Épisode 17 – Lionel et l’écrit urbain médiéval
Dans ce dix-septième épisode Lionel Germain nous parle de son travail sur les écrits urbains dans la région du Rouergue médiéval (XIIIe – milieu du XIVe siècle).
Il prépare une thèse en histoire médiévale à l’université Paris-Saclay sous la direction de Pierre Chastang. Il s’intéresse à la façon dont les représentants des petites communautés urbaines rouergates, en formation au cours du XIIIe siècle, ont utilisé l’écrit urbain médiéval pour affirmer leur autonomie, construire un ordre social dans la ville et gérer les affaires communes au quotidien (fiscalité, police des mœurs et solidarité, encadrement des activités économiques, urbanisme…).
Pour en savoir plus, voici quelques ouvrages que Lionel vous conseille :
- Pierre CHASTANG, La ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013
- Paul BERTRAND, Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et Empire, 1250-1350), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015
- Ézechiel JEAN-COURRET, Sandrine LAVAUD, Judicaël PETROWISTE et Johan PICOT (dir.), Le bazar de l’hôtel de ville. Les attributs matériels du gouvernement urbain dans le Midi médiéval (XIIe-XVe siècle), Bordeaux, Ausonius, Scripta Mediævalia 30, 2016
- Vincent CHALLET (dir.), Aysso es lo comessamen : écritures et mémoires du Montpellier médiéval, Pulm, Montpellier, 2017
- Véronique LAMAZOU-DUPLAN, Eloísa VAQUERO (dir.), Les cartulaires médiévaux. Écrire et conserver la mémoire du pouvoir, le pouvoir de la mémoire, Pau, PUPPA, 2013
L’extrait diffusé dans cet épisode :
- Kaamelott Livre II Episode 9 “Le terroriste”
[Extrait de l’épisode : « Contrairement à aujourd’hui, les livres, au Moyen Âge, ils sont très vivants, entre guillemets. C’est-à-dire qu’une fois qu’ils sont confectionnés, ils ne sont pas terminés, en fait. On rajoute des textes régulièrement et même parfois des textes qui n’ont rien à voir avec l’objet du livre à la base… »]
[Générique]
Fanny : Est-ce que l’on sait tout du Moyen Âge ? Est-ce qu’il reste encore des choses à découvrir ? Et d’abord, qu’est-ce que le Moyen Âge ? En fait, il y a autant de réponses que de médiévistes. Dans ce podcast, nous nous intéressons à comment l’histoire médiévale est étudiée aujourd’hui par des jeunes chercheurs, quels sont les sujets qui les intéressent, pour vous donner envie d’en savoir plus, et pourquoi pas donner de l’inspiration aux futurs chercheurs.
Épisode 17 : Lionel et l’écrit urbain médiéval, c’est parti !
[Fin du générique]
Fanny : Bonjour Lionel Germain.
Lionel : Bonjour !
Fanny : Depuis octobre 2017, tu es en thèse de doctorat à l’université Paris-Saclay sous la direction de Pierre Chastang, et tu fais une thèse intitulée « La fabrique sociale du gouvernement : pragmatique et symbolique des écrits urbains dans le Rouergue médiéval (XIIIe — milieu du XIV siècle) ». C’est-à-dire que tu travailles sur comment les représentants des petites communautés urbaines — donc dans le Rouergue, tu vas nous dire où c’est après – ont utilisé l’écrit pour affirmer leur autonomie, pour construire un ordre social dans la ville et comment elles ont réussi à gérer leurs affaires via l’écrit. Première chose : pourquoi tu as choisi d’étudier l’histoire médiévale, et qu’est-ce qui t’a donné envie de travailler cette période en particulier ?
Lionel : Comme beaucoup de gens, je pense, qui se sont lancés dans la recherche, je pense que ça s’est fait par un concours de circonstances et par les professeurs que j’ai pu rencontrer à l’université. Parce que moi, quand j’avais commencé la licence d’histoire, j’avais pas de passion particulière pour une période spécifique. D’ailleurs j’ai pas commencé la licence avec pour ambition de faire de la recherche, juste d’enseigner l’histoire-géographie. Et j’ai rencontré des professeurs d’histoire du Moyen Âge qui étaient vraiment passionnants et passionnés et qui m’ont transmis leur goût pour cette période. Même si au début j’ai eu plutôt une période de recul en fait, parce que quand on commence les études généralement on a un ensemble de représentations, par rapport au cinéma, au jeu vidéo, à la littérature, et quand on fait vraiment de l’histoire du Moyen Âge, c’est un peu décevant en fait, ça déconstruit un petit peu toutes ces représentations qu’on avait. Mais après cette déception en fait, on se rend compte que c’est une période vraiment passionnante, c’est une période qui nous paraît très étrangère en fait, sur beaucoup d’aspects, et en même temps si proche de nous, si familière sur d’autres aspects. Donc au fur et à mesure, au cours de la licence, j’ai changé le plan de route, j’ai décidé plutôt de me lancer dans un master recherche puis une thèse en histoire du Moyen Âge.
Fanny : Donc c’est sur les écrits urbains dans le Rouergue médiéval. Pourquoi tu as choisi ce sujet plutôt qu’un autre ?
Lionel : Au départ j’étais pas forcément parti pour travailler sur l’écrit urbain en tant que tel mais plutôt sur la ville en général, parce que la ville c’est quelque chose qui me fascine depuis longtemps, dans toutes les périodes historiques d’ailleurs. C’est vraiment la concentration des hommes et des activités, c’est vraiment fascinant, je trouve, à tous les points de vue, ne serait-ce que pour que l’empreinte que ça laisse dans le paysage, et puis pour tout ce que ça implique socialement, culturellement, économiquement, etc. Et donc je voulais absolument travailler sur la ville médiévale, et sans vraiment l’avoir anticipé, je me suis rendu compte en commençant mon master qu’il y a en fait tout un courant de recherche actuellement très dynamique sur les écrits urbains, dans lequel du coup il était assez logique que je m’inscrive, et par ailleurs qui m’intéressait puisqu’il permettait d’appréhender beaucoup d’aspects de la ville et de ses habitants, en particulier ce qui constitue la problématique globale de mon travail qui porte vraiment sur la formation des communautés urbaines comme corps politique relativement autonome, c’est ce qu’on appelle les villes de consulat dans le midi de la France.
Fanny : Et tu travailles donc sur une période en particulier, du XIIIe au milieu du XIVe siècle. Qu’est-ce qu’elle a de particulier, cette période ?
Lionel : J’ai choisi cette période parce que… Alors déjà pour la borne inférieure, le XIIIe siècle, en fait je peux tout simplement pas remonter avant. En fait, quand on travaille sur la ville médiévale, ce qui est compliqué, voire parfois impossible, c’est vraiment d’observer le moment où les habitants des villes commencent à se constituer en communautés, commencent à prendre conscience des intérêts qu’ils ont en commun, et qu’ils pourraient défendre ensemble plutôt qu’individuellement. Et ces premiers temps des communautés urbaines, ils sont très difficiles à observer, voire parfois impossibles, il n’existe pas de sources, en fait. Le début de l’affirmation des communautés urbaines, globalement en Occident ça commence plutôt à la fin du XIe siècle. Dans le sud-ouest de la France c’est plutôt à la fin du XIIe siècle, mais à ce moment-là en fait on n’a pas de sources, il n’existe pas de sources, vraiment, avant le XIIIe siècle. Donc de toute façon, je pouvais pas commencer plus tôt que le XIIIe siècle.
Et donc pour la fin de la période étudiée, le milieu du XIVe siècle, c’est parce que ça correspond à une césure, notamment avec le début de la guerre de Cent Ans, mais c’est aussi parce que de manière purement pratique, sinon j’ai beaucoup trop de manuscrits en fait, je me noie littéralement dans les sources, donc j’ai décidé de m’arrêter au milieu du XIVe siècle.
Et donc cette période elle est très intéressante, parce qu’on voit pas vraiment la genèse des communautés urbaines, mais on commence à les observer à partir du moment où elles sont à peu près constituées, à peu près reconnues par les seigneurs, mais on les voit encore quand même en construction, on les voit défendre leur autonomie, et on les voit mettre en place par tâtonnements des techniques administratives par l’écrit pour la gestion des affaires communes, pour stabiliser l’ordre social dans la communauté, pour justifier le pouvoir de ceux qui la représentent et qui la gouvernent, etc.
Fanny : Un petit point de définition : qu’est-ce que tu appelles une communauté urbaine ?
Lionel : Ce qu’on appelle les communautés urbaines, au Moyen Âge, en fait c’est à partir du moment où les habitants des villes se constituent en groupe et parviennent à se réunir de manière autonome, et à se désigner des représentants pour parler d’une seule voix auprès des seigneurs. Et donc se constituer vraiment en corps, c’est-à-dire qu’on désigne des représentants qui portent la voix de l’ensemble des habitants pour élargir l’autonomie de la communauté ou défendre des intérêts communs.
Fanny : Et ces représentants, est-ce qu’ils ont des noms, en fait qui dirige ces communautés ?
Lionel : Effectivement, c’est une des particularités des villes dans le midi de la France, qu’on appelle des villes de consulat, donc ceux qui dirigent ces communautés, ce sont des consuls. Ils sont organisés en collèges, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais un seul homme qui dirige la communauté, c’est toujours parfois quatre, cinq, six, huit consuls qui dirigent la communauté. Et ces consuls théoriquement ils sont élus — alors ce qu’on appelle « élus » au Moyen Âge en fait c’est plutôt cooptés, choisis par les prédécesseurs. Ils sont choisis parmi les habitants de la ville, et donc en fait il y a une oligarchie qui se forme assez rapidement, quelques familles qui s’emparent du pouvoir, parce que normalement on peut pas être consul plusieurs années consécutives, et donc ce qu’on voit apparaître c’est un ensemble de familles qui se passent le consulat d’une année sur l’autre, donc c’est eux qui gouvernent véritablement la communauté.
Fanny : On a commencé à le dire, tu travailles sur la région du Rouergue médiéval, où est-ce que ça se situe géographiquement ?
Lionel : Alors le Rouergue médiéval ça se situe dans le sud-ouest de la France, à peu près entre Toulouse et Montpellier, un peu plus au nord, en fait ça correspond à peu près à l’actuel département de l’Aveyron, et au Moyen Âge c’était une sénéchaussée d’abord du comté de Toulouse, puis du royaume de France. L’intérêt de cette région, pour l’historien, c’est que c’était une région de petites villes, de quelques milliers d’habitants au plus, et qui malgré tout possède des archives très conséquentes. Et donc c’est intéressant parce que les villes qui sont les plus étudiées, de manière générale, en histoire, c’est souvent les grandes villes, et donc là ça permet de porter le regard sur des villes beaucoup moins importantes mais qui pourtant sont très représentatives en fait de la réalité urbaine au Moyen Âge, parce qu’à part quelques grandes villes, en fait c’est surtout un tissu très dense de petites villes, au Moyen Âge.
Fanny : Parmi ces petites villes, lesquelles tu as étudiées, par exemple ?
Lionel : J’ai notamment travaillé sur Rodez, qui est la ville la plus importante du Rouergue, qui a une particularité, c’est qu’au Moyen Âge c’est une ville double. C’est-à-dire que c’est une ville qui est séparée en deux, littéralement, c’est-à-dire qu’il y a un rempart qui coupe la ville en deux, il y a une partie de la ville qui est sous le pouvoir de l’évêque et l’autre partie qui est sous le pouvoir du comte. Alors évidemment chaque partie possède ses propres consuls, et donc c’est fascinant, il y a tout un jeu politique entre les quatre acteurs, entre les consuls de communauté qui sont un peu en concurrence et en même temps en émulation, où chacun essaie de négocier par rapport à l’évêque, au comte, etc. Donc ça c’est la ville la plus importante du Rouergue, et ensuite j’ai travaillé et je travaille toujours sur Villeneuve, Najac, Villefranche, Millau, Saint-Antonin, tout un tas de petites villes qui sont autour et qui au Moyen Âge comptent 4 000 à 5 000 habitants en moyenne, au maximum.
Fanny : Si les rois et les plus hautes strates de la société ont déjà recours à l’écrit depuis depuis plusieurs siècles, pourquoi les communautés urbaines ont décidé d’avoir recours à l’écrit, quelles étaient leurs intentions et leur but ?
Lionel : Effectivement, c’est une caractéristique de ce que l’historien appelle la révolution documentaire au XIIIe siècle, qui est en fait justement ce moment où l’écrit pratique devient massivement utilisé, produit, conservé dans l’ensemble de la société et plus seulement dans les milieux princiers et ecclésiastiques. Et donc cette révolution documentaire, en fait, elle est liée à la fois à la résurgence du droit romain au XIIe siècle et au fort développement du notariat. Les notaires ils sont vraiment super nombreux dans le sud-ouest de la France au XIIIe siècle, on en trouve partout dans les villes, même dans les villages, on en a beaucoup. Et ces notaires c’est vraiment des acteurs essentiels dans l’affirmation des communautés urbaines, parce que justement ces communautés ont pu ainsi utiliser l’écrit, dans un premier temps déjà pour garder une trace, garder une preuve des privilèges qu’elles ont réussi à obtenir auprès des seigneurs.
Et puis petit à petit, par tâtonnements, elles ont appuyé toute leur gestion du gouvernement sur l’écrit, ça leur permet par exemple de fixer, de pérenniser les textes de lois que promulguent les consuls et qui permettent d’encadrer un petit peu la vie économique et sociale dans la cité, avec une idée un petit peu nouvelle, en tout cas qui se concrétise vraiment à ce moment-là, qui est l’idée que le bien commun doit prévaloir sur les intérêts particuliers. Donc avec l’écrit, on fixe les lois, on les pérennise, et on les dépersonnalise, même, ça c’est important, c’est-à-dire que la loi est écrite, la loi ne dépend plus de tel ou tel groupe dominant ou dominé, c’est la loi et on s’y plie.
Et puis, aussi, l’écrit sert plus globalement à développer une gestion efficace des affaires communes, notamment pour la fiscalité et la comptabilité, qui sont évidemment essentielles dans l’existence des communautés, ne serait-ce que parce qu’il faut payer l’impôt au seigneur, déjà, et puis aussi pour payer les officiers municipaux, pour financer les chantiers publics comme des fontaines, ou des ponts, ou paver des rues, etc. Et donc il y a un besoin de deniers très important, et donc par l’écrit on peut mettre en place une fiscalité et une comptabilité très efficaces, très rationnelles. Plus ponctuellement, l’écrit sert aussi à régler des problèmes en matière de justice, en matière d’actes privés aussi : des transactions, des testaments, garder des traces de tout ça…
Et puis après, au-delà de cette dimension pratique de l’écrit, ça devient aussi un objet avec une très forte portée symbolique, puisque l’écrit, on se rend compte que c’est aussi un des objets matériels qui est utilisé par les gouvernants et par les communautés pour légitimer leur existence, pour à la fois dans la ville légitimer l’ordre social qui est établi, et légitimer le pouvoir des consuls, etc., et en-dehors de la ville vis-à-vis des seigneurs pour légitimer la communauté et rendre son existence évidente. Puisqu’en fait si ces communautés peuvent subsister c’est aussi parce qu’elles sont perçues par les pouvoirs seigneuriaux comme des relais efficaces, comme des interlocuteurs légitimes entre les seigneurs et les habitants des villes, et donc eux ils ont besoin aussi — et ils le font par l’écrit — de produire un discours et une représentation d’eux-mêmes en tant que corps politique sans dissensions, efficace dans ses gestions, etc. Même si évidemment dans les faits on se rend compte que c’est pas toujours le cas.
Fanny : C’est-à-dire, c’est pas toujours le cas ? Il y a des problèmes, ou des fois ça marche pas très bien ?
Lionel : Le problème récurrent qu’il y a toujours, et ça c’est vrai un peu partout, c’est ces dissensions qu’il y a entre ce qu’on appelle les riches et les menus, entre cette oligarchie dont je parlais qui tient le pouvoir municipal et les autres habitants. Et on se rend compte qu’il y a souvent des dissensions entre ces deux groupes notamment par rapport à la répartition de l’impôt, par rapport justement aux charges municipales qui sont sans cesse accaparées par les mêmes, et donc ça évidemment c’est des dissensions qu’on arrive à trouver quand on creuse vraiment dans les archives. Mais quand on regarde des documents qui étaient mis en avant par eux et qui étaient construits vraiment comme des récits de la communauté, évidemment, on trouve jamais mention de ces dissensions, parce que ça donnerait l’image à l’extérieur d’un corps politique pas assez solide.
[Extrait de Kaamelott Livre II Épisode 9 « Le terroriste »
« Arthur : Depuis combien de temps il est enfermé ?
Léodagan : Alors là…
Arthur : En gros vous savez rien, quoi.
Père Blaise : Qu’est-ce qu’il y a marqué, sur le registre ?
Léodagan : Rien !
Père Blaise : Comment ça, rien ?
Léodagan : Rien ! Y’a rien de marqué.
Arthur : Mais comment ça se fait ?!
Léodagan : Mais parce que y’a jamais rien eu de marqué sur le registre ! On dit “le registre”, histoire de se donner des airs, mais personne s’en est jamais occupé, de ce machin…
Arthur : En gros vous savez ni qui c’est, ni ce qu’il fout là.
Léodagan : Ben ça j’vous dirais, c’est bien pareil pour les autres ! »]
Fanny : Tu travailles essentiellement sur des sources conservées aux Archives départementales de l’Aveyron, à Rodez. Comment tu as travaillé dessus, et quels types de sources tu as étudiées ?
Lionel : La très grande majorité des manuscrits que j’utilise sont conservés à Rodez, ce qui est pas très pratique quand on est parisien [rires], c’est à peu près 7 heures de train pour y aller.
Fanny : Mais d’ailleurs, pourquoi tu travailles sur un sujet aussi loin alors que tu es à Paris ? Parce qu’en général on essaie de travailler sur une zone qui est pas trop loin, ou alors une zone où on peut avoir un relai.
Lionel : En fait ça s’est fait encore une fois par un concours de circonstances. C’est-à-dire qu’à la fin de ma licence, moi comme je te l’ai dit je voulais vraiment travailler sur la ville médiévale, et si possible travailler plutôt sur des petites villes, parce que je m’étais rendu compte que les grandes villes étaient déjà bien étudiées et en plus pas forcément représentatives de la réalité urbaine médiévale. Et donc j’ai dit ça au professeur qui allait devenir mon directeur de mémoire, Judicaël Petrowiste, maître de conférences à Paris VII. Lui en fait il a fait ses études à Toulouse et il vient de là-bas, et donc forcément lui il connaissait un petit peu la région, et il m’a dit « ben écoute, il y aurait un super truc à faire sur les villes du Rouergue », et j’ai dit « OK ». [rires]
Fanny : C’est souvent comme ça en fait dans les études, parfois on n’a pas vraiment des idées de sujets, et puis on a un directeur de mémoire ou de thèse qui dit « Hé, j’ai une idée pour toi ! » [rires] Donc une fois à Rodez, comment tu travailles dans les archives ?
Lionel : Alors une fois sur place, c’est un énorme travail de dépouillement en fait. C’est-à-dire qu’on sort tous les inventaires possibles, on sort tous les manuscrits possibles en essayant d’orienter quand même un petit peu ses recherches parce qu’encore une fois, la quantité de manuscrits est complètement colossale. Et donc on lit le plus de manuscrits possible, on les lit un peu en diagonale.
Le premier travail à faire, vraiment, c’est de constituer une base de données avec tous les documents que je vais pouvoir exploiter. Et donc pour ça il faut aller assez vite sur chaque manuscrit, c’est-à-dire qu’on les regarde assez rapidement pour se rendre compte de quel type de document il s’agit. Et puis on essaie de les dater au moins un peu grossièrement, parfois c’est très difficile de dater les manuscrits. On retient aussi quelques informations sur la matérialité du document qui peut renseigner ensuite sur la portée symbolique qu’il a pu avoir, etc.
Et donc une fois qu’on a constitué cette grosse base de données, ça permet d’avoir une vue d’ensemble sur tous les écrits qui ont été conservés dans chaque ville. Et puis à partir de là, il faut sans arrêt jongler entre une réflexion sur la globalité, sur tous les écrits qui étaient produits et conservés, et exploiter des manuscrits en particulier, parce qu’ils peuvent être révélateurs de pratiques de gouvernement, ou parce qu’ils ont pu avoir une valeur symbolique particulière, ou parce qu’ils ont été confectionnés à un moment clé dans l’histoire de l’affirmation d’une communauté urbaine, donc c’est intéressant de voir tout ça.
Et à chaque fois en fait, on remet ça en perspective avec l’ensemble des écrits qui sont conservés dans la ville, et aussi entre les villes elles-mêmes, parce que parfois on se rend compte qu’il y a des similitudes, des coïncidences. Quand plusieurs villes par exemple ont le même comportement face à un évènement extérieur, on se demande s’il n’y a pas des circulations d’hommes ou de techniques documentaires entre les villes, etc. Ou même parfois c’est complètement différent, et c’est intéressant de se demander pourquoi tel type de document a une valeur symbolique très forte dans une ville et pas dans une autre, etc.
Fanny : Et tu travailles sur quels types de documents ?
Lionel : Peut-être les plus importants pour ces communautés et qui ont été les mieux conservés, en fait c’est ce qu’on appelle les chartes de coutume, qui sont en fait des documents par lesquels les seigneurs confirmaient, reconnaissaient l’existence de la communauté, et précisaient, ou confirmaient, ou lui donnaient des privilèges, et une marge d’autonomie. Généralement ces chartes ça se présente comme des très grandes feuilles de parchemins qui font parfois, je sais pas, presque un mètre de haut, des grandes pages de parchemins comme ça où tout est écrit sur le recto, et le sceau de la communauté ou du seigneur en bas, pour lui donner valeur juridique. Donc ces documents sont très importants, ils ont à la fois une portée pratique, c’est-à-dire que c’est concrètement ce qui définit la marge d’autonomie de la communauté, et évidemment ça a aussi une forte valeur symbolique, ça symbolise en fait l’existence de la communauté et sa reconnaissance comme un corps politique.
Il y a aussi beaucoup de textes normatifs, qui sont des textes de loi produits par les communautés, et pareil, qui sont soit mises sous forme de chartes, soit aussi, progressivement, sous forme de livres, ce qu’on appelle les cartulaires municipaux, qui sont en fait des livres qui compilent tous les textes normatifs de la communauté, où on mélange les privilèges qui sont donnés par les seigneurs et les textes des lois qui sont promulguées par les consuls. Donc ça souvent c’est de très beaux livres, très ornés, en parchemin, avec une très belle écriture, etc., ce qui montre aussi la valeur symbolique qu’ils pouvaient avoir.
Après il y a aussi énormément de documents de fiscalité et de comptabilité qui sont aussi souvent sous forme de livres. Mais là par contre c’est pas forcément des beaux livres, c’est même souvent assez moche à voir, c’est des livres qui sont très fonctionnels, qui ont une valeur symbolique beaucoup plus faible voire inexistante.
Il y a aussi beaucoup de fiscalités qui sont sous forme de rouleaux, plusieurs feuilles de parchemins qui sont cousues entre elles et qu’ensuite on enroule. C’est pas forcément très pratique à utiliser mais par contre c’est pratique dans la mesure où du coup c’est extensible a priori à l’infini, c’est-à-dire qu’à chaque fois qu’on a besoin de rajouter des informations, on n’a qu’à coudre une nouvelle pièce de parchemin en dessous, et on écrit et on enroule le tout.
Fanny : Est-ce que tu as réussi à trouver ce qu’on commence à appeler les écrits ordinaires, comme le dit l’historien Paul Bertrand, parce que ces documents de gestion de l’époque — comme donc, tu as commencé à en parler, les inventaires, la comptabilité — étaient souvent détruits quand ils ne servaient plus, quand ils avaient fini d’être utilisés, ou alors ils étaient perdus, donc est-ce que tu as pu avoir accès à ce genre de choses, voilà, des écrits du quotidien ?
Lionel : Oui effectivement. Alors ce que Paul Bertrand appelle les écrits ordinaires en fait c’est toute cette masse d’écrits qui étaient produits pour régler des problèmes très ponctuels et qui a priori du coup n’avaient pas vocation à être conservés. Et effectivement quand on a accès à des inventaires qui ont été faits au début de l’époque moderne au XVIe siècle, même parfois avant – j’ai certains inventaires d’archives qui ont été faits dès le XIVe ou le XVe siècle — donc quand on compare ces inventaires anciens et ce à quoi on a accès aujourd’hui, on se rend compte qu’il y a une masse énorme qui a été perdue ou détruite, en fait c’est que quelques pour cent de documents qui nous sont parvenus. Malgré tout, parfois, par des hasards de conservation ou parfois par des choix, peut-être qu’on a du mal à comprendre, en fait certains de ces écrits ordinaires sont parvenus jusqu’à nous, notamment dans les documents comptables et fiscaux, on a énormément de documents ordinaires qui nous sont parvenus.
Et parfois certains écrits ordinaires nous sont parvenus parce qu’en fait ils ont été intégrés dans des ensembles hétérogènes qui eux étaient volontairement conservés. Par exemple c’est très fréquent pour les cartulaires dont je parlais, parce qu’en fait contrairement à aujourd’hui, les livres, au Moyen Âge, ils sont très vivants, entre guillemets, c’est-à-dire qu’une fois qu’ils sont confectionnés, ils ne sont pas terminés, en fait. On rajoute des textes régulièrement et même parfois des textes qui n’ont rien à voir avec l’objet du livre à la base, par exemple en le prenant à l’envers. Par exemple dans les cartulaires c’est très fréquent qu’une fois que le cartulaire est confectionné, les gouvernants s’en servent à l’envers pour écrire des textes beaucoup plus anodins, et donc de fait ces textes on y a accès vu qu’il fallait malgré tout conserver le cartulaire. Alors c’est des textes qui sont souvent beaucoup plus mal écrits, parfois même qui ont été barrés donc ils montrent vraiment leur caractère ordinaire, mais on arrive toujours à les lire, du coup.
Mais par contre ce qui est intéressant avec cette question des écrits ordinaires c’est que du coup en fait, en creux, ça pose la question de la conservation des textes. C’est-à-dire qu’à chaque fois qu’on est face à un manuscrit, le réflexe c’est de se demander pourquoi on peut être face à ce manuscrit, en fait. Est-ce qu’on est face à ce manuscrit parce que c’est une espèce d’accident de conservation entre guillemets, est-ce que c’est un ensemble de hasards qui a fait que ce manuscrit a traversé les siècles jusqu’à nous, ou est-ce qu’en fait on y a accès parce qu’à l’époque déjà, ils accordaient une très grande importance à sa conservation.
Alors évidemment, c’est très évident pour les cartulaires ou les chartes de coutume, qui étaient des textes qui avaient une importance juridique et symbolique telle que de toute façon ils voulaient absolument les conserver, donc c’est logique qu’on les aie encore aujourd’hui, quelque part. Mais par contre, c’est beaucoup moins évident pour les écrits comptables, par exemple, qui sont pourtant encore nombreux, mais qui a priori n’avaient pas vocation forcément à être conservés, qui n’ont pas forcément une valeur symbolique. Et donc du coup là on se pose la question, effectivement, est-ce qu’on y a accès par le hasard des conservations, et dans ce cas tant mieux. Mais on peut aussi se demander si peut-être en fait il y a un sens symbolique qui nous échappe. Peut-être qu’eux voyaient un intérêt à les conserver et qu’on a juste pas encore compris cet intérêt.
Fanny : Tu as commencé donc ta thèse depuis très peu de temps. Qu’est-ce qui t’a déjà le plus surpris au cours de tes recherches ?
Lionel : Ben moi il y a quelque chose qui m’a assez surpris récemment, quand je suis allé dans les archives là en février, c’est le rôle qu’ont encore certains manuscrits que j’étudie en fait dans l’entretien des identités locales actuellement, notamment les chartes de coutume ou les cartulaires, qui de toute façon dès leur confection en fait avaient une double fonction pratique et symbolique. Alors leur fonction pratique, forcément, est complètement effacée maintenant, c’est plus des textes de loi valables — et heureusement, je pense [rires]. Mais c’est fascinant de voir qu’encore aujourd’hui ils ont une portée symbolique assez forte dans l’entretien des identités locales. C’est ces documents en fait qu’on voit encore régulièrement sortis, par exemple lors d’évènements culturels ou même par exemple à Millau il n’y a pas si longtemps, la charte de coutume était exposée dans la mairie, sous verre, et ils ont fini par l’enlever parce qu’en fait ça abimait l’encre [rire], ce qui fait qu’elle est très peu lisible maintenant, c’est dommage. Mais bon, en tout cas ça montre vraiment le poids symbolique qu’ont encore ces documents, ça c’est fascinant, 700, 800 ans après leur confection… Les médiévaux quand ils les ont faits, ils voulaient créer des symboles pérennes, mais je sais pas s’ils s’attendaient à une telle réussite. [rires]
Fanny : Tu m’as dit que dans ton travail tu t’intéresses aussi à l’archéologie. En quoi ça t’aide dans tes recherches ?
Lionel : Oui effectivement, je m’intéresse à l’archéologie. Alors je la pratique pas moi-même mais je m’intéresse à des travaux en archéologie qui sont faits, parce qu’en fait il y a encore beaucoup de vestiges matériels et il faut d’abord les comprendre comme un tout organique, il n’y a pas que l’écrit, enfin… Les communautés urbaines, elles ont développé tout un système de représentation qui va au-delà de l’écrit, l’écrit ça s’inscrit dans un système de représentation organique, où il y a aussi par exemple les sceaux de villes qui sont vraiment fascinants à étudier. Dans le paysage urbain aussi, par exemple au XIVe siècle, beaucoup de consuls font construire des fontaines dans la ville, et sur ces fontaines ils peuvent se représenter eux-mêmes, ils font graver leur visage ou leur nom, etc. L’archéologie éclaire aussi en fait ce système de représentation qui est mis en place par les communautés urbaines au-delà de l’écrit.
Fanny : Dernière question, les auditeurs commencent à être habitués mais je suis sûre que tu as des choses à nous dire. Quels conseils tu donnerais à un jeune médiéviste qui veut se lancer dans une thèse d’histoire médiévale, ou qui veut juste se lancer dans l’histoire médiévale en général ?
Lionel : Alors du coup je vais moi aussi répéter ce qu’ont dit beaucoup de gens qui ont tenu ce micro avant moi, mais on le répète jamais assez : il faut vraiment être passionné par le sujet qu’on étudie, même s’il faut, je pense, être prêt à faire quelques ajustements en fonction du contexte ou des opportunités de la recherche. Après, je dirais peut-être qu’il faut pas être trop pressé dans son travail en fait, je pense que l’esprit a besoin, parfois, de temps ou d’autre chose pour ranger un petit peu ses idées et donner le meilleur de lui-même.
Pour l’histoire médiévale en particulier, moi je conseillerais de toujours privilégier en fait l’étude des sources originales plutôt que les éditions ou les interprétations déjà faites, je pense que c’est très important d’être face au matériau original, parce que ça apporte des informations, parce qu’en fait un document médiéval c’est pas que le texte, c’est pas que l’information textuelle, c’est vraiment un tout, entre le texte, son support, et je pense que c’est vraiment important de pouvoir se rendre compte de ça, et de vraiment toucher la matière originelle.
[Générique de fin]
Fanny : Désormais, chers auditeurs, vous en savez un petit peu plus sur comment et pourquoi on écrivait au Moyen Âge, et surtout dans le Midi. Merci beaucoup Lionel pour toutes ces informations.
Lionel : Merci à toi.
Fanny : Si vous voulez en savoir un petit peu plus sur le sujet, on vous mettra en description de l’épisode des liens et des références bibliographiques. Si vous aimez l’épisode, eh bien je suis contente ! N’hésitez pas à écouter tous les autres, il commence à y en avoir pas mal, de Passion Médiévistes, vous pouvez clairement occuper plusieurs heures d’une journée. Et je vous dis à très bientôt pour un prochain épisode. Salut !
Merci beaucoup à Lau’ et So pour la retranscription !