Vivre au Moyen Âge
Quelle était la vie quotidienne des hommes et des femmes du Moyen Âge ?
Jusqu’au 28 septembre 2020 se tient au Musée de Cluny à Paris l’exposition Regards sur la vie quotidienne. Dans cette série d’épisodes « Vivre au Moyen Âge » nous explorons certains thèmes avec des commissaires de l’exposition pour en savoir plus.
Épisode 1 : Les jouets et jeux au Moyen Âge
Isabelle Bardiès-Fronty, conservatrice général du patrimoine au musée de Cluny, raconte dans cet épisode les jouets et jouets qu’utilisaient les personnes du Moyen Âge. De la petite enfance jusqu’au début de la vie adulte, beaucoup d’objets ont été conservés et témoignent des jeux des enfants. La collection ludique du musée de Cluny est principalement constituée d’un ensemble archéologique découvert par Arthur Forgeais (1822-1878) lors de dragages au niveau de l’île de la Cité. Jetés en ex-voto dans le fleuve aux côtés d’enseignes de pèlerinage ou profanes, ces objets appartiennent à la typologie de la dînette, également connue en terre cuite.
Les jeunes enfants jouent aussi à la guerre, on a retrouvé des armes miniatures, mais aussi des soldats de plomb qui est une invention médiévale (le plus ancien modèle est d’ailleurs conservé au musée de Cluny). Selon les classes sociales on pourra retrouver un même jeu, les osselets par exemple, peuvent être en plusieurs matières, de l’ivoire pour les plus prestigieux, jusqu’à l’os d’animal.
Au Moyen Âge, une grande variété de jeux pour adultes se développe. Ils sont les héritiers directs de jeux de l’Antiquité, tels la mérelle ou le trictrac, ou incarnent la nouveauté comme les échecs, venus d’Orient vers 1000, ou les cartes, inventées en Italie au XVème siècle. Les jeux de cartes, dont les origines ne sont pas très claires, sont très pratiquée à la fin du Moyen Âge, avec un gros développement notamment grâce à l’imprimerie qui permet de l’avoir dans sa poche et d’y jouer partout.
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Fanny : Jusqu’au 28 septembre [2020] se tient au musée de Cluny à Paris l’exposition Regards sur la vie quotidienne, et pour en savoir plus sur comment vivaient les hommes et les femmes du Moyen Âge, et aussi, au passage, tordre le cou à quelques idées reçues, je vous propose des focus sur des thèmes particuliers en compagnie des différents commissaires de l’exposition Regards sur la vie quotidienne.
Aujourd’hui nous ne sommes pas dans le studio habituel, nous enregistrons au musée de Cluny et je reçois Isabelle Bardiès-Fronty, conservatrice générale du patrimoine au musée de Cluny. Bonjour.
Isabelle : Bonjour madame.
Fanny : Avec vous, nous allons parler des jeux et des jouets au Moyen Âge, comment les personnes du Moyen Âge jouaient. Alors déjà, commençons aux premiers âges de la vie des hommes et des femmes, est-ce qu’on sait quels étaient les jouets des enfants au Moyen Âge ?
Isabelle : Nos sources sont très nombreuses pour savoir quels étaient les jouets des enfants au Moyen Âge. Il y a tout d’abord, les données par l’image, que ce soit dans les enluminures, que ce soit dans certains tableaux. Nous montrons par exemple une Présentation au Temple picarde qui montre un enfant à cheval sur un petit…, non pas un balai, alors qu’on sait qu’il y a des balais pour faire substitut de petit cheval, à califourchon sur un petit cheval, sur un manche qui a une petite tête de cheval à son extrémité. Donc les images sont presque ce que tout le monde peut connaitre rapidement.
Nous avons, comme autre source, notre bon sens. Et j’aurais peut-être dû commencer par là, c’est-à-dire qu’en fait, les enfants jouent depuis qu’ils existent dans l’humanité probablement. Les préhistoriens en ont quelques preuves archéologiques, et les jeux, évidemment, évoluent en termes de technologie, mais les fondamentaux sur lesquels nous allons revenir, je pense, eux ne changent jamais.
Évidemment il y a l’archéologie, j’ai dit ce mot magique tout à l’heure, en contrepoint de nos images et des textes, qui parfois, alors plus en creux, sauf pour quelques jeux à règles dont nous avons des manuels de jeux qui illustrent bien, et qui écrivent, qui théorisent le jeu, sauf en creux parfois, par le jeu des interdits. Sur la question des jeux de hasard, on connait aussi l’intensité de la pratique au Moyen Âge. Mais si l’on excepte tout ce qui relève de l’image ou du texte, il nous reste quand même l’objet mobilier, et c’est le plus important, j’allais dire, c’est la preuve. Et pour ce qui est de la période médiévale, nous n’en manquons pas, bien au contraire.
Notre exposition n’en est qu’une preuve partielle, parce que le musée de Cluny ne possède pas dans son fonds toute l’archéologie des possibles en termes de jouets d’enfants, loin s’en faut. Mais nous avons une panoplie assez magnifique qui atteste des formes, qui atteste des types de pratiques à tous les âges, parce qu’on joue dès le berceau, avec des jonchets par exemple, enfin des petits grelots. Ça atteste le fait que, sans surprise, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, beaucoup des codes et même des objets qui animent la chose ludique sont dans une permanence tout à fait fascinante. Je me permettrais même de dire que c’est une des plus belles choses à mon avis de ce thème, que d’envisager que nous touchons à l’humanité depuis un temps que nous ne connaissons pas mais dont nous pouvons supposer qu’il a existé jusqu’à aujourd’hui.
Fanny : Et quels sont les jeux que l’on retrouve le plus pour les enfants au Moyen Âge ?
Isabelle : Si vous prenez le petit âge, le tout petit âge, ce sont des jeux qui sont liés à la dimension tactile et qui sont liés à l’éveil à la musique et aux sens. J’ai parlé tout à l’heure des principes de grelots. On connaît également les poupées qui sont tant dans l’Antiquité qu’au Moyen Âge un objet attaché à la petite fille et peut-être au petit garçon. Alors, si l’archéologie est très précieuse, elle est par contre très tronquée dans la mesure où, sans surprise, nombre de jeux sont en bois, un matériau périssable. J’y pense à cause des poupées, parce qu’une poupée est préférentiellement faite d’un corps en bois et faite d’habits en tissu. Ce sont des matériaux qui se conservent fort mal, sauf à être conservés dans des conditions miraculeuses.
C’est la grande affaire qui ne nous occupe pas aujourd’hui autour de notre conversation, du désert égyptien qui permet des conservations miraculeuses. C’est aussi, pour le monde occidental et pour l’archéologie médiévale qui nous occupe en Europe occidentale, parfois le miracle de la conservation dans des milieux humides, typiquement une rivière ou bien les milieux tourbeux, qui conservent excessivement bien les matériaux. C’est pourquoi nous connaissons certaines preuves d’objets du Moyen Âge en bois, qu’on soit dans le domaine du jeu ou de la vaisselle, du reste.
Il faut toujours penser à ce phénomène optique, parce que du coup nous avons surtout conservé, comme d’habitude pour les collections médiévales, les objets de prestige et nous pourrions en tirer l’idée reçue, et tout à fait fausse, qu’il faut appartenir à l’élite pour jouer. Nous montrons dans l’exposition en ce moment un certain nombre de petits soldats de plomb, qui appartiennent déjà aux jeux un peu d’âge plus avancé que celui que je viens d’évoquer sur les tout petits jeux de l’enfance.
Dans le second âge de l’enfance, vous avez des jeux où l’on commence à se mettre dans ce qui est en fait la raison aussi profonde de l’existence des jeux pour les enfants et de l’accompagnement par le monde adulte des jeux pour les enfants, et ce probablement depuis les périodes les plus anciennes, et totalement de façon certaine à partir de l’Antiquité, puisque là nous avons les sources. Il s’agit de leur donner l’apprentissage de leur future place sociétale, de leur donner l’apprentissage du calcul et de leur donner l’apprentissage de l’habileté et de la précision du geste. C’est pourquoi dans un second temps, quand on est sorti de la toute petite enfance, du stade du bébé où les jeux sont presque de l’ordre de ce qu’on appelle le doudou ou l’éveil aux sens, nous passons à des jeux initiatiques, qui sont de plusieurs types.
Pour ce qui est l’habileté, clairement, le jonchet, qui est notre mikado, qui existe également dans l’Antiquité. Nous avons trouvé, à la fois par les images, mais aussi par les objets archéologiques plusieurs exemples très fascinants. Également le casse-tête, et vous avez dans les collections du musée de Metz, où j’ai eu la chance de travailler pendant plusieurs années, un extraordinaire casse-tête en fils de cuivre, qui a été trouvé en situation de fouilles dans une strate du XIIIe siècle.
Il y a également, évidemment, les osselets, qui sont un des plus anciens jeux de l’humanité, nous en avons des attestations en fac-similés prestigieux, mais également des attestations dans des découvertes archéologiques dans des tombes de vrais os d’animaux, et ces osselets existent depuis la période Proche-Orientale, plusieurs millénaires avant notre ère en Mésopotamie. L’osselet est un symbole qui est très très fort dans la tombe, ça c’est une dimension importante, parce qu’il symbolise l’enfance et il symbolise aussi, par exemple pour la jeune femme, vous avez la présence d’osselets dans une tombe signifie qu’elle est encore une jeune fille et pas encore une femme, ceci à un âge qui peut être jeune. Vous avez aussi des scènes de jeunes femmes qui jouent aux osselets. Il y a une peinture très célèbre à Herculanum.
Et cette symbolique des jeux, elle s’incarne aussi par les jeux de rôles. On joue à la guerre par exemple. Ça c’est un des sujets qu’on peut traiter assez bien dans le musée de Cluny, parce que je vous ai dit tout à l’heure que les collections du musée de Cluny ne sont pas totalement représentatives dans la mesure où, comme tout ce qui concerne un peu nos collections, nous n’avons pas beaucoup d’archéologie de peu, ou d’archéologie des petites gens au musée de Cluny. C’est lié à l’histoire de nos collections. Et nous avons plutôt gardé ce qui correspond à l’élite, en soi, dans le champ religieux, dans le champ séculier et nous conservons des trésors, comme vous le savez. Et c’est même vrai pour la chose ludique, parce que nos soldats de plomb appartenaient sans doute, même si ce ne sont pas de petits soldats en argent, nos soldats de plomb et notre dinette de plomb, que nous montrons en ce moment dans l’exposition, appartenaient sans doute déjà à une caste un peu élitaire, par rapport au fait de jouer avec des petits objets en bois, puisque c’était probablement un peu plus cher et un peu plus onéreux.
Donc nous avons dans cette présentation du musée de Cluny qui vous amène vers nous aujourd’hui, une vision très partielle de quelques jeux que je viens de vous exposer, en n’oubliant pas, et nous n’en avons pas dans nos collections du musée de Cluny, c’est bien dommage parce que j’aurais aimé en montrer, bien sûr les dés. Je parlais de l’apprentissage, il y a celui du calcul. Donc les jeux de dés permettent d’être plus agile, de faire compter. Ces jeux de dés eux aussi existent depuis l’Antiquité et sont très forts au Moyen Âge, d’autant qu’ils sont présents aussi dans les jeux pour les plus grands, qui sont des jeux de table à hasard aléatoire ou à hasard calculé, qui allient la dimension du hasard et la dimension de la stratégie, et là le dé intervient. Donc ce dé cubique, on s’accorde à penser que les Romains le développent en tout cas, s’ils n’en sont les inventeurs, était très très répandu au Moyen Âge.
C’est presque bizarre que nous n’en ayons pas dans les collections de Cluny, parce que là, et c’est important de le souligner, dès l’enfance — alors le dé est peut-être à mettre un peu de côté, parce qu’il peut servir à des jeux de table pour les adultes — mais dès l’enfance nous voyons, comme je l’ai expliqué fugitivement pour les soldats de plomb, par les données archéologiques, la vraie différence sociale, qui s’inscrit suivant les matériaux. Des osselets par exemple peuvent être en matériaux très précieux, ivoire, moins précieux l’os, pas du tout précieux, l’os d’animal vraiment, et même pas sculpté. Il y a également le bois, il y a la faïence, il y a la terre cuite, il y a l’or et l’argent dans les collections très prestigieuses. Donc on voit bien que suivant si on est né avec une cuillère d’argent dans la bouche ou pas au Moyen Âge, j’allais dire comme aujourd’hui, le fondamental ne change pas, l’action ludique ne change pas, elle est partagée, c’est l’incarnation par l’objet, la matérialité de l’objet qui discrimine si on est du côté des classes vraiment très élitaires ou bien si on est du côté des gens pauvres.
Finalement les jouets sont très débiteurs de la technique de l’artisanat. Je prends un exemple simple : la dinette. Elles peuvent être de plomb, nous en avons une collection tout à fait extraordinaire, rarissime en Europe, et ce par le miracle pourrait-on dire des fouilles du dénommé Arthur Forgeais au XIXe siècle, qui a pratiqué lors des dragages de la Seine au niveau de Notre-Dame, vers les ponts de l’Île de la Cité, qui a repéré ces espèces de boules d’oursins hérissés de petits morceaux métalliques, qui a su interpréter ce que c’était, qui en a sorti des milliers de petits objets en plomb, majoritairement des enseignes de pèlerinage, mais aussi des enseignes profanes, de partis politiques, et des petits jouets aussi, qui correspondent à un acte votif devant Notre-Dame. En fait on jetait les petits plombs, voilà. Aujourd’hui, les archéologues considèrent qu’il y a eu des milliards de ces plombs fabriqués entre le XIVe et le XVIe siècle. Vous vous rendez compte, la mine d’information que ça représente pour nous ?
Fanny : C’est des quantités industrielles !
Isabelle : C’est des quantités industrielles. Mais pour autant, probablement fallait-il appartenir à une couche assez élevée dans l’enfance pour avoir droit à sa petite dinette en plomb. Et puis ces plombs, c’est là que je voulais en venir, ils sont fabriqués dans les lieux de pèlerinage. On sait par des sources qu’on vend à la fois des objets qui sont tout à fait cohérents avec le centre de pèlerinage, typiquement à Saint-Jacques des coquilles, mais également tout ce qui relève du même artisanat. La dinette peut également être en terre cuite. Et là aussi, par le jeu des objets miniatures, vous pouvez retrouver des caractéristiques de glaçure, de typologie céramique d’un centre de production.
Il serait tout à fait réducteur de ne pas reconnaître à la période médiévale quelques inventions, et notamment une qui est assez exceptionnelle, qui est le soldat de plomb. Les enfants et les petits garçons jouent à la guerre depuis les origines, nous en avons l’attestation par les armes miniatures. Il y a dans les tombes d’enfants, de jeunes sujets masculins, des armes miniatures, tant dans l’Antiquité que dans ce qu’on appelle le premier Moyen Âge et notamment la période mérovingienne. Nous avions montré dans Les temps mérovingiens, il y a quelques années, une très émouvante arme miniature d’une nécropole de Lorraine datée du VIe siècle avec une petite arme, et qui avait servi de surcroît, donc avec une ambigüité sur un sujet de douze ans. C’est ça qu’elle permet l’archéologie, elle permet d’analyser l’inhumé et les objets. Et donc, est-ce qu’il avait beaucoup joué ? Est-ce qu’il avait déjà combattu ? La question reste ouverte, mais l’archéologie amène des informations comme ça.
Par contre, nous n’avons aucune source ni aucune trace archéologique qui puisse nous faire penser que les soldats de plomb existent avant la fin du XIVe siècle. Et ce qui est supérieurement intéressant pour les collections du musée de Cluny, c’est que l’exemple le plus ancien que l’on connaisse à ce jour de petits soldats de plomb en matériau de plomb, eh bien il est au musée de Cluny et nous le montrons en ce moment, et c’est la chose à souligner, parce qu’au travers de cette permanence qui est de jouer dans la posture du futur adulte, de jouer à la guerre, on a quand même des évolutions et tout n’est pas pareil et étal.
Et l’autre chose qui existe depuis l’Antiquité probablement et puissamment jusqu’au XIXe, et qui dans notre société beaucoup moins portée en proportion de population vers la pratique religieuse, on joue énormément aux gens d’Église. Et nous avons là aussi dans notre vitrine une petite patène et un petit calice miniatures, qui incarnent ce jeu, comme au XIXe on connait, vous en avez dans les collections saint-sulpiciennes, des habits entiers de prêtres ou de moniales, parce qu’on joue au prêtre ou à la sœur. Je vous vois sourire, ça vous semble aujourd’hui dans notre société extravaguant, peut-être que certains enfants le font encore, je ne sais pas. Encore une fois, c’est vraiment l’idée de jouer tout petit à ce qu’on va être plus tard.
Fanny : Oui, c’est ça, c’est les grands métiers en fait, si on résume chevalier ou peut-être prêtre, évêque et tout ça.
Isabelle : Cuisinier ? On sait que, par exemple, les dinettes sont très partagées entre garçons et filles dans l’Antiquité ou dans le Moyen Âge. Peut-être était-ce moins genré qu’aujourd’hui, contre toute attente.
Fanny : Après avoir fait un petit tour d’horizon des jeux pour enfants, passons enfin aux jeux d’adultes. Donc qu’est-ce qu’on retrouve comme jouets, jeux pour les adultes au Moyen Âge ?
Isabelle : Dans votre question, vous utilisez deux termes, jouets et jeux. Il y a des jouets pour les enfants, qui sont continués dans l’âge adulte. Il y a le terme de jouet qui s’applique un peu moins aux jeux de règles et aux jeux je vais dire de table, parce que le jeu de table est une sémantique, une terminologie qui est très utilisée au Moyen Âge dans les sources et qualifie un jeu qui est un peu mouvant sur les appellations qu’on lui donne, et qui est l’ancêtre du trictrac mais aussi du backgammon d’aujourd’hui, très joué dans les pays anglo-saxons, avec des nuances sur les règles qui sont celles de vouloir extraire ou pas les pions qui sont dans la table, mais disons le trictrac, mais l’attestation de ce terme appartient plutôt au XVIe siècle.
Alors c’est un jeu de table, et souvent il s’appelle jeu de table dans les textes. Il existe plusieurs types de parcours, le plus connu étant celui en flèche du backgammon actuel. Il y en a également un qui forme des carrés et qu’on appelle souvent la mérelle [NdT : ou jeu du moulin] dans les textes. C’est un mot qui vient de méreau [NdT : qui signifie jeton]. Je parlais de jouets en plomb tout à l’heure et des découvertes de M. Forgeais dans la Seine. M. Forgeais, entre autres, il a trouvé des milliers de ces jetons, qui sont souvent des jetons de corporations, qui étaient des jetons d’échange, hein, c’est pas vraiment une monnaie. Ça peut être soit un jeton de revendication, soit un jeton probablement d’échange, et il y en a pour toutes les corporations, il y en a pour tout le monde, qu’elles soient religieuses, qu’elles soient des marchands, des artisans… C’est donc un petit bagage iconographique, un petit répertoire magnifique pour tous ceux qui travaillent sur les images médiévales, préférentiellement du XVe, comme je vous disais du XVe siècle. Et donc de ce nom de méreau procède le nom de mérelle, puisque ce sont ces pions qui sont avancés.
Je parlais tout à l’heure au sujet des jouets de toutes les différences sociétales en termes d’appartenance à une couche supérieure ou inférieure, au niveau, en moyens dans la population. C’est très significatif sur tous ces objets qui accompagnent le jeu, et l’archéologie nous permet heureusement de découvrir que ce ne sont pas que les très riches qui jouent à ces jeux, puisque les collections de musées telles qu’on les envisage, par exemple au musée de Cluny, avec les pions de trictrac de Cologne, qui sont des sculptures extraordinaires, que nous montrons dans l’exposition, qui ont leurs frères, au sens même probablement issus du même jeu, au Musée du Louvre par exemple ou encore au Schnütgen Museum de Cologne, au British Museum, au Victoria and Albert [Museum].
On a discriminé sinon du même jeu des ateliers qui travaillent l’ivoire pour faire des pions extraordinaires. Un jeu que nous avons montré dans L’art du jeu – jeu dans l’art, qui est conservé au Bargello, qui est bilingue avec jeu d’échecs d’un côté, jeu de trictrac pour parler simplement de l’autre, avec des bordures sculptées en ivoire. Un objet d’apparat où on se dit, mais, à peine, quelqu’un a-t-il osé jouer sur ce plateau (rire de Fanny) tellement l’objet… Et grâce à l’archéologie, nous trouvons les mêmes dans des situations éminemment plus modestes, par exemple en bois. Si vous regardez le matériel archéologique mis au jour dans la ville de Saint-Denis, au nord de Paris, qui est pour nous un vivier extraordinaire comparable aux fouilles de la Tamise à Londres sur la période médiévale. Il existe des tables qui ont été mises au jour à Saint-Denis grâce à l’humidité qui a permis la conservation exceptionnelle des matériaux, puis ensuite c’est grâce aux restaurateurs qui en permettent la stabilisation, on les lyophilise si vous voulez. Si vous les laissez deux jours à l’air libre, il y a plus rien. Et donc si tout de suite vous videz l’eau et vous la remplacez, c’est pour ça que je parle de lyophilisation, c’est plus vraiment du bois, mais vous les figez. Et ont été trouvés des équivalents des jeux, si prestigieux, qui ont été conservés à travers le temps en raison de leur valeur matérielle dans des couches de population beaucoup plus modestes.
C’est donc un premier jeu qu’on peut citer, le jeu de table, qui appartient, qui est l’héritier d’un des plus vieux jeux de l’humanité, c’est pour ça que j’en parle toujours en premier, et qui dans ses fondamentaux qui est une course-poursuite en fait, avec un calcul, avec un jeu de dés qu’on jette sur la table. On a des équivalents au Proche-Orient et en Égypte. Si la question vous intéresse, je peux vous référer au très beau travail qu’avait fait Anne-Elizabeth Vaturi avec nous pour Art du jeu — jeu dans l’art, qui prenait l’histoire du jeu aux origines mêmes.
Le second que je vais citer, je vais avancer un peu chronologiquement pour répondre, c’est bien sûr celui que vous attendez sans doute, un jeu de rois, le roi est mort, qui est un jeu qui vient de l’Asie, de l’Inde, on le pense vraiment maintenant de façon assez sereine, qui est probablement né vers le Ve siècle de notre ère en Inde, et que nous n’aurions jamais eu sans cet extraordinaire apport culturel de savoir, de science que l’Occident et l’Europe occidentale doit au monde islamique, qui est notre plateforme, c’est vraiment un lieu de circulation des savoirs. C’est à la fois la civilisation de la conservation de beaucoup d’acquis, des savants et des pratiques de l’Antiquité. C’est aussi la plateforme entre l’Extrême-Orient et l’Occident, et parmi les choses extraordinaires que nous apporte le monde islamique, en dehors du langage, en dehors de certaines pratiques artistiques, en dehors des soies, il y a les échecs.
Et ça, c’est vraiment quelque chose de considérable pour la civilisation médiévale, qui transcende la chose ludique, je pense, dans la mesure où elle permet, plus qu’aucun autre jeu de plateau, d’incarner ce que le jeu est du point de vue philosophique. Et c’est pourquoi l’Église s’en mêle, et même le pouvoir, hein. Charles V en 1369 interdit les jeux. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu quelques défaites militaires, et que probablement on se dit que tiens faudrait que quand même les gens s’occupent à jouer pour de vrai sur le champ de bataille. Et c’est là que je viens à cette allégorie extraordinaire que porte un plateau d’échecs plus que tout autre jeu, même si chaque jeu est une bataille et si chaque joueur a dit un jour si je perds je meurs. C’est ça qui fait qu’on est passionné par le jeu. Tels Achille et Ajax qui, à l’arrière de la guerre de Troie, jouent au jonchet, aux ancêtres des dés dans la description qu’Homère nous livre dans l’Iliade et sur certains vases grecs. Les plateaux d’échecs sont une allégorie miniature de notre monde.
Ils arrivent d’Orient, à travers le monde islamique, à une date que nous ne cessons de faire remonter grâce à l’archéologie. Quand je dis remonter, c’est-à-dire aller plus loin, hein. On baisse quand on vient vers nous, on monte quand on va plus loin. C’est-à-dire que la pratique de la science autour de la connaissance des échecs pendant longtemps a été débitrice des traités, qui appartiennent à une époque évidemment plein Moyen Âge plutôt, et puis des données des musées, dont je vous parlais, qui sont des plateaux extraordinaires, mais qui appartiennent plutôt au monde, à partir de l’art gothique. Grâce aux archéologues, nous ne cessons d’aller un peu plus haut dans la datation, et où j’en suis, nous en sommes en toute bonhomie à l’époque carolingienne, car nous avons trouvé des pièces d’échecs en situation archéologique qui nous prouvent qu’avant l’an 1000, les échecs sont là. C’est considérable, ça veut dire que les choses sont allées assez vite.
Et nous voyons grâce à l’archéologie aussi, nous comprenons mieux les différences qui sont très belles du point de vue des formes des pièces. C’est ainsi par exemple que celui que nous appelons le fou, qui est une pièce qui existe à la fin du Moyen Âge, est précédé jusqu’au XIVe siècle largement et dans toute la période avec des pièces d’art roman — notamment de ces ateliers septentrionaux qui prouvent que la pratique de l’échec va très au nord, de ces ateliers septentrionaux qui ont livré des pièces d’échecs très célèbres, j’ai parlé de Cologne tout à l’heure pour les pions de trictrac, c’est également vrai pour les pièces d’échecs, et puis qui ne connaît pas les Lewis chessmen [NdT : en français les figures de Lewis], cette découverte extraordinaire de pièces auxquelles on comprend pas tout, c’est pas un seul jeu, hein, mais où, c’est là que je voulais en venir, notre fou actuel est un évêque, parfois un juge. Mais avant cela, dans le monde de l’islam, c’est un éléphant.
Et c’est pourquoi la pièce extraordinaire qu’on connaît de la pièce dite des jeux d’échecs de Charlemagne qui est au Cabinet des médailles, c’est un éléphant de taille monumentale. Alors jeu de Charlemagne, la pièce date du Ve siècle de notre ère, donc c’est possible, au contraire des autres jeux de Charlemagne qui sont des pièces amalfitaines du XIIe siècle conservées dans le même musée, qui sont extraordinaires, et qui témoignent, c’est ce que je vous disais tout à l’heure de la typologie aussi très liée à l’art islamique. Vous avez par exemple des pièces fatimides extraordinaires en Espagne. Le jeu d’échecs aussi a transformé, le jeu d’échecs occidental donne une petite place à la femme, puisque la reine se substitue au vizir, qui est auprès du roi dans le jeu asiatique oriental.
Donc cette percée de ces échecs, on peut la situer sur une période médiévale de plus en plus longue au fur et à mesure que la science et notre connaissance des curseurs les plus hauts. On peut supposément envisager que dès l’arrivée du monde arabe dans l’Espagne du Sud, ils jouent aux échecs, donc ça nous fait déjà passer un siècle encore avant. Les attestations en Europe septentrionale de pièces d’échecs dès le IXe siècle nous montrent qu’en fait, ça va très vite.
Et ça me fait une liaison, je sais pas si elle est habile avec le troisième jeu qui, je pense, mérite d’être cité comme typologiquement très important au Moyen Âge. Lui il arrive beaucoup plus tard, c’est même la toute fin du Moyen Âge. On pourrait dire qu’il est un symbole très beau d’un passage d’un monde médiéval à un monde moderne, parce que son atout principal, ça va être l’imprimerie. C’est le jeu de cartes. Son origine n’est pas très claire. Beaucoup de spécialistes du jeu, dont je ne suis pas, je travaille sur les objets et je ne me prétendrais pas une spécialiste de l’histoire des jeux, mais beaucoup se rejoignent sur l’idée d’une invention en Chine très très haut. Pourquoi ? Parce que dans la civilisation chinoise, il existe des substituts par petites cartes en papier et, une fois de plus, on envisage que l’Extrême-Orient soit un des points d’invention de cette chose ludique. Mais il n’y a pas consensus sur la question.
Par contre, ce qui est bien établi, c’est que ce jeu explose littéralement en termes d’usage au XVe siècle dans toute l’Europe, et que les précurseurs, ça semble quand même être les Italiens, et au travers de routes commerciales qu’on envisage bien, par exemple en France, à Lyon on a des cartes à jouer qui sont, pour certaines encore dans une tradition exactement comme dans le monde des livres, une permanence de l’enluminure, bien que l’imprimerie soit en train d’être inventée. Mais évidemment la dimension d’imprimerie permet d’avoir à moindres frais un duplicata. Et en plus je vous rappelle qu’un jeu de cartes, contrairement à un plateau d’échecs et les petites pièces qui lui sont afférentes, vous l’avez dans la poche, vous arrivez dans n’importe quelle taverne ou dans n’importe quelle pièce ou dans n’importe quelle salle d’attente quand vous êtes soldat ou autre, vous sortez le jeu et vous jouez immédiatement, dans des règles de jeu qu’on ne connaît pas bien. Nos connaissances sont plus fines sur la manière dont on joue aux échecs parce qu’il y a des traités d’échecs.
Et là j’en viens à une question que vous m’avez posée tout à l’heure pour les jouets qui est : les différences de pratiques dans la société suivant la couche sociale à laquelle on appartient. Il serait je pense très imprudent de vouloir dire que tout le monde des adultes joue aux échecs. Les règles en sont relativement complexes, il faut avoir un certain apprentissage de la stratégie, certainement une lecture des manuels, un des best-sellers du Moyen Âge c’est le livre de Jacques de Cessoles qui manipule à la fois les règles d’échecs et l’allégorie, la métaphore d’avec la vie. Probablement l’apprentissage de l’échec correspond à l’appartenance à une classe élitaire. On sait qu’Anne de Bretagne apprend les échecs très jeune. Les femmes qui apprennent à jouer aux échecs sont ainsi des femmes qu’on prépare au pouvoir par la métaphore que je vous indiquais, hein. Et puis il y a également dans l’archéologie des pièces d’échecs qui semblent quand même beaucoup plus modestes, donc attention aux caricatures. Ne pas s’imaginer que ça n’est qu’un jeu de prince ou un jeu de roi. De là à dire que tous les gens dans une société médiévale jouent aux échecs, probablement faut-il être plus prudents.
En revanche, pour les cartes à jouer, un peu comme pour les jeux de plateau qui manipulent les dés et les courses-poursuites, alors là c’est probablement très très partagé, et la preuve en est, les oppositions qui sont violentes de l’Église au XVe siècle contre ces jeux de hasard. Parce que tout s’y joue, à la fois inutile de dire qu’il y a des paris, et puis il y a ce que dans l’Antiquité on appelait l’hybris, la colère, qui est très mauvaise conseillère. Et donc il y a dans les enluminures des représentations au travers des romans courtois qui, par exemple certains qui, relatent les vengeances liées à l’humiliation d’une perte au jeu. Donc par les enluminures, on montre des personnages qui sont dans des situations, dans des postures absolument indignes, qui les ravalent au rang d’enfants. Dans la Nef des fous, vous avez des images merveilleuses de ça, et qui montrent bien que la chose ludique est critiquée, et si elle est si critiquée, c’est parce qu’elle est partout et dans toutes les couches de la société. On peut très rapidement esquisser le tableau.
Fanny : Merci beaucoup Isabelle Bardiès-Fronty pour toutes ces informations. Donc maintenant les auditeurs en savent plus sur comment et à quoi on jouait au Moyen Âge. Et j’incite bien sûr tout le monde à aller voir jusqu’au 28 septembre 2020 l’exposition sur la vie quotidienne au musée de Cluny. Merci beaucoup.
Isabelle : Merci à vous.
Épisode 2 : Les vêtements au Moyen Âge
Béatrice de Chancel-Bardelot, conservatrice du patrimoine au musée de Cluny et chargée d’enseignement à l’école du Louvre, vous parle des vêtements et des différentes modes selon les siècles du Moyen Âge.
Au début du Moyen Âge, le vêtement, qui est principalement fait de lin ou de laine, reste encore très influencé par les formes antiques. La fourrure, employée en doublure, contribue au confort thermique, le lapin et le renard pour le plus commun, et la marthe et l’hermine pour les plus fortunés.
Aux XIème et XIIème siècles, l’importance des échanges commerciaux accroît la variété des matériaux disponibles : soies orientales, lin, laines produites dans toute l’Europe… Les métiers du vêtement prennent leur essor, l’iconographie témoigne déjà d’effets de mode. Les femmes peuvent revêtir plusieurs tuniques superposées, et à partir du XIIème siècle se propage la mode des manches amovibles qui peuvent aussi se superposer selon l’envie.
Durant le XIIIème siècle et la première moitié du XIVème siècle, le nombre de pièces de vêtement qui composent la garde-robe augmente, les coupes sont plus habiles et un soin plus important est apporté aux détails. Le vêtement long est souvent celui du noble, en général les personnes qui travaillent ont des vêtements plus courts. Dès le milieu du XIVème siècle, le costume masculin se raccourcit et devient beaucoup plus ajusté, pour mettre en valeur la carrure, et le pourpoint et la jaque remplacent la cotte (nous en avions parlé dans l’épisode sur la mode au Moyen Âge).
Les sous vêtements ne sont pas très communs au Moyen Âge, en tout cas pas aussi ajustés qu’à notre époque, on peut trouver de larges culottes, comme on peut le voir dans certaines enluminures ou peintures.
Pour en savoir plus sur le sujet le Musée de Cluny vous propose un parcours « Vêtement et couvre-chef au Moyen Âge ».
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Fanny : Jusqu’au 28 septembre 2020 se tient au musée de Cluny à Paris l’exposition Regards sur la vie quotidienne, où à travers une sélection d’œuvres des collections du musée, vous allez pouvoir en savoir un petit peu plus sur la vie quotidienne au Moyen Âge. Et pour en savoir un peu plus et tordre le cou au passage à quelques idées reçues, je vous propose dans cette série d’épisodes des focus sur des thèmes particuliers en compagnie des différents commissaires de l’exposition Regards sur la vie quotidienne.
Aujourd’hui nous enregistrons toujours au musée de Cluny et je reçois Béatrice de Chancel-Bardelot, conservatrice du patrimoine au musée de Cluny et chargée d’enseignement à l’École du Louvre. Et aujourd’hui avec vous, nous allons parler des vêtements. Les vêtements au Moyen Âge, bon on se doute que forcément les personnes avaient des vêtements, mais est-ce que vous pouvez me raconter comment s’habillait-on au Moyen Âge, et est-ce qu’il y avait bien sûr des différences entre les habits des hommes et les habits des femmes ?
Béatrice : Alors le Moyen Âge c’est quand même une période très longue. Il y a des phases différentes. En gros, il y a une transition de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge. Ensuite le Moyen Âge classique, disons XIIe, XIIIe, à partir de là on a pas mal de sources, figurées en particulier. On a des objets aussi. Et puis au XIVe siècle, il y a une vraie césure, puisqu’on voit apparaitre des vêtements beaucoup plus travaillés, des vêtements plus près du corps au milieu du XIVe siècle. On voit apparaitre aussi, à partir de la fin du XIIIe siècle les boutons, avec les boutonnières, et donc tout ça permet d’avoir des vêtements plus ajustés, tandis qu’auparavant on avait des vêtements qui étaient maintenus par des épingles, des fibules, dans la tradition antique. Donc on a une vraie césure qui se fait au cours de la première moitié du XIVe siècle, et qu’on perçoit très bien, à la fois par les sources visuelles, mais aussi un petit peu par les objets qu’on trouve.
Les vêtements, ben ils sont faits aussi de tissu, avec toute une variété de tissus, pour les riches, pour les pauvres. Et les vêtements vont se différencier petit à petit aussi entre vêtements masculins, vêtements féminins, mais il y a aussi une base commune qui perdure jusqu’au XVe siècle, en particulier les vêtements longs qui peuvent être communs à hommes et femmes. Après ça dépend, il y a des différences sociales. Il y a à la fois des permanences et des choses identiques, mais aussi des choses… enfin voilà des différences de vêtements hommes/femmes.
Fanny : Quel est le type de tissu qu’on retrouve le plus souvent dans les vêtements au Moyen Âge ?
Béatrice : On utilise des fibres naturelles, donc le lin, le chanvre, la laine. Les vêtements peuvent être fourrés également, donc là on va avoir des fourrures. Et puis pour les vêtements les plus exceptionnels, on va avoir l’usage de la soie, donc des soieries qui sont au début du Moyen Âge plutôt importées de l’est de la Méditerranée et ensuite qui sont tissées. En Italie, par exemple, on a des grands centres de soierie comme Lucques au XIIIe et au XIVe siècle. Et puis des tissus façonnés, donc des lampas, des tissus avec éventuellement du fil d’or, du fil d’argent, du fil métallique, mais là c’est vraiment très exceptionnel. Donc il y a toute une gamme de tissus. On voit aussi qu’à partir du XIIIe siècle on va utiliser des laines plus courtes avec la généralisation du cardage. Donc il y a toutes sortes… sur le textile c’est complexe. Ça rejaillit aussi sur l’histoire du vêtement. Enfin on voit bien les foires de Champagne, on parle beaucoup de drap de laine en fait, qui va servir aussi bien dans les maisons que pour vêtir les gens, pour les vêtements, pour lutter contre le froid.
Fanny : J’ai une question peut-être un petit peu étrange, mais est-ce qu’on portait des sous-vêtements, voire même des chaussettes au Moyen Âge ?
Béatrice : Alors on a des bas, en particulier des bas ecclésiastiques, donc des types de chaussettes. Par exemple, il y a quelques années à l’exposition Les temps mérovingiens, étaient présentées des chaussettes de Saint-Germain conservées dans le Jura. Alors le principal sous-vêtement, c’est quand même la chemise de lin, enfin de lin si possible, de chanvre si on est moins riche. En revanche, on voit par exemple dans la miniature de février des Très riches heures du duc de Berry donc des paysans qui se chauffent au coin du feu l’hiver et hommes et femmes relèvent leur jupe, et on voit bien qu’évidemment le slip n’existait pas au Moyen Âge, donc on voit leurs attributs sexuels, hommes et femmes. En revanche, on portait des bandages, des pagnes, etc. Là, dans les illustrations, j’ai un Lancelot prisonnier qui porte une sorte de pagne, en fait. On portait des sous-vêtements, mais qui étaient des chemises quoi, des chemises de corps.
Fanny : Alors s’ils n’avaient pas de chaussettes, par contre évidemment les gens avaient des chaussures au Moyen Âge.
Béatrice : Oui, alors on a retrouvé un certain nombre de chaussures, par exemple dans les fouilles urbaines à Saint-Denis. Nous-mêmes avons quelques chaussures, qui sont actuellement en réserve puisque le musée est en travaux. Par exemple, dans les enluminures, on voit des personnes qui travaillent et donc qui ont des chaussures, on voit des chaussures en cuir. Là aussi on voit un laboureur dans les Très riches heures du duc de Berry au mois de mars qui a des chaussures sombres, donc vraisemblablement en cuir. Et on peut avoir aussi, sur les images en particulier au XIIe, XIIIe, d’assez jolies chaussures à brides, y compris là, dans une image extraite de Miracles de la Vierge, où on voit quelqu’un qui travaillait sur un échafaudage, donc il est vêtu de court, mais il a lui aussi des chaussures attachées avec des brides.
Puis à la fin du Moyen Âge on a les modes un peu extravagantes avec des chaussures à longue pointe, les célèbres poulaines, pour les hommes ou pour les femmes. Il se trouve que j’ai été conservatrice du musée de Bourges, et au musée de Bourges on avait une chaussure, alors toute fin du Moyen Âge, qui a appartenu à une des filles de Louis XI, Jeanne de France, et qui est une chaussure à semelle très épaisse, de type un peu socque, donc qui existait aussi au Moyen Âge. On en voit aussi dans les sources, dans les sources figurées on voit des socques à semelle en bois attachées au pied avec du cuir.
Fanny : Les talons n’existaient pas au Moyen Âge alors, ou alors juste les semelles comme ça, un peu compensées seulement ?
Béatrice : Sur les sources on voit quand même des talons. Et puis oui, on voulait rehausser sa taille avec des semelles plus ou moins compensées. Mais c’est un phénomène qui est quand même à mon avis du Moyen Âge tardif, et il me semble qu’en Italie certaines villes ont pris des dispositions, mais à Venise on pouvait vouloir avoir des hauts talons aussi et des hautes semelles pour éviter l’aqua alta [NdT : l’eau haute, le sol de Venise était parfois inondé].
Fanny : Là vous me présentez encore des images, on les mettra sur le site passionmedievistes.fr pour les commenter. Donc là, qu’est-ce qu’on a ?
Béatrice : Donc là, on a une illustration du Roman de la Rose, où on voit que jusqu’au XIVe siècle on a des vêtements longs un peu indifférenciés pour les hommes et pour les femmes. Alors les hommes vont plus avoir des chaperons, donc une espèce de cagoule qui va leur permettre de se protéger de la pluie s’ils sortent, donc on les voit là sur cette image. Et les femmes, vous voyez, ont aussi des vêtements en long, mais là un peu plus de féminité, on voit le décolleté, mais on est déjà à l’époque des boutons, donc on voit que certains ont des boutons.
Ensuite ce qui va se différencier, c’est un peu en fonction du statut social et de la respectabilité. Donc là, on a deux images qui sont extraites du même manuscrit, des œuvres de Guillaume de Machaut. Donc là on voit une personnification d’une vertu, qui présente Guillaume de Machaut. Là, c’est un poète, c’est un savant, donc il est vêtu de long et il est suivi par deux autres femmes qui sont voilées, vêtues de long, donc ce sont des personnes tout à fait respectables, tandis que sur une autre enluminure on voit un personnage jeune, donc avec un vêtement très ajusté, on voit qu’il a ses chausses vraiment moulantes. Son vêtement, son pourpoint, enfin on dit pourpoint ou jaque, qui est aussi assez ajusté et qui est même rembourré sur la poitrine pour lui donner plus de prestance, plus d’ampleur.
Et les dames, là, on les voit aussi avec des robes certes longues mais plus ajustées sur le buste, peut-être aussi un peu rembourrées, on voit des fentes et on voit qu’elles rajoutent des manches, puisque [pour] participer à la séduction, il y a des jeux de manches qu’on voit déjà au XIIe siècle, mais qu’on voit beaucoup aussi au XIVe et au XVe siècle. Et là, on voit bien qu’elles ont des manches amovibles en fait. Dans les textes, on voit aussi, il y a l’expression « c’est une autre paire de manches », ça veut dire qu’on pouvait se rajouter des manches décoratives et ornementales pour virevolter, occuper l’espace, etc.
Donc on voit là, sur des enluminures des Très riches heures comme le mois d’avril, on voit ces très beaux tissus façonnés, on voit qu’on a des superpositions, on le voit aussi dans les tapisseries de la Dame à la licorne. Donc on a une robe, une deuxième robe, donc la cote, le surcot, la houppelande. Robes qui peuvent avoir des bords, des cols de fourrure, des poignets de fourrure, dans certains cas. Robes qui peuvent être doublées, donc là, on voit, sur la femme agenouillée à l’arrière du mois d’avril, on voit qu’elle a une première surcote rose, et puis par-dessus elle a une houppelande, qui est rose aussi, mais qui est doublée avec une étoffe grise, donc on a des effets de matière, de couleur. Et puis là, on voit des tissus façonnés ou des tissus brodés, et pour les tissus brodés les plus luxueux, on brodait avec des fils de couleur, avec des fils d’or, et on pouvait même rapporter des perles, voire même des pierres précieuses qui étaient assujetties au tissu.
Et puis participe du vêtement évidemment tout ce qui est chapeau. Dès qu’on est mariée ou respectable, on ne sort pas en cheveux. Donc on a des chapeaux, donc là, on a des couvre-chefs assez extraordinaires, ici en associant fourrure et plumes, des chapeaux, des chapeaux avec beaucoup de lobes, de choses découpées qui sont un peu extraordinaires, très travaillées, et qui sont caractéristiques des années 1400 et du XVe siècle.
On a le duc de Berry également festoyant au mois de janvier, donc il a un grand manteau, une grande houppelande en étoffe façonnée. Et aussi il porte un collier et il est servi par des valets. Eux, ils sont coiffés à la mode avec des coupes courtes et ils ont des vêtements un peu fendus, qui sont courts. Donc le vêtement long, c’est vraiment le vêtement du noble, de la personne respectable. Quand on travaille, on a des vêtements plus courts, éventuellement fendus, qui permettent de monter à cheval, éventuellement fourrés. Bon là, on a quand même des jolis vêtements façonnés, et là on a aussi un vêtement mi-parti, donc avec des effets de couleur qui peuvent relever de l’héraldique ou de la recherche chromatique.
Dans les tableaux flamands, on met aussi l’accent beaucoup sur les atours de tête féminins ou masculins, mais féminins avec du linge blanc, donc qui va être très blanc. Évidemment, la blancheur participe à la fois de la richesse et de l’hygiène, parce que si vous portez une semaine votre coiffe blanche, elle va plus être très blanche. Donc je pense que c’était aussi un indice de distinction sociale.
Alors là, non seulement c’est blanc, mais en plus c’est tout tuyauté, travaillé, c’est extraordinaire. Et donc là, on a un vitrail, alors actuellement en réserve, mais qui est reproduit dans l’exposition sur la vie quotidienne. Donc on a un couple jouant aux échecs, et on retrouve donc ces vêtements, une robe longue ajustée ceinture haute pour la femme, donc une mode de la fin du XIVe siècle qui perdure pendant l’essentiel du XVe siècle, un décolleté souligné de fourrure, des atours de tête assez incroyables, bifides, avec comme deux cornes, et l’homme a une houppelande, elle aussi toute bordée de fourrure au col et puis à la partie inférieure, une aumônière, donc une aumônière portée par les hommes et par les femmes, et il a un chaperon avec comme des grandes feuilles qui pendent de partout. Mais on voit bien que la houppelande, c’est un vêtement de dessus, donc il a un col en dessous et il a des chausses effectivement. On voit qu’il a des petits chaussons de cuir a priori, puisqu’on a une séparation sur la jambe.
Et la fourrure, c’était vraiment important, puisqu’à l’époque, on était quand même moins bien chauffés que de nos jours, le climat était un peu plus froid. Donc on a toutes sortes de fourrures, depuis ben les animaux courants, le lapin, le renard, etc. L’agneau aussi, qui était un peu pour tout le monde. Mais dans les comptes princiers, on voit la martre, qui est beaucoup plus chic, et l’hermine également. Par exemple dans des comptes du roi René, on voit que pour un manteau, il fallait plus de cinq cents peaux d’hermines, un manteau complet, et donc là vous imaginez. Là j’ai ressorti aussi l’enluminure de Fouquet pour le livre des statuts de l’ordre de Saint-Michel. Vous voyez les conseillers, vous imaginez l’hécatombe sur les hermines.
Fanny : Là on a à peu près une vingtaine, trentaine de personnages tous en blanc manteau. Effectivement, là, il y a du budget d’hermine.
Béatrice : Mais les hermines, on pouvait aussi, enfin les queues noires pouvaient aussi être rapportées. C’est-à-dire que vous aviez peut-être de la fourrure blanche, alors peut-être qu’on pouvait un peu tricher, on prenait de l’agneau blanc et puis on rajoutait des petites touffes noires pour faire hermine, même si c’était pas de la vraie. (rire)
Fanny : Il y avait déjà de la contrefaçon au Moyen Âge. Là vous montrez, il y a une tunique de Sainte Batilde, est-ce que c’est la reine Batilde ?
Béatrice : Voilà, c’est une tunique, donc en fait dans les vêtements conservés du Moyen Âge, ce sont souvent des vêtements qui sont associés à des personnages considérés comme saints. Donc à Chelles, on a la tunique de Sainte Batilde, alors dite de Sainte Batilde, qui est une pièce de lin avec des broderies qui évoquent de l’orfèvrerie de l’Antiquité tardive, qui a été présentée donc il y a quelques années dans l’exposition Les temps mérovingiens.
Sinon comme vêtement conservé très célèbre du Moyen Âge, on a au musée des Tissus de Lyon, on a le pourpoint de Charles de Blois, qui serait mort en 1364, qui aurait été le vêtement qu’il aurait porté le jour de sa mort en 1364 à la bataille d’Auray, et qui est un vêtement typique du XIVe siècle, avec tous les boutons à la fois sur le torse, mais aussi sur les manches, un vêtement rembourré, un vêtement de tissu façonné, donc qui est très célèbre. Et, plus accessoire, mais une chaussure.
Alors il y a la paire mais il y en a une qui est au musée de Bourges, il y en a une qui est chez les religieuses de l’Annonciade de Bourges, donc une chaussure à semelle compensée en cuir, de type socque, cuir façonné et polychromé, et qui a appartenu à Jeanne de France, la fille cadette de Louis XI, qui a été mariée au duc d’Orléans, futur Louis XII et qui, lorsque Louis XII est monté sur le trône, il s’est séparé de son épouse, qui a fondé un ordre religieux, l’ordre de l’Annonciade, et qui est morte en odeur de sainteté et qui a été canonisée tardivement. Et donc on a ces deux chaussures, dont une en contexte muséal, mais qui ont été conservées parce que liées à un saint personnage. Et en fait, je pense que pour beaucoup de vêtements médiévaux conservés, hors des vêtements ou des textiles retrouvés en contexte archéologique, c’est parce qu’ils sont associés à une pieuse et sainte personne.
Fanny : Merci beaucoup Béatrice de Chancel-Bardelot. Les auditeurs et auditrices, si vous voulez en savoir plus sur les vêtements au Moyen Âge, allez voir l’exposition Regards sur la vie quotidienne qui est au musée de Cluny jusqu’au 28 septembre 2020. Et même, je vous incite à aller sur le site du musée de Cluny, il y a un parcours vêtements et couvre-chefs pour en savoir encore plus et voir un petit peu quelle était la mode au Moyen Âge. Mais d’ailleurs, rappelez-vous, on avait déjà eu un épisode sur le sujet, mais ça c’est encore autre chose.
Épisode 3 : L’habitat et la maison au Moyen Âge
Jean-Christophe Ton That, chargé d’études documentaires principal et responsable du service de la documentation au Musée national du Moyen Âge, explique comment l’habitat et les maisons étaient organisées à l’époque médiévale. Il existe encore des ensembles architecturaux médiévaux en élévation qui permettent d’observer l’implantation de maisons, comme un ensemble du XIIème siècle à Cluny en Saône-et-Loire.
Au début du Moyen Âge, les villes englobaient des zones rurales dans leur enceinte. Et au fur et à mesure de la densification de la population, ces espaces sont lotis, les maisons finissent par se toucher et des rues s’organisent. Des activités insalubres ou dangereuses sont externalisées de l’enceinte, comme les tanneurs et les forgerons. Une politique de la ville se met aussi en place, et les villes finissent par atteindre plusieurs centaines d’hectares.
A cette époque, la maison représente ce que l’on veut donner à voir de soi, de son rang social et de sa connaissance de la mode. Les maisons peuvent comporter deux ou trois pièces, voir plus jusqu’à atteindre des dimensions gigantesques, comme on peut le voir au musée de Cluny par exemple. Les archéologues du bâti ont relevé la présence de beaucoup de couleurs sur les façades, et à l’intérieur des maisons des carreaux de pavement pouvaient décorer les maisons du sol au plafond.
Le niveau social se manifeste notamment dans la salle de parement dans les plus riches maisons. Dans les maisons plus modestes les pièces sont plus polyvalentes, et la pièce principale est celle de toutes les activités. Avoir une cuisine est d’ailleurs déjà un signe de confort, le plus souvent on cuisine dans l’espace à vivre, et certaines maisons peuvent avoir un cellier pour la nourriture.
La salle de bain n’existe pas en tant que telle dans les maisons au Moyen Âge, et pour les latrines apparaissent assez tôt au Moyen Âge dans les maisons mais de différentes façons. Elles sont souvent une source d’inconfort, et posent des problèmes de courants d’air et d’odeur. Dans les milieux aisés on a recourt à la chaise percée pour remplacer les latrines.
Pour ce qui concerne la chambre à coucher, les historiens pensent que le lit est souvent partagé au Moyen Âge entre les habitants d’un même foyer, les enfants dorment avec les parents, notamment pour lutter contre le froid. Dans la chambre de parement des maisons plus aisées le lit constitue un espace de réception, mais on n’y dort pas forcément. Dans les chambres on trouve presque systématiquement des coffres et coffrets destinés à préserver les biens précieux et les vêtements.
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Fanny : Jusqu’au 28 septembre 2020 se tient au musée de Cluny à Paris l’exposition Regards sur la vie quotidienne où, à travers une sélection d’œuvres des collections du musée, vous pouvez vous rendre compte de ce qu’était la vie quotidienne au Moyen ge. Pour en savoir un peu plus et peut-être tordre le cou au passage à quelques idées reçues, je vous propose dans cette série d’épisodes des focus sur des thèmes particuliers en compagnie des différents commissaires et responsables de l’exposition Regards sur la vie quotidienne.
Aujourd’hui, je reçois Jean-Christophe Ton That, qui est chargé d’études documentaires principal et responsable du service de la documentation au Musée national du Moyen ge. Bonjour.
Jean-Christophe : Bonjour.
Fanny : Avec vous, aujourd’hui, nous allons parler de l’habitat et de la maison au Moyen ge, donc vaste sujet. Mais déjà je voulais savoir, Jean-Christophe Ton That, comment évolue l’habitat et les maisons dans les campagnes au Moyen ge et dans les villes ? Est-ce qu’on voit des évolutions similaires ?
Jean-Christophe : Bien sûr ! D’abord il faut quand même avoir à l’idée qu’on parle quand même d’une période qui est très très longue, donc des évolutions, évidemment, il y en a, des croissances, des stagnations, des déclins. On voit se mettre en place ce clivage réseau urbain — réseau rural. On voit se mettre en place des règles d’urbanisme. On voit comment la ville commence à s’organiser.
Alors si nous, côté français, on dispose d’un peu moins de sources qu’en Italie, par exemple, on sait quand même, les archéologues montrent… il faut aussi savoir qu’en France nous avons la chance d’avoir encore de très nombreux ensembles architecturaux en élévation [NdT : encore debout] qui nous permettent d’observer l’implantation de ces maisons. Assez haut dans le temps, autour du XIIe siècle, on a quand même un ensemble à Cluny, en Saône-et-Loire, avec près de deux cents maisons romanes. On a des ensembles à Cahors, à Montpellier, à Provins, plus près d’ici. On voit la façon dont la ville et l’urbanisme s’organisent.
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’au début, les villes, dans leurs enceintes, englobent des zones rurales importantes. Et puis, d’une certaine façon, sur des réflexions et des problématiques qui sont très contemporaines, sur tout ce qu’on va avoir à dire aujourd’hui, je pense que finalement, il y a un parallélisme des formes qui reste très étonnant. Donc en fait, qu’est-ce qui se passe ? La population augmente, on densifie, et donc en fait ces espaces ruraux, ces espaces agricoles, qui étaient pris dans l’enceinte, on les lotit, d’abord de manière éparse. Et puis ensuite ces maisons, qui étaient donc isolées, finissent par se toucher. On organise des rues. Les maisons doivent évoluer, se mettre sur le front de rue. On organise l’alignement. Il faut organiser la réglementation.
On sait par exemple qu’en Italie, de manière assez amusante, on passe avec des perches pour évaluer l’encorbellement des maisons, puisqu’en fait, les parcelles étant assez petites, on gagne en surface en construisant en encorbellement. Et donc, pour éviter que les rues se trouvent être dans une pénombre totale avec la progression, l’avancée de l’encorbellement, eh bien on mesure, et tout ce qui dépasse doit être abattu, etc., donc voilà.
Ces villes s’organisent. Un certain nombre d’activités sont sorties du périmètre de l’enceinte, d’abord toutes les activités plutôt agricoles, là où on conserve du foncier, de la surface, etc. Progressivement émergent aussi des problématiques liées à l’hygiène, à la nécessité d’assainir, ce qui va être très très long, etc. Donc en fait, on va commencer à externaliser un certain nombre d’activités qui sont soit insalubres soit dangereuses. Donc en fait, on voit par exemple les quartiers des tanneurs, les quartiers où s’implantent les abattoirs, être sortis de l’enceinte, l’activité [des] forgerons, qui en fait peut générer des incendies. Et donc en fait la ville grossit de cette façon-là.
Et puis, certains historiens l’ont même mis en évidence, on a aussi une politique de la ville, avec des lotissements de quartiers, donc parfois à l’extérieur de l’enceinte, ce qui devient donc les faubourgs. Et ces villes finissent par s’étendre, donc, de quelques hectares à une centaine d’hectares. Et en fait l’enceinte, parfois, doit s’agrandir pour englober les faubourgs et les protéger également.
Fanny : Et est-ce qu’en parallèle de l’évolution des villes, est-ce que l’habitat évolue aussi ? Est-ce qu’on voit peut-être les maisons se complexifier ?
Jean-Christophe : Là aussi on est sur des problématiques, comme je le disais tout à l’heure, très très contemporaines. La maison est ce que l’on souhaite donner à voir de soi. Donc en fait elle est l’affichage de son rang social, de sa position hiérarchique, de son goût et aussi, bien logiquement, de sa connaissance de la mode. Le Moyen ge n’échappe pas à la règle. On va chercher à gagner en confort, en luxe, et la maison traduira par son ornementation plus ou moins importante la position hiérarchique de ses occupants. Ainsi, quand on regarde les maisons qui restent encore en élévation, on s’aperçoit que la fenêtre sur la rue, c’est ce que l’on voit en premier, et la partie la plus ornée de la façade, ce qui traduit le luxe de la maison.
Après, c’est comme aujourd’hui aussi, les maisons peuvent comporter deux ou trois pièces, et ensuite atteindre des dimensions gigantesques. Aujourd’hui nous sommes au musée de Cluny, donc résidence parisienne des abbés de l’abbaye de Cluny en Saône-et-Loire. Vous voyez bien la dimension, le luxe, l’apparat qu’offre cet hôtel qui a été construit à la toute fin du XVe siècle.
Les couleurs dans la maison, en fait, je pense que dans le décor, alors typiquement sur les clichés, je pense que là il faut juste s’imaginer en fait en termes d’ambiance chromatique des choses avec des couleurs très très flashys on dirait aujourd’hui. Les archéologues du bâti ont relevé, y compris sur les façades, des traces de couleur sur les enduits qui pouvaient être jaunes, rouges… Donc en fait on a des couleurs chatoyantes. Et ces carreaux de pavement qui sont présentés dans l’exposition, dans les pièces dans lesquelles ils étaient disposés, modifiaient forcément cette ambiance chromatique. Donc en fait ce sont des carreaux qui sont en terre cuite vernissée qui sont de deux couleurs avec un fond rouge en terre cuite et un motif qui vire sur le jaune, ce qui est dû à la couverte plombifère qui donne cette teinte jaune.
Et là il faut s’imaginer un décor en tapis. Aujourd’hui dans les collections du musée qui conservent des carreaux de pavement, malheureusement, nous avons procédé à un échantillonnage en pensant plus à une typologie des décors, mais pas à l’ensemble. Donc en fait, on avait des motifs de tapis qui permettaient, soit dans les édifices religieux où on en a évidemment de nombreux, soit dans les édifices civils, on a une véritable organisation du décor, parfois avec un programme iconographique.
Si on reste dans le domaine du laïc, [dans] des fouilles archéologiques menées il y a moins de dix ans dans le Val-d’Oise, dans une commune qui s’appelle Viarmes, on a trouvé la résidence d’une famille très très importante, qui en fait s’est hissée au rang de chambellan du roi, la famille Chambly. Leur demeure, pour nous qui nous intéressons à ça, présente l’intérêt d’avoir été détruite de manière violente vers le milieu du XIVe siècle. Donc la maison s’est effondrée, elle s’est affaissée. Les archéologues de l’INRAP qui ont fouillé on trouvé superposés en strates archéologiques les deux niveaux.
On s’aperçoit de quoi ? C’est qu’en fait on a un décor avec des motifs classiques courant sur le rez-de-chaussée. En revanche, au premier, donc dans cette fameuse salle de parement, on trouve des carreaux qui présentent des décors qui eux sont individualisés, avec les armoiries des Chambly, avec des agnus dei. Et donc on peut comprendre qu’il y a un vrai programme iconographique à la gloire de la famille, qui en fait s’est hissée aux côtés de Saint Louis. Donc en fait ce personnage-là et ses fils resteront chambellans. On a également trouvé des vitraux avec là aussi la trace des armoiries familiales. Et donc on peut s’imaginer très très clairement que cette pièce était une véritable affirmation de cette progression sociale et une véritable affirmation de ce nouveau statut. Et donc, il faut imaginer cette pièce-là avec un décor totalement cohérent et complet, qui passait par le sol, par le fenestrage, et on peut imaginer ça peut-être par des décors peints ou par des tapisseries.
Là aussi vous pouvez en voir une dans l’exposition, la tapisserie à l’emblématique des Robertet. Vous voyez, à la fois cette tapisserie mêle l’héraldique, puisqu’en fait on a les armoiries de la famille Robertet, mais aussi, dans la partie centrale, un vers d’Horace, et là, la famille Robertet affirme aussi sa culture, sa connaissance des textes. C’est aussi un manifeste de leur position et de leurs connaissances culturelles.
De la même façon, l’organisation de ces espaces est aussi liée à la nature des occupants. Plus le nombre de pièces est important, eh bien logiquement, plus il est simple de donner une affectation particulière à ces pièces. Quand vous êtes un aristocrate ou un grand bourgeois, vous pouvez vous permettre d’avoir une chambre de parement, une chambre de retrait. Et donc dans cette chambre de parement, on y reviendra, c’est là aussi qu’une fois de plus on affiche par la démonstration, par la présence du mobilier, la richesse des étoffes, la présence d’orfèvrerie, la présence de fresques aux murs, la présence plus tardivement de tentures, de tapisseries, etc. On affiche sa position hiérarchique et sociale.
En revanche, dans les milieux plus modestes, on est de fait contraints à une plus grande polyvalence dans les espaces. La pièce principale est régulièrement la pièce où l’on vit, la pièce où l’on mange, la pièce où l’on dort et aussi, assez régulièrement, la pièce où l’on travaille. Si on se situe sur les logis en rez-de-chaussée, c’est-à-dire avec des façades ouvrantes sur la rue sur laquelle on tient boutique, cette pièce-là sert aussi d’atelier, elle sert aussi de lieu de stockage. En général, les pièces que l’on compte dans les maisons, qui souvent dans les documents, dans les sources, les clercs les désignent toutes comme chambres, mais en général dans les maisons modestes on a deux, trois pièces avec parfois une cuisine, parfois un cellier pour conserver les aliments. Mais par exemple la cuisine c’est déjà un premier pas vers un peu de confort, puisque sinon on cuisine dans l’espace dans lequel on vit et dans lequel on dort.
Fanny : Et est-ce qu’on voit peut-être aussi des salles de bain dans les maisons au Moyen ge ?
Jean-Christophe : La salle de bain stricto sensu n’existe pas. L’activité du bain est quelque chose qui nous est connu notamment par l’archéologie puisqu’en fait on trouve dans les habitations les plus luxueuses la trace de pièces dédiées, donc en fait qui présentent des hypocaustes, l’hypocauste étant un principe architectural que l’on trouve dès l’Antiquité, qui est peut-être l’ancêtre du chauffage au sol. Le sol constitué de dalles repose sur des pilettes en briques, et on a un foyer qui permet la circulation d’air chaud, et donc en fait, la pièce au-dessus se trouve être chauffée, et c’est la pièce qui est dédiée à la toilette et donc aux loisirs du bain.
Alors le bain, comme le montre aussi un certain nombre d’enluminures, dans l’iconographie, le bain peut être une activité familiale, collective. Donc on amène des cuves dédiées à prendre le bain, recouvertes de toiles, de draps, qui évitent à ceux qui vont y pénétrer d’être en contact avec le bois. Et puis ensuite [ils] sont recouverts eux-mêmes de draps et on peut y discuter, pendant qu’en fait on rajoute régulièrement de l’eau chaude. On peut y prendre son repas, il suffit de poser une planche en travers de la cuve, et voilà. Donc on peut passer comme ça plusieurs heures à prendre son bain. Mais évidemment, ce n’est pas à la portée de n’importe qui.
Alors de même, on vient de parler de la salle de bain, il y a un autre sujet qui est peut-être plus central encore dans nos vies, qui est la question des toilettes, des sanitaires, que l’on désigne sous le nom de latrines. Alors les latrines, on les voit apparaitre assez tôt dans le Moyen ge. C’est un équipement aussi qui évidemment n’est pas dans toutes les maisons, mais c’est un équipement que l’on voit apparaitre de manière assez courante, qui se situe évidemment à l’espace des zones que l’on habite, et qui en fait est souvent aussi une source d’inconfort et de ce que les gens redoutent au Moyen ge, qui est le courant d’air.
Donc en fait, deux questions : le courant d’air et les odeurs. Donc la pièce des latrines est souvent dotée d’aérations, mais à partir du moment où on crée des aérations, on crée des courants d’air. Alors on voit des dispositifs architecturaux assez impressionnants où on dispose les latrines derrière des murs coudés, pour casser le courant d’air et casser la circulation des mauvaises odeurs. Et, dans un exemple tout près de nous, à la tour Jean sans Peur, en fait, les latrines s’adossent à la cheminée, ce qui permet de réduire l’inconfort de la fréquentation de cet espace-là pendant l’hiver. Ce que l’on pense, c’est que dans les milieux les plus aisés, on a recours à la chaise percée plus qu’aux latrines, en tout cas pendant les périodes de grand froid.
Fanny : Une autre pièce aussi qui, forcément, est très importante dans la vie, c’est la chambre à coucher. Est-ce qu’au Moyen ge on a vraiment une chambre pour chaque personne ? J’imagine que non, mais il y a aussi une image reçue qu’on a au Moyen ge, c’est : tout le monde dort dans le même lit. Est-ce que c’est faux ou est-ce que ça existait ?
Jean-Christophe : Le lit est souvent partagé. Alors, on peut le partager, on peut y faire coucher les enfants. Les spécialistes de la vie quotidienne notent qu’en fait on a très peu de traces de berceaux, et que malgré certaines recommandations, on fait dormir le bébé dans le lit parental. Mais aussi pour des problématiques qui sont récurrentes, des problématiques de température, de chaleur, etc.
Pour revenir à ce que je disais tout à l’heure, il faut bien avoir à l’esprit que dans les milieux les plus hauts, dans la société, il y avait plusieurs chambres. On a évoqué la chambre de parement. La chambre de parement est la pièce de réception, et elle est dotée d’un lit. Mais en fait, c’est un lit qui pourrait être comparé dans notre quotidien d’aujourd’hui à ce qu’est le divan. En fait on reçoit sur le lit, on s’assoit sur le lit. On parlait du lit de justice. On peut très bien être installé sur un lit quand on reçoit, et c’est tout à fait distinct de la chambre de retrait qui elle est la chambre à coucher, qui elle est aussi dotée d’un lit.
Là aussi, sur tous les éléments constitutifs de ce lit, vous avez une hiérarchie. Les plus aisés vivent dans des couettes de duvet, ont des étoffes confortables voire de la fourrure, des coussins, des oreillers, etc., alors qu’en fait dans les milieux les plus simples, on pense qu’on est plutôt sur des matelas remplis de fougères, de choses comme ça, qui sont d’ailleurs plus propices à l’installation de ce que décrit par exemple le Ménagier de Paris à la fin du XIVe siècle qui est une grosse nuisance, à savoir tout ce qui est insectes piquants qui peuvent s’installer dans les lits. Le Ménagier donne plusieurs recettes pour essayer de les chasser, mais on sait que puces, poux, punaises, tiques sont dans les maisons. Et c’est aussi pour ça que le Ménagier dit qu’une maison bien tenue est une maison dans laquelle rien ne doit trainer par terre. C’est aussi un appel à l’hygiène. Pas de résidu de repas, pas de choses qui trainent.
C’est ce qui sans doute explique, ça va nous ramener là à l’exposition, le succès du coffre, mobilier de rangement par excellence. Donc en fait, on a dans les chambres, quasiment systématiquement, un coffre, voire plusieurs coffres, qui peuvent être à vocation à se déplacer selon les déplacements des occupants de ces résidences, ou à être installés là de manière pérenne. En tout cas, c’est le réceptacle de ses vêtements, de ses bien précieux, etc. En tout cas, c’est un espace où l’on range.
Fanny : Justement, si on continue à parler de l’exposition, on a aussi beaucoup de matériels de cuisine qui sont présentés à l’exposition. Qu’est-ce qu’on peut y voir par exemple ?
Jean-Christophe : On trouve des instruments de cuisson. L’archéologie, là-dessus, nous a livré des quantités de pièces et de formes que l’on retrouve aussi dans les livres de recettes médiévaux, qu’explique aussi le Ménagier. Le Ménagier est un manuscrit qui est très intéressant pour toute personne qui s’intéresse à la problématique de la vie quotidienne, hein. C’est donc un manuscrit qui a été écrit à la fin du XIVe siècle par quelqu’un dont on ne connait pas le nom ni l’identité, et qui sans doute a épousé une très jeune femme. Il a écrit ce manuscrit qui balaie un certain nombre d’aspects de la vie quotidienne, et qui est conçu un peu comme un manuel. C’est plein d’informations et d’indications.
Alors, pour revenir à votre question, nous, nous avons présenté par exemple un pot. Le pot est un réceptacle en terre cuite, un des objets centraux de la cuisine. Donc en fait, c’est un objet qui est posé directement dans l’âtre, sur le côté. On peut l’affirmer parce qu’en fait certains objets avec des provenances archéologiques présentent la trace d’une exposition régulière sur le côté aux flammes. Et ensuite on a tout un florilège, alors que nous, on n’a pas forcément dans nos collections hein, dans l’exposition vous pouvez voir des tasses, des écuelles, des cruches en terre vernissée. Mais on connait la variété d’accessoires, des poêles, des lèchefrites, qui est l’accessoire du rôti, donc en fait dans lequel on recueille la sauce, toutes sortes d’accessoires. Et puis quelques accessoires métalliques, je parlais de la poêle. La poêle existe en terre cuite et elle existe aussi dans une version en fer, avec un usage différent, qui lui est plus destiné, par exemple, à la friture.
Fanny : Dans l’exposition, on a aussi des meubles, des choses un peu plus volumineuses qui sont présentées. Qu’est-ce qu’on a ?
Jean-Christophe : Consacré à l’habitat, concernant les meubles, vous pouvez voir principalement trois objets. Une table, qui a été datée par dendrochronologie de 1490, donc la toute fin du XIVe siècle [NdT : correction, toute fin du XVe siècle]. [C’est] un objet exceptionnel, extraordinaire, en fait on n’en connait pas d’autres. Elle a longtemps été désignée sous le nom de table pliante. Il conviendrait peut-être davantage de l’appeler table démontable. Elle peut être mise en une vingtaine de morceaux.
https://www.musee-moyenage.fr/collection/oeuvre/table-pliante.html
Donc ça c’est un objet extraordinaire, parce qu’en fait on n’a pas encore parlé du repas, mais en fait, le repas se prenait principalement sur une planche sur tréteaux. Alors, là aussi, avec des hiérarchies dans le luxe de ces objets. Le musée des Arts décoratifs, il y a peu de temps, a acheté une paire de tréteaux tout à fait somptueux, sculptés. Nous, nous avons dans nos collections une table peinte, etc. Mais sinon, une simple paire de tréteaux et une planche permettaient de, c’est d’ailleurs une expression qui est parvenue jusqu’à nous, de mettre la table. Mettre la table où on le souhaitait, ce qui permet donc en journée de prendre son repas dans la pièce principale, et ce qui ne gênait pas les personnes de la période médiévale était de mettre la table dans la chambre à coucher pour prendre son dîner.
Le deuxième meuble, évidemment, pour illustrer cette problématique du coffre, est un coffre du XVe siècle également qui nous vient d’Italie, avec un décor particulièrement luxueux de petits fragments d’os, et déjà, d’un point de vue histoire de l’art, bien entré dans un décor presque Renaissance avec des peaux d’où sortent des rinceaux qui scandent la façade. En fait, c’est des coffrets que l’on connait sous le nom de coffrets a la chertosina, parce qu’en fait pendant longtemps on les a attribués aux ateliers de la chartreuse de Pavie. Aujourd’hui c’est quelque chose qui est discuté, on n’est plus sûr que ça soit là, voire pas du tout. En tout cas, on sait que ce sont des coffres qui viennent du nord de l’Italie.
Et puis un autre objet, qui est lui aussi tout aussi extraordinaire, qui est un fauteuil pliant, qui est un fauteuil qui dans sa forme rappelle les chaises, les fauteuils antiques dits « en X » ou curules, et qui en fait peut lui aussi se replier, qui est un fauteuil donc espagnol, dont là aussi on connait très peu d’exemplaires, qui est orné lui de nacre, d’os et d’ivoire, avec un décor totalement recouvrant et une assise et un dossier en cuir. C’est un objet tout à fait extraordinaire.
https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/fauteuil-pliant-en-x
Alors ça m’amène quand même à porter une petite nuance sur tout ce que je dis. C’est qu’en fait, dans la description que j’ai donnée, vous voyez bien qu’on est en face d’objets hors du commun. On a souvent réfléchi à l’existant à travers ces objets-là. Or, il est évident que tout le monde n’avait pas ce type de mobilier, et qu’on a énormément perdu, que les objets les plus courants, qui devaient être évidemment aussi variés, parce que, quelque soit votre positionnement dans la société, vous avez besoin de manger, vous avez besoin de vous asseoir, vous avez besoin de dormir.
À la différence près, c’est que tous ces objets du quotidien, quand ils perdent leur fonction d’usage par l’usure, parce qu’ils sont cassés, etc., eh bien au lieu de les réparer, ils finissent souvent dans la cheminée ou, rarement, par exemple, on a vu des coffres être transformés en cercueils, quelques archéologues en ont trouvé. Mais il faut pas penser que toute la société avait des objets aussi luxueux, aussi couteux que ceux que l’on présente et qui, de fait, aujourd’hui remplissent les musées. Ce qui nous est parvenu, bien évidemment, c’est ce qui représentait le plus de valeur et qui a été conservé et qui, en termes de provenance, provient majoritairement des milieux aristocratiques ou ecclésiastiques.
Fanny : Finalement, qu’est-ce qui serait le plus surprenant pour nous, personnes du XXIe siècle, si on entrait dans une maison médiévale ?
Jean-Christophe : Je recite le Ménagier de Paris, au-delà de la mention plutôt amusante où il est dit que « qu’est-ce qui fait fuir un homme de son foyer ? C’est une femme querelleuse, mais aussi la présence de fumée ». Je pense que la fumée, l’aspect olfactif, est sans doute quelque chose qui nous, nous choquerait. On a parlé d’insalubrité, il faut quand même voir qu’en fait, quand on parcourt certains manuscrits, certaines sources, etc., que la rue ça peut être quelque chose d’extrêmement sale, avec ce qui est décrit comme des boues, mais qui en fait est constitué de déjections de toutes sortes, aussi bien d’animaux qui évoluent dans l’espace public que tout simplement des résidents qui déversent tout par les fenêtres, etc. Je pense que c’est intéressant peut-être de faire cette distinction espace public, espace privé. Vous voyez, on parlait des latrines, mais en fait, pour dire les choses crument, les latrines, elles sortaient dans la rue, elles pouvaient tomber directement à l’aplomb de la maison, etc. C’est quand même quelque chose que disent les textes. Le nettoyage des rues, c’est un vrai problème.
On n’a pas eu le temps d’évoquer justement ce XIVe siècle qui, lui, marque l’effondrement démographique. Tout à l’heure on a parlé de l’évolution, etc., mais le XIVe siècle, on estime quand même que c’est entre 30 et 50 % de la population européenne qui est emportée par la peste. On évalue à quarante-deux millions la population à l’an 1000 en Europe. Elle monte en 1300 à peu près à soixante-neuf millions, et nous sommes à quarante millions en 1440. Donc c’est-à-dire en fait qu’on revient à une population qui [est] en-dessous de ce qu’elle était à l’an 1000. Des régions comme la Provence perdent la moitié de leur population. L’idée est pas de noircir la période, bien au contraire, notre métier est au contraire d’essayer de briser ces clichés.
Je pense que ce qui pourrait nous choquer, c’est bien ça, cette problématique de l’odeur dans les maisons serait sans doute la même. Dans ce qu’on pouvait préconiser pour chasser les insectes, on parlait de la fumée. Donc en fait, il faut enfumer. On a cette problématique aussi, centrale, qui est la température de la maison. Éviter les déperditions de chaleur. La cheminée est une source de chaleur mais aussi une source de déperditions. On s’aperçoit qu’en fait l’évacuation des fumées était parfois médiocre, et donc en fait, l’habitat devait forcément s’en trouver perturbé par la présence de fumée.
Autre problématique qui est celle de l’éclairage. Donc en fait on s’éclairait avec des lampes à huile ou à graisse, et donc en fait la combustion de ces graisses dégageait, et de l’odeur, et de la fumée. Et je pense que nos petits nez fragiles de personnes du XXIe siècle seraient peut-être traumatisés par ces expériences-là.
Fanny : Merci beaucoup Jean-Christophe Ton That pour tous ces enseignements sur la maison et l’habitat au Moyen ge. J’incite vraiment les auditeurs et auditrices à aller voir l’exposition au musée de Cluny jusqu’au 28 septembre 2020 pour en apprendre un petit peu plus sur comment on vivait au Moyen Âge.
Épisode 4 : Les soins du corps au Moyen Âge
Béatrice de Chancel-Bardelot, conservatrice du patrimoine au musée de Cluny et chargée d’enseignement à l’école du Louvre, parle dans cet épisode des soins du corps au Moyen Âge et donne des exemples pour mieux comprendre la vision de l’hygiène des personnes au fil de cette époque.
Contrairement à ce qu’on croit, les personnes se lavaient assez fréquemment au Moyen Âge, en fonction de leurs moyens. Les sources indiquent que les nouveaux nés et enfants sont baignés une à deux fois par jour dans les milieux aisés, ce qui nécessitaient d’avoir des pièces chauffées en hiver. Dans les bains publics et étuves collectives, les hommes et femmes pouvaient se laver en chemise. L’hygiène pour les médiévaux passait aussi par une bonne alimentation, comme en atteste certains ouvrages qui nous sont parvenus.
L’Antiquité tardive et le Moyen Âge ont laissé de nombreux objets témoignant du souci des hommes et des femmes de l’époque d’embellir leur corps et d’en prendre soin. L’iconographie regorge de femmes au bain (principalement pour la fin du Moyen Âge). Les objets de toilette ou de parure sont très variés, tant dans leurs matériaux que dans leur fonction.
Les produits pour les soins du corps au Moyen Âge étaient surtout fait à partir d’huiles végétales, mais aussi des produits d’origine animales comme le lait d’ânesse. Il existait déjà des savons venus d’Orient comme le savon d’Alep. Pour se coiffer beaucoup d’outils sont utilisés comme le peigne ou, moins connu, le gravoir, qui permettait de faire la raie de cheveux.
[Générique]
Fanny : Jusqu’au 28 septembre 2020 se tient au musée de Cluny à Paris l’exposition Regards sur la vie quotidienne où, à travers une sélection d’œuvres des collections du musée, vous allez pouvoir en savoir un petit peu plus sur la vie quotidienne au Moyen ge. Et pour en savoir un peu plus et tordre le cou au passage à quelques idées reçues, je vous propose dans cette série d’épisodes des focus sur des thèmes particuliers en compagnie des différents commissaires de l’exposition Regards sur la vie quotidienne.
Aujourd’hui, nous enregistrons au musée de Cluny, et je reçois Béatrice de Chancel-Bardelot, conservatrice du patrimoine au musée de Cluny et chargée d’enseignement à l’École du Louvre, et avec vous nous allons parler aujourd’hui des soins du corps. Alors j’ai une question déjà toute simple pour commencer, et qui pourra peut-être un peu calmer des personnes qui pensent que le Moyen ge était une période où tout le monde était sale bien sûr, et dans la boue. Quelle notion de l’hygiène avaient les personnes au Moyen ge ?
Béatrice : Contrairement à ce qu’on croit, le Moyen ge était une époque où on se lavait assez fréquemment, du moins quand on en avait les moyens. On voit dans les sources, déjà, que par exemple les enfants, les nouveau-nés étaient évidemment baignés. Les enfants, on conseillait de les baigner quasiment une à deux fois par jour, donc pour les enfants des milieux favorisés, donc, ce qui exigeait quand même en hiver de disposer de pièces chauffées. On voit que dans certains intérieurs aristocratiques il existait des bains, des étuves.
Et on sait par les textes qu’il existait aussi des étuves publiques dans les rues, dans les villes. Il y avait la tradition du bain romain, enfin [elle] n’existait plus en tant que bain romain, les thermes, etc., même s’il y avait encore par moment, comme ici au musée de Cluny, des bâtiments qui en témoignaient, mais les gens se lavaient. Donc ils se lavaient quelques fois en restant en chemise, par exemple pour les bains publics, enfin les bains type étuve collectif. Je pense qu’ils gardaient leur chemise, mais ils se frottaient quand même, ils se savonnaient plus ou moins avec des produits de l’époque, enfin c’était pas le gel douche comme aujourd’hui. Mais il y avait une forme d’hygiène, évidemment, pour les gens qui en avaient les moyens.
Et l’hygiène aussi pour les médiévaux, c’était une bonne alimentation, donc on le voit à travers des textes du type tacuinum, Tacuinum sanitatis, les carnets de santé. On le voit aussi à travers toutes sortes d’ouvrages. Il n’y avait pas seulement l’hygiène comme on l’entend aujourd’hui de se laver, mais il y avait aussi l’hygiène de vie et l’hygiène alimentaire qui étaient très importantes.
Fanny : Et vous l’avez dit, donc, il y avait des endroits où on pouvait se laver en commun, donc publics. Mais est-ce qu’il y avait aussi, peut-être dans les maisons, ou est-ce qu’il y avait aussi une pratique privée de l’hygiène, pour prendre soin de soi ?
Béatrice : Bien sûr. Donc dans les maisons les plus riches, les plus exceptionnelles, comme par exemple au palais Jacques-Cœur, on a des pièces qui sont dédiées, des étuves donc, dédiées à cet effet. On avait de toute façon également, dans les maisons les plus aristocratiques, on avait des pièces de retrait avec des latrines, donc simplement une planche, un trou, etc. (rire) Et sinon on avait son baquet, on faisait chauffer son eau dans sa cheminée et on se baignait, on se lavait dans la salle. De toute façon, la notion de pièces différenciées n’apparait que très tardivement.
Fanny : Là, vous montrez des images, on les mettra sur le site passionmedievistes.fr. Vous vouliez un petit peu me les commenter.
Béatrice : Donc là c’est une image qui est extraite d’un recueil de Jacques de Voragine, La légende dorée, et on voit la naissance de la Vierge Marie. Et sitôt le bébé né, des sage-femmes ou des servantes la baignent dans un baquet contenant évidemment de l’eau tiédie, chauffée, comme on fait aujourd’hui dans les maternités, mais de façon plus simple à l’époque. Sinon, les scènes de bain, il y a beaucoup de scènes de bain liées… alors j’avais pensé à Mélusine, par contre en enluminure j’en ai trouvé une seule, à l’Arsenal. Et sinon il y a beaucoup de Bethsabée au bain, surtout vers 1500 et début XVIe siècle. Mais on voit Bethsabée plutôt se baignant dans une fontaine, donc un peu en plein air, et comme aussi sur notre tapisserie Le bain, qui est présentée dans la salle des trésors du musée de Cluny.
Fanny : Et quels produits utilisait-on pour prendre soin de son corps, de son visage ou même de ses cheveux au Moyen ge ?
Béatrice : Alors on utilisait beaucoup d’huiles et d’onguents, qui étaient faits soit à partir de produits végétaux, des fougères, des plantes saponifères, du lait de pignon, du lait d’amande, de l’eau de rose, beaucoup de laits ou d’huiles végétales. Éventuellement aussi des produits d’origine animale, comme aujourd’hui lait d’ânesse, lait de ci, lait de ça. Et puis des fougères pour se frotter, enfin des plantes un peu astringentes également. A priori, il y avait déjà des types de savons venus d’Orient, comme le savon d’Alep. Et puis des onguents, des parfums, évidemment, contenus dans des petites fioles.
Pour se coiffer, on utilisait évidemment des peignes, donc peignes en bois, donc comme on voit dans l’exposition vie quotidienne, peignes en ivoire pour les personnes les plus fortunées, donc on en a aussi mis un. Et il y avait aussi cet outil qui n’est pas très connu du grand public sans doute, qu’on appelle le gravoir ou la gravouere, qui permettait de faire la raie de cheveux, parce que les peignes étaient assez larges souvent et n’avaient pas cette pointe comme on a aujourd’hui. Et donc cette fonction pour faire les raies de cheveux était assurée par un petit outil pointu qu’on a longtemps pris pour un stylet, mais qui en fait devait servir spécifiquement à faire la raie de cheveux. Et donc on en a plusieurs dans les collections ici au musée de Cluny qui sont présentés, il y en a aussi au Musée du Louvre, il y en a dans d’autres collections aussi en France.
Fanny : Oui, c’est pratique comme objet !
Béatrice : Voilà, c’est un petit objet, alors souvent avec une iconographie très courtoise, donc une dame tenant un petit chien, qui est une allusion à l’amour courtois. Mais voilà, donc le manche était constitué par ça, par un personnage ou un couple, et il y a vraiment une référence de séduction quoi.
Pour les cheveux, on sait qu’on se lavait beaucoup les cheveux avec de l’eau de rose, mélangée à de l’eau de myrte. On utilise des produits contre la chute des cheveux également au Moyen ge. Bon, il y avait quand même encore beaucoup de vermine, donc on s’épouillait mutuellement. Par exemple là, j’ai relu récemment Montaillou, village occitan, et on voit les femmes de Montaillou s’épouiller, ou Béatrice de Planisoles, la châtelaine, épouiller son amant le curé, etc., c’est assez drôle.
Fanny : Il y a des rois de France qui s’en rappellent, qu’on pouvait mourir dans la vermine effectivement. Vous l’avez déjà un petit peu dit, mais est-ce qu’on voit quand même des différences majeures à propos de l’hygiène entre les différentes classes sociales ? Est-ce que peut-être on se lave encore plus chez les personnes fortunées ou différemment ?
Béatrice : Je pense qu’on se lave plus chez les personnes fortunées. On va utiliser des produits plus variés, quelques fois plus dispendieux, des maquillages aussi, ça, ça existait. On voit aussi dans les modes du XVe siècle qu’on s’épile, les femmes s’épilaient le front pour avoir un plus grand front. Ah oui oui oui, si si. (rires) À la pince à épiler, ça marchait bien à l’époque hein, sûrement. On le voit sur les tableaux, en particulier les primitifs flamands, on a quand même des exemples, et puis on voit ces coiffures assez extraordinaires, qui étaient soulignées par le fait qu’on se dégageait le front. Enfin on le voit aussi avec toutes les histoires d’Agnès Sorel. Et en ce moment il y a aussi une exposition, je crois, qui a été produite par la tour Jean sans Peur et qui devrait rouvrir au Mesnil près de Jumièges où elle est décédée.
Dans l’exposition, on montre, donc à défaut d’avoir des tuniques vraiment médiévales, qui sont des sous-vêtements, donc qui participent à l’hygiène et au confort du corps, on a une tunique d’enfant copte, et on a aussi présenté dans les vitrines de l’exposition un dispositif qui s’appelle un sprang [NdT : ou filet à cheveux], qui est une espèce de résille de tête pour garder les cheveux ordonnés et éviter le coup de vent qui va dépeigner et vous emmêler les cheveux, parce que peut-être que quand on avait démêlé ses cheveux, on n’avait pas envie qu’ils soient réemmêlés.
Fanny : Merci beaucoup Béatrice de Chancel-Bardelot. Donc j’incite tout le monde à aller voir jusqu’au 28 septembre 2020 l’exposition Regards sur la vie quotidienne au musée de Cluny.
Petit message de fin de cette série d’épisodes autour de la vie quotidienne au Moyen ge. J’espère que le format vous a plu. C’est un défi que je m’étais lancé comme ça, de vous proposer quatre épisodes en une semaine sur des sujets un petit peu généraux en lien avec le Moyen ge. Les épisodes sont un peu courts, je sais, ça peut être frustrant sur certaines thématiques, mais c’était aussi le but, de vous donner des aperçus sur des grands sujets, pour vous donner aussi envie d’aller visiter l’exposition, mais aussi peut-être d’être curieux, de se rendre compte que derrière les clichés qu’on a sur le Moyen ge, il y a beaucoup d’autres choses qui sont très intéressantes à découvrir. Et il n’est pas exclu de toute façon que je traite à nouveau cette thématique dans les épisodes à venir.
Je tiens à remercier bien sûr le musée de Cluny et leur équipe, donc Aline Damoiseau et Élise Grousset pour leur collaboration et tous les intervenants que vous avez pu entendre dans ces épisodes. Et si le Moyen ge vous intéresse, eh bien vous avez tous les autres épisodes de Passion Médiévistes à écouter, il y en aura encore plein, donc je vous dis à très bientôt pour un prochain épisode de Passion Médiévistes. Salut !
Merci à l’équipe du musée de Cluny pour leur collaboration, à Dineuh pour les illustrations et à Jonathan pour le générique. Merci aussi à So pour les transcriptions des épisodes, et à Morgane et Liz pour leur travail de relecture !