Vies de Médiévaux #5 – Caffaro ou la naissance des républiques
Après Dhuoda, Conon de Béthune, Bathilde et Anne Comnène, découvrez Caffaro !
Dans Passion Médiévistes nous aimons bien vous montrer le Moyen Âge autrement, loin des clichés et des images d’épinal. Avec les jeunes chercheurs en histoire du blog Actuel Moyen Âge, que nous avons reçu dans le troisième hors série du podcast, nous vous proposons un nouveau format, Vie de Médiévaux.
Dans chaque épisode découvrez en quelques minutes un homme ou une femme médiévale qui mériterait d’être plus connu. Pour ce cinquième épisode, Maxime Fulconis pour parle de Caffaro, fils d’un petit seigneur, devenu l’un des premiers magistrats de la République de Gênes.
Caffaro fils de Rustico da Caschifellone (vers 1080-vers 1164) est un personnage aux multiples facettes, dont la vie très riche résume bien comment l’Italie bascule d’un Moyen Âge à une autre au cours des décennies qui entourent 1100.
Le premier Moyen Âge, c’est celui des royaumes dits « barbares », puis de l’empire fondé par Charlemagne. C’est celui des monastères ruraux et des aristocrates qui administrent les comtés, duchés et marches, ces subdivisions administratives de l’empire carolingien. Le second Moyen Âge italien, c’est celui des cités marchandes en croissance continue, des notaires et des juristes, des assemblées délibératives de citoyens. Caffaro est de ceux qui vécurent le passage progressif mais fondamental d’un monde à l’autre. Et, à sa manière, il eut conscience de vivre un moment de transition, qu’il a tenu consigner dans une chronique.
Caffaro n’est pas n’importe qui. Il nait vers 1080 dans le petit village de Caschifellone, dont son père est le seigneur. Certains de ses ancêtres avaient été vicomtes de Gênes, mais sa famille avait connu un certain déclin et se situe alors dans une strate moins élevée de l’aristocratie régionale. Caffaro n’en reçoit pas moins une éducation soignée et apprend le latin, même si ses écrits montrent qu’il ne le maniait pas avec beaucoup de maestria.
En 1100, Caffaro alors âgé d’une vingtaine d’année prend part à la première croisade et s’embarque pour la Terre sainte. Il participe ainsi à un grand évènement qui marque une rupture au sein du Moyen Âge. À Laodicée, il assiste au couronnement de Baudoin d’Edesse comme roi de Jérusalem. Puis, après avoir participé à plusieurs combats contre les musulmans, Caffaro arrive à Jérusalem, où il participe aux célébrations de Pâques 1101, où il aurait assisté au « miracle du feu » : les bougies éclairant le Saint-Sépulcre se seraient allumées seules. Ces évènements, comme la date symbolique laissent à Caffaro l’impression que quelque chose de nouveau a commencé.
Dans le même temps, à l’intérieur de l’Eglise mais à l’extérieur l’édicule du Sépulcre, devant à une grande foule qui le vit, une des lampes commença à s’embraser. Quand la nouvelle d’un fait si miraculeux commença à résonner dans toutes la ville, tous accoururent prestement au Sépulcre, et là, alors que chacun regardait en l’air, les lampes qui étaient hors de la rotonde de l’église s’allumèrent les unes après les autres par l’intermédiaire d’une lame de feu qui monta jusqu’à la mèche à travers l’eau et l’huile et elles commencèrent à s’embraser avec trois flammèches. Ainsi le jour de la Résurrection, après neuf heure, en présence de tous, la lumière alluma 16 lampes, comme cela a été dit. Caffaro, qui fait écrire ces choses, était présent, le vit et en porte par conséquent le témoignage et, sans douter, affirme qu’il s’agit d’une chose vraie.
Caffaro retourne par la mer à Gênes, où il arrive en octobre 1101. Avec la création des États latins de Jérusalem,
la situation de la Méditerranée a notablement évolué. Alors que la mer était un siècle plus tôt aux mains des califes musulmans, celle-ci est dorénavant devenue un lac latin. Une poignée de ports, au premier rang desquels figure Gênes, Pise ou Venise, assurent désormais l’essentiel du commerce méditerranéen et font le lien entre l’Occident et les Etats latins d’Orient. La ville de Gênes -et tout particulièrement ses élites marchandes- s’enrichissent donc à une allure remarquable. D’ailleurs, tout en se livrant aux études, Caffaro fait fortune dans quelques-unes de ces opérations commerciales.
La ville ne connaît pas qu’un changement économique, mais une véritable mutation politique. Pour le dire simplement, l’organisation administrative mise en place par Charlemagne s’était maintenue en Italie jusqu’aux environs de 1050. Le comté de Gênes était dirigé par les marquis de la Ligurie orientale qui portaient aussi le titre de comte de Gênes et la ville était administrée par leur représentant sur place, le vicomte. D’ailleurs, un marquis tient encore une assemblée de justice dans les rues de la ville en 1056.
Mais l’influence des marquis sur la ville s’estompe rapidement : pour partie, ils ont été repoussés par l’hostilité des citoyens avides d’indépendance et, pour autre part, les marquis ont fait le choix de dédier leurs efforts à construire de solides seigneuries rurales. Ainsi, les habitants de Gênes commencent à pouvoir s’autogouverner. Ils prennent l’habitude de régulièrement se réunir et de désigner un collège de dirigeants nommés pour une période donnée. Nous savons qu’un consul est en place en 1098, mais il est très probable qu’il en ait existé avant dont nous n’avons pas gardé la trace. Révolution politique donc, car aux principautés féodales sont en train de se substituer de petites républiques urbaines, dirigées par un collège de magistrats élus par les citoyens à intervalles régulières.
Il y a donc une corrélation chronologique entre un changement économique et culturel d’une part et un changement politique d’autre part. D’ailleurs, Caffaro tente de tordre quelque peu la chronologie des évènements en voulant faire correspondre le début de la commune de Gênes avec la date précise de la première croisade, c’est-à-dire 1099-1100. En réalité, l’élection de magistrats gênois avait commencé quelques années auparavant, mais la volonté de Caffaro de faire concorder chronologiquement les deux évènements est significatif de sa volonté d’identifier une rupture unique qui affecterait divers aspects du fonctionnement du monde.
Approchant la quarantaine, Caffaro réalise entre 1121 et 1123 plusieurs ambassades auprès du Pape dans un contexte délicat. Gênes et Pise sont en effet alors en guerre pour décider lequel de leur évêque avait autorité sur la Corse. Ayant montré ses qualités politiques, Caffaro est également élu parmi les consuls de Gênes en 1122 puis en 1125 : il prend une part active aux décisions politiques et rend justice au nom de la jeune république. Cette année 1125, Caffaro commande également une expédition militaire : prenant la tête de sept galères, il part attaquer des navires et des avant-postes des Pisans près de l’île d’Elbe. Éu pour la troisième fois consul de Gênes en 1127, il est envoyé comme ambassadeur auprès du comte de Barcelone et de Provence, auprès duquel il négocie un juteux traité commercial. Il semblerait qu’entre 1130 et 1140, Caffaro retourne en Terre sainte et y assiste à plusieurs évènements qu’il décrit avec précision dans sa chronique.
Il est de nouveau élu consul pour les années 1141, 1144, 1146 et 1149. Il mène une nouvelle expédition militaire contre les musulmans des Baléares. Se mettant en retrait de la politique active, Caffaro commence à rédiger sa chronique, à mi-chemin entre histoire de sa ville et mémoire personnel. En 1152, il lit son œuvre au Conseil de la ville. Les consuls, comprenant tout l’intérêt de cette œuvre pour glorifier la jeune commune, ordonnent aux scribes publics de la copier parmi les documents officiels de l’institution. Les annales de Caffaro constituent la première œuvre historique du Moyen Âge écrite par un laïc, concernant des évènements séculiers et considéré comme officiel par un gouvernement.
Et parce qu’il est de grande et fertile utilité de connaitre les choses du passé, comprendre celles du présent et prévoir le futur, Caffaro décida de consigner la vérité, comme il en a connaissance, aux hommes d’aujourd’hui et de demain à propos des choses bénéfiques et négatives qui se déroulèrent de fait durant ce consulat.
À plus de soixante-dix ans, Caffaro assure d’ultimes mission diplomatique auprès de l’empereur Frédéric Barberousse en 1154 puis en 1158. Pour saluer avec faste l’empereur, la délégation lui montre des animaux exotiques tels que des lions, des autruches et des perroquets. Ce zoo n’est pas anodin : il montrait que Gênes tenait fermement les réseaux économiques reliant l’Occident à l’Orient et que l’empereur se devait de traiter avec égard ces intermédiaires obligés de toute politique méridionale. Les Gênois, qui refusaient de payer certains impôts à l’empereurs, faisaient construire dans le même temps de nouvelles et hautes murailles autour de la ville pour le dissuader de venir réclamer ces revenus.
Caffaro meurt en 1166, alors qu’il avait environ quatre-vingt ans. Il avait voyagé plusieurs fois d’un bout à l’autre de la Méditerranée, négocié avec le pape et l’empereur, participé à la première croisade et vu naitre les Etats latins d’Orient. Surtout, il fut un témoin et un acteur majeur de la naissance des communes, ces républiques médiévales qui transformèrent en profondeur la société. Conscient d’être témoin et acteur de changements fondamentaux et historiques, il a tenu à les consigner à jamais sur le parchemin.
Pour en savoir plus sur Caffaro, voici une sélection bibliographique :
- Airaldi Gabriella, Gli Annali di Caffaro (1099-1163), Gênes, 2002
- « Milieu naturel et paysage bâti: Gênes aux XIIe et XIIIe siècles » par Cagnana Aurora et Traverso Antonella. (2018) dans Entre deux rives. Villes en Méditerranée (p. 225-240)
- BALARD Michel, Gênes et la mer, 2017
- « Expéditions navales ou croisade? L’activité militaro-diplomatique de Gênes dans l’Occident méditerranéen (Xe-XIVe siècle) » par JEHEL Georges. (1995) dans Coloniser au Moyen Âge (p. 229-234)
- BACH Erik, La cité de Gênes au XIIe siècle, 1955
Le générique a été réalisé par Clément Nouguier (du podcast Au Sommaire Ce Soir).