plus simplistes où ce sera des fleurs d’acanthe, c’est pas une fleur de lys, c’est une autre fleur avec des feuilles qui s’enroulent, avec des motifs plus floraux, on va dire.

L’autre travail : traduire, confronter les textes, etc., c’est la première chose qu’on nous a appris à faire quand on devenait chercheur en histoire, donc c’était pas le plus compliqué. Le plus compliqué pour moi, c’était le commentaire d’images, et de décors, etc. Tout simplement parce que c’est pas quelque chose qu’on nous apprend en histoire pure.

Fanny : Oui, c’est plus quelque chose qui tient de l’histoire de l’art.

Aude : C’est quelque chose qui tient de histoire de l’art, mais en même temps qui n’est pas tout à fait de l’histoire de l’art dans notre matière qui est l’histoire. Donc c’est une méthodologie complètement différente et en fin de compte qui varie d’un individu à un autre. Par exemple, mes collègues, qui pour certains travaillent aussi sur de l’iconographie, ne vont pas du tout avoir la même façon de procéder que moi. Un truc tout bête : on avait beaucoup de mal à différencier Samson de David — dans les manuscrits, même les chapiteaux. Soit on disait que c’était Samson, soit on disait que c’était David, donc on savait jamais vraiment. Et en fait c’est des tout petits détails qui font qu’on arrive à les différencier.

Fanny : Pour finir cette émission, j’aime bien demander aux médiévistes : quels conseils tu donnerais à de futurs médiévistes, mais même, au-delà, qu’est-ce que tu aurais aimé qu’on te dise quand tu as commencé à étudier l’histoire médiévale, ou quand tu as commencé à rédiger ton mémoire ?

Aude : C’est beaucoup de patience, faut être très très patient, faut pas être comme moi un petit peu impatiente justement de trouver des choses, etc. Moi, comme beaucoup d’entre nous quand on a commencé, on s’imaginait un peu Indiana Jones, « on va trouver des trucs de fou, les gars, je vais révolutionner l’histoire », [rire] Et j’en vois encore, là, des M1, des M2 que je croise de temps en temps, avec qui je discute, qui sont désespérés par le fait de ne pas trouver grand chose pour l’instant, et de juste s’intéresser à l’historiographie. Non, justement, faut partir de là, parce que les trouvailles on en fait pas forcément. Mais le but c’est justement de temps en temps de décortiquer un travail pour que les autres après puissent s’en inspirer, puissent trouver. Il faut pas imaginer qu’on va être l’Indiana Jones qui va découvrir un trésor caché parce qu’on a lu une charte du XIIe siècle, par exemple, voilà, il faut pas s’inquiéter.

C’est en travaillant, en étant persévérant et patient, qu’en fin de compte — et surtout, un peu un petit quotient chance, parce que de temps en temps on tombe sur le truc, on s’y attendait pas. Moi ça m’est arrivé je suis tombée sur un texte qui a révolutionné tout mon travail, et c’était un hasard totalement complet, voilà. Donc il faut pas se désespérer, faut être patient, persévérant, et surtout… c’est un travail qui est très solitaire, effectivement, le mémoire, mais si vous avez des camarades de promotion avec vous, ben faut pas hésiter — nous c’est ce qu’on a fait avec mes camarades — à discuter dans les couloirs quand vous en pouvez plus. Vous allez prendre un café et vous discutez chacun de vos mémoires, juste comme ça en discussion. Et de temps en temps vos camarades ils vous débloquent des trucs, parce que vous êtes tellement le nez dans votre truc que vous voyez pas.

Fanny : Désormais chers auditeurs, vous en savez un petit peu plus sur qui était Samson, qui était David, et ce que représentait le lion au Moyen Âge, donc merci Aude Favier pour toutes ces informations.

Aude : Merci beaucoup, Fanny !

Fanny : Dans la description de l’épisode vous aurez plus d’informations sur notamment des références bibliographiques. Et si vous avez aimé surtout, pensez à en parler autour de vous, à vos amis, à vos collègues, à votre famille, à votre voisin.

Comme je vous le disais en début d’épisode, j’ai une petite surprise pour vous, ou plutôt une annonce : le 21 avril ce podcast fêtera plus ou moins ses un an, un live sera prévu en direct avec des chroniques, des invités, et même un quizz sur le Moyen Âge. Retrouvez toutes les informations pratiques pour cet événement exceptionnel sur les comptes Facebook et Twitter du podcast. J’espère vous voir nombreux, donc rendez-vous le samedi 21 avril 2018.

Salut !

Merci beaucoup à So pour la retranscription !