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Épisode 58 – Marion et le cartulaire de Douai

Qu’est-ce qu’un cartulaire au Moyen Âge, pourquoi sont-ils si intéressants ?

Portrait Marion Bestel (par Fanny Cohen Moreau)
Portrait Marion Bestel (par Fanny Cohen Moreau)

Dans ce nouvel épisode, Marion Bestel vous parle de son mémoire sur le sujet « Sources et mécanismes de la construction d’une mémoire communale : le cartulaire AA 84. (Archives municipales de la ville de Douai) ». Elle l’a soutenu dans le cadre du master Histoire culturelle et sociale en juin 2020 à l’université Paris Saclay, sous la direction de Catherine Rideau-Kikuchi, Maaike Van Der Lugt et Pierre Chastang.

Elle raconte l’histoire autour de ce fameux cartulaire de Douai, et pourquoi ces sources du quotidien sont si intéressantes pour en savoir plus sur le Moyen Âge, ainsi que des éléments sur la pratique de l’écrit à l’époque médiévale.

Douai au Moyen Âge

Trois anciens « collèges » de l'université de Douai, dont celui de l’abbaye d'Anchin qui abrite aujourd'hui l'Institut d'Anchin.
Trois anciens « collèges » de l’université de Douai, dont celui de l’abbaye d’Anchin qui abrite aujourd’hui l’Institut d’Anchin.

En 1188, Philippe d’Alsace, alors comte de Flandre, octroie à Douai sa charte communale. Par là même, la ville désormais commune est dotée de libertés et de privilèges qui correspondent à des avantages économiques et structurels, tels que des exemptions d’impôts, le droit de tenir foire, ou encore le droit de composer un gouvernement urbain, l’échevinage, dont les modalités d’élection sont elles aussi fixées par des chartes. Ces libertés et privilèges se voient accrus mais aussi confirmés au fil du temps, notamment lors de l’avènement d’un nouveau comte de Flandre ou roi de France. La commune est donc libre, mais relativement seulement : les rituels de confirmation des privilèges sont là pour réaffirmer le lien hiérarchique qui les unit à un seigneur, suzerain ou souverain.

De par sa position stratégique sur la Scarpe, au carrefour de plusieurs territoires, Douai est un objet de convoitises, économique comme stratégique. Cela explique les tensions qui entourent son allégeance, et dont la commune peut jouer à l’occasion : c’est, par exemple, le cas lorsqu’elle en appelle au roi contre un comte présenté comme tyrannique et abusif. Son commerce prospère dans le domaine du drap, mais aussi du grain et de la vigne font de la Douai médiévale une commune d’importance, dimension édulcorée aujourd’hui.

Douai aura été tour à tour flamande, française, bourguignonne à la suite du mariage de Marguerite de Male, fille du comte de Flandre, avec Philippe le Hardi, frère du roi de France Charles V et duc de Bourgogne, puis impériale au début de l’époque moderne, et enfin à nouveau française depuis le règne de Louis XIV.  Elle n’en a pas moins forgé des outils afin de préserver ses libertés et privilèges mais aussi afin de se construire une identité et une image propres à présenter au monde. Parmi eux figure le cartulaire AA 84.

C’est quoi un cartulaire ?

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On peut définir un cartulaire comme un recueil de copies de chartes réalisé par l’entité qui en bénéficie (et non a posteriori par un archiviste ou un érudit). Le cartulaire n’est donc a priori pas un outil d’enregistrement, à l’instar du registre. Toutefois, il ne faut pas oublier que les typologies documentaires médiévales sont poreuses : on trouve ainsi des exemples de “cartulaires-registres”. Un cartulaire peut, momentanément, et a fortiori s’il est composé sur un temps long, assurer la fonction de registre. D’autre part, le cartulaire est créé selon une logique de sélection, de compilation, selon des critères variables d’un exemplaire à l’autre, voire à l’intérieur du même document, le but étant de copier des actes correspondant à une thématique commune.

Il convient également de se garder de considérer un cartulaire, du fait de sa forme reliée, qui rappelle le livre, comme un objet pensé comme tel dès l’origine, et répondant à un plan ou à un projet dont les étapes seraient fixées d’avance.

Le cartulaire de Douai

Le cartulaire AA 84 conservé aux archives de Douai est un manuscrit de 101 folios (c’est-à-dire pages), réalisé, pour ses premiers folios, au début du XIVe siècle (autour de 1320) et pour ses dernières pages au début du XVIIe siècle. Le cartulaire se compose d’ensembles de folios correspondant à des périodes de copie successives, identifiables à l’œil nu par observation de leurs caractéristiques formelles parfois très différentes d’une page à l’autre, mais qui peuvent aussi se retrouver à plusieurs pages d’écart. C’est le cas du modèle des premiers folios, repérable à ses initiales filigranées bleu et rouge et à sa textura. Ainsi, cohabitent au sein du cartulaire des strates très ornées et d’autres beaucoup plus simples, parfois à peine lisibles, et différentes organisations, du dossier thématique autour d’un événement ou d’un acte à un classement par émetteur puis date d’émission.

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Si les actes choisis portent sur des sujets variés, on peut noter des prédominances : par exemple, ceux liés à des privilèges d’ordre fiscal étant particulièrement représentés, de même que, dans une moindre mesure, ceux ayant trait aux possessions de la ville ou à l’échevinage. Cela permet de percevoir les sujets de préoccupation majeurs de la commune.

Cela dit, le cartulaire AA 84 a également pu être étudié au regard de l’ensemble des documents contemporains de sa réalisation et conservés dans les fonds douaisiens : le choix d’en écarter certains qui auraient thématiquement et chronologiquement pu y figurer permet de formuler des hypothèses supplémentaires sur l’usage du cartulaire, comme outil de mémoire de la ville et support de l’image que la commune veut donner d’elle-même.

L’une des grandes particularités du cartulaire AA 84, particulièrement présente dans ses trente premiers folios environ, réside dans le fait que tous les actes initialement émis en latin apparaissent dans le texte original, mais aussi traduits en français picard. Ce mouvement de traduction et la forte présence du français au sein du cartulaire, qui y cohabite avec le latin, mais pas avec le flamand ni l’allemand, par exemple, se doit d’être interprété. D’une part, elle va dans le sens d’une mise à portée des textes fondateurs de la commune. Cette mise à portée du plus grand nombre est relative : il y a fort à parier que le bourgeois lambda ne se trouvait pas en présence du cartulaire.

L’écrit au Moyen Âge

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L’histoire des pratiques de l’écrit est nécessairement tributaire de ce que les générations précédentes ont conservé ou non, par choix ou par accident. Ainsi, la révolution de l’écrit des XIIe et XIIIe siècles a longtemps été avant tout théorisée comme un moment d’intensification du recours à l’écrit et une diversification des formes de l’écrit à mettre en corrélation avec le développement et la structuration de l’Etat royal. Si ce discours n’est pas totalement faux, il est à nuancer : Paul Bertrand (voir bibliographie), entre autres, insiste dans ses travaux sur le fait que cette révolution de l’écrit s’accompagne d’une révolution de la conservation, qui se systématise et fait l’objet de davantage de soin.

Le cartulaire AA 84 (et il n’est pas le seul) s’inscrit, d’une certaine manière, dans cette double tendance. D’une part, il suffit de parcourir ses pages pour observer la variété des formes que prend l’écrit au sortir de cette période dite de révolution. D’autre part, il peut être considéré comme l’un des outils du volet “conservation” de cette révolution, la copie permettant de pérenniser, de sauvegarder, donc de conserver avec plus de sécurité, les textes sélectionnés.

Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :

Sur l’histoire urbaine de Douai :

  • DHERENT, Catherine, “Abondance et crises. Douai ville frontière, 1200- 1375”, sous la direction de Robert Fossier, université de Paris-1, 1992.
  • ESPINAS, Georges, La vie urbaine de Douai au Moyen Âge. Paris : Auguste Picard, 1913.
  • ROUCHE, Michel, dir. Histoire de Douai. Dunkerque : Westhoek Edition-Editions des Beffrois, 1985. Collection Histoire des villes du Nord – Pas-de-Calais.
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Sur l’histoire des pratiques de l’écrit en général :

  • BERTRAND, Paul. Commerce avec dame Pauvreté. Structures et fonctions des couvents mendiants à Liège (XIIIe – XIVe s.). Liège : Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 2004.
  • BERTRAND, Paul. « Une codicologie des documents d’archives existe-t-elle ? ». Gazette du livre médiéval, 2009, n°54, fasc. 1, p. 10-18.
  • BERTRAND, Paul. Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et Empire, 1250-1350), Publications de la Sorbonne, 2015.
  • CHASTANG, Pierre. « Cartulaires, cartularisation et scripturalité médiévale : la structuration d’un nouveau champ de recherche ». Cahiers de civilisation médiévale. Janvier-mars 2006, n°193, p. 21-31.
  • CHASTANG, Pierre. La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIe-XIVe siècle). Essai d’histoire sociale. Paris : Publications de la Sorbonne, 2013.
  • Les chartes ornées dans l’Europe romane et gothique. 2011, tome 169, p. 79 à 107 (disponible en ligne)
  • DEWEZ, Harmony et Lucie TRYOEN, dir. Administrer par l’écrit au Moyen Âge (XIIe-XVe siècle). Actes des journées de recherche des 30 et 31 janvier 2015. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2019.
  • Les chartes ornées dans l’Europe romane et gothique. Paris : BEC. 2011, tome 169.
  • GUYOTJEANNIN, Olivier (dir). L’art médiéval du registre. Chancelleries royales et princières. Paris : BEC, Etudes et rencontres de l’Ecole des chartes, 2018. 102
  • RIBEMONT, Bernard. « Serge Lusignan, La Langue des rois au Moyen Âge. Le français en France et en Angleterre », Cahiers de recherches médiévales et humanistes. 2004, mis en ligne le 26 juin 2008, p. 3 [consulté le 06 juin 2020]. (disponible en ligne)
Illustration de l'épisode 58 par l'artiste Din
Illustration de l’épisode 58 par l’artiste Din

Sur l’histoire des pratiques de l’écrit à Douai :

  • BRUNNER, Thomas. Douai, Une ville dans la révolution de l’écrit du XIIIe siècle. Thèse : histoire, sous la direction de Benoît-Michel Tock. Université de Strasbourg, école doctorale de Sciences Humaines et sociales. 2014.
  • BRUNNER, Thomas. « Le passage au vernaculaire dans les actes de la pratique en Occident », Le Moyen Âge, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009, tome CXV, p. 29 à 72.
  • BRUNNER, Thomas. « Zwischen pikardischem Französisch und Latein : zum Sprachgebrauch in der diplomatischen Schriftlichkeit der Stadt Douai im 13. Jahrhundert », dans Mittelalterliche Stadtsprachen, Maria SELIG et Susanne EHRICH, éd., Ratisbonne (Forum Mittelalter – Studien, 11), 2016, p. 183-202. (version du texte en français : disponible en ligne)
  • BESTEL, Marion. « Sources et mécanismes de la construction d’une mémoire communale : le cartulaire AA 84 », sous la direction de Pierre Chastang, Catherine Kikuchi et Maaike van der Lugt, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2020 (disponible en ligne).
  • BESTEL, Marion. “Terminologie, échelles, usages du cartulaire. L’exemple du manuscrit AA 84 des archives municipales de Douai”, Circé. Histoire, savoirs, sociétés, n° 14, 2021-1 (disponible en ligne).

Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :

  • Le Seigneur des Anneaux, T.1, La Communauté de l’Anneau
  • Kaamelott, Livre I, épisode 4 : Le Chevalier Mystère

Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :

Merci à Clément Nouguier qui a réalisé le magnifique générique du podcast et à Marion Bestel pour l’aide pour l’article !