Épisode 3 – Johana et les sages-femmes en Alsace (Passion Modernistes)
Dans ce troisième épisode Johana vous parle de la professionnalisation des sages-femmes en Alsace au XVIIIe siècle.
Johana Figliuzzi termine en 2019 son master 2 Sciences et société à l’université de Strasbourg. Elle travaille pour son mémoire sur la professionnalisation des sages-femmes en Alsace au XVIIIème siècle, sous la direction d’Isabelle Laboulais.
Avec ses recherches elle veut montrer comment la transformation de l’activité de sage-femme, qui passe d’un service rendu à la communauté à une profession surveillée, s’accompagne d’un contrôle social de la part de l’État, de l’Église et des médecins.
Elle a choisi l’Alsace pour la proximité des sources et parce que la ville de Strasbourg est la première à ouvrir une école de sages-femmes en France après l’Hôtel-Dieu de Paris. De plus, les sages-femmes y sont nombreuses au XVIIIe siècle en raison de la présence de familles catholiques et protestantes.
La formation des sage-femmes
Son mémoire aborde plusieurs points : tout d’abord la construction d’un discours sur les sages-femmes pour justifier la nécessité de les surveiller et de les former. Ensuite, la formation et le recrutement comme moyen de contrôle. Enfin, l’activité concrète des sages-femmes dans la communauté, de leur rôle médical, social et religieux, mais aussi des conflits entre les sages-femmes. Johana cherche à critiquer l’idée selon laquelle la formation des sages-femmes au XVIIIe siècle est le résultat d’une « modernisation » de la médecine et des pratiques, qui s’impose nécessairement face à l’ignorance des sages-femmes des campagnes en particulier.
Dans cet épisode vous apprendrez notamment que c’est lorsque les hommes médecins ont commencé à accoucher des femmes au XVIIIème siècle que les femmes ont alors accouchées allongées.
Pour aller plus loin sur le sujet Johana vous conseille la bibliographie suivante :
Sur les sages-femmes en Alsace :
- BOEHLER Jean-Michel, « »Sages-femmes de nos aïeules, qui êtes-vous donc ? » 22 accoucheuses rurales en Alsace moyenne au XVIIIe siècle », Société d’histoire et d’archéologie de Dambach-la-Ville, 33, 1999 (une bonne référence sur les sages-femmes des campagnes, avec une riche analyse sur leur professionnalisation).
- Lefftz Jean-Pierre, L’art des accouchements à Strasbourg et son rayonnement européen de la Renaissance au Siècle des Lumières : un des plus beaux fleurons de la médecine, Editions Contades, Strasbourg, 1985. (pas très objectif mais il explique bien le fonctionnement de l’école d’accouchement de l’hôpital civil).
- Lichtie Josie, Schneider Malou, Le puits et la cigogne : traditions liées à la naissance dans les familles juives et chrétiennes d’Alsace, Les musées de Strasbourg, Musée alsacien, Strasbourg, 2002. (très bon ouvrage pour comprendre les rites et mentalités liées à la naissance).
Sur l’accouchement et les sages-femmes :
- Gélis Jacques, Laget Mireille, Morel Marie-France, Entrer dans la vie : naissances et enfances dans la France traditionnelle, Gallimard, Paris, 1978. (les trois auteurs-rices de référence sur le sujet).
- Gélis Jacques, L’enquête de 1786 sur les sages-femmes du royaume, Mouton, Paris, 1980. (bonne référence sur la transformation de l’activité de sage-femme).
- Sage-Pranchère Nathalie, L’ école des sages-femmes: naissance d’un corps professionnel (1786-1917), Presses Universitaires François Rabelais, Tours, 2017. (ouvrage très important, elle décrit le processus de professionnalisation des sages-femmes).
-
Dorlin Elsa, La matrice de la race: généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, coll.« La Découverte poche », n˚ 312, 2009. (aide à comprendre le rôle de la médecine dans la construction du genre).
- Ehrenreich Barbara, English Deirdre, Sorcières, sages-femmes et infirmières: une histoirE des femmes et de la médecine, Cambourakis, Paris, 2015. (sur l’appropriation des savoirs médicaux détenus par les femmes).
- Boumediene Samir, La colonisation du savoir: une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Les éditions des Mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2016. (sur les rapports de pouvoir et de savoir dans l’histoire de la médecine. Indispensable pour repenser l’histoire médicale autrement que sous le prisme du progrès).
- Freidson Eliot, La profession médicale, traduit par Andrée Lyotard-May et traduit par Catherine Malamoud, Payot, Paris, 1984. (sur la professionnalisation de la santé et la para-médicalisation des sages-femmes comme forme de pouvoir exercé par les médecins sur ces dernières).
Les extraits diffusés dans l’épisode :
- Reign – Saison 4 épisode 15 (avec l’accouchement de Marie Stuart)
- Documentaire « Un jour à Cologne en 1629 » par Arte, dans les pas de la sage-femme Anna Stein
- Anaïs – La plus belle chose au monde
(Générique)
Fanny : Bonjour à toutes et à tous. Bienvenue dans ce nouvel épisode de Passion Modernistes. Dans ce podcast, nous vous proposons de rencontrer de jeunes chercheurs et chercheuses, en master ou en thèse, qui étudient l’histoire moderne. Et pour rappel, l’histoire moderne est une période qui s’est un peu glissée entre le Moyen-âge et l’époque contemporaine, c’est-à-dire en gros pour l’Europe occidentale entre 1500 et 1800. Épisode 3, Johana et les sages-femmes en Alsace, c’est parti !
Fanny : Bonjour Johana Figliuzzi.
Johana : Bonjour.
Fanny : Tu viens de Strasbourg aujourd’hui, où tu termines un Master 2 en Sciences et société à l’université et tu travailles sur la professionnalisation des sages-femmes en Alsace au XVIIIème siècle, sous la direction d’Isabelle Laboulais. Ton sujet est vraiment PASSIONNANT. Je suis très contente de te recevoir. Sur twitter, quand j’ai annoncé le sujet, j’ai eu beaucoup, beaucoup de questions, je remercie encore beaucoup les auditeurs, j’espère qu’on va bien pouvoir y répondre aujourd’hui.
Alors déjà Johana, première question vraiment toute simple, comment est-ce que tu as choisi ton sujet de mémoire ?
Johana : il y a plusieurs lectures qui m’ont menée vers ce sujet. La première, c’est Sorcière sage-femmes et infirmières, d’Ehrenreich Barbara et English Deirdre, qui sont deux militantes féministes et qui écrivent sur les femmes soignantes et comment elles sont criminalisées à l’époque moderne et contemporaine. Ça m’a beaucoup plu, c’était un livre historique mais surtout très militant. Mais en tout cas, cela m’a intéressée à l’histoire du genre, d’une part, et au fait qu’il y avait des questions autour de l’histoire du genre dans la médecine.
J’avais lu La colonisation du savoir, de Samir Boumedienne, qui est un livre vraiment génial. Il explique l’histoire de la colonisation des Indes, donc des Amériques du XVI au XVIIIe siècle, à travers l’histoire des plantes médicinales. Il explique comment les colons se sont appropriés les savoirs médicaux et comment, en même temps qu’ils ont supprimé leurs savoirs, ils se le sont approprié en les reformulant en leur terme. Donc, ils ont réussi à asseoir leur pouvoir de cette manière là. Ça m’a vraiment montré que l’histoire de la médecine n’est pas une histoire du progrès et où les gens étaient tout le temps malades et c’était la galère et là, les médecins les ont tous sauvés. C’est beaucoup plus complexe que ça. Tout cela m’a vraiment mené vers un mélange d’histoire du genre et d’histoire de la médecine.
Et aussi, en L3, j’ai fait un mémoire d’initiation à la recherche à Strasbourg, toujours en licence humanité, donc qui mêle lettre, langue, philo et histoire. Là, c’était un mélange d’histoire et de philo. Je parlais de la question du travail manuel dans la noblesse, donc là c’était le cas avec la marquise de la Tour du Pin, qui est une noble qui a dû émigrer en Amérique suite à la révolution française. Elle a dû se mettre à travailler une fois arrivée en Amérique, à faire du travail dans les champs, par exemple. Et j’ai montré toute la question du travail, de la discipline, ce genre de choses. En résumé, je me suis intéressée à l’histoire du genre, l’histoire de la médecine, l’histoire du travail et j’ai trouvé que les sages-femmes regroupaient toutes ces problématiques. Et après, j’en ai parlé avec Isabelle Laboulais, ma directrice de recherche, et on a un peu plus précisé le sujet.
Fanny : Qu’est-ce que tu as voulu montrer dans ton mémoire ?
Johana : En fait, je montrais comment au XVIIIème siècle en Alsace, l’activité d’accoucheuse, l’activité de sage-femme devient une profession à part entière. Comment cela a évolué dans ce sens-là. J’ai dit “profession” mais c’est plutôt un métier parce que la différence entre une profession et un métier dans la sociologie du travail est que quand on crée une profession, les personnes qui exercent cette profession sont autonomes. C’est eux qui choisissent le recrutement, qui choisissent l’enseignement, ce genre de chose. Alors que là, pour les sages-femmes c’est quelque chose d’extérieur, donc c’est un métier.
Fanny : On ne peut pas décider seule de devenir sage-femme ?
Johana : Si, on peut décider seule de devenir sage-femme mais la manière légitime de le devenir, ça ne va pas être quand c’est une sage-femme qui apprend le métier à une autre sage-femme. Ca va être dans les écoles de sage-femme. Je veux montrer comment ce passage d’un service rendu à la communauté à une profession est un moyen de contrôle des sages-femmes et un moyen de délimitation de leur activité. Tout au long du siècle, les sages-femmes ont énormément de pouvoir, une place très importante dans leur communauté : elles ont un rôle médical, judiciaire, religieux qui est très important et avec l’apparition de la profession de sage-femme, avec l’obligation d’avoir un diplôme pour exercer par exemple, cette activité va vraiment se réduire aux gestes médicaux.
Je montre que c’est un moyen pour les médecins de contrôler les accouchements, mais comme ils ne peuvent pas remplacer toutes les sages-femmes, ce qu’ils vont faire, c’est qu’ils vont passer par les sages-femmes pour exercer leur pouvoir. Les sages-femmes vont donc devenir un intermédiaire entre les médecins et les femmes, entre l’état et les femmes aussi (on le verra avec les règlements). Elles vont avoir un rôle d’assistante au final. Et je veux montrer comment cette profession, c’est pas un signe de progrès, c’est pas un signe non plus qu’elles gagnent en autonomie ou en légitimité. C’est le contraire, elles perdent en autonomie.
Fanny : C’est bien, tu viens de présenter le menu de cet épisode. (rires) On va juste dire que tu travailles sur le XVIIIè siècle en Alsace. Pourquoi tu as choisi l’Alsace comme terrain d’étude ?
Johana : Déjà, c’est à cause de la proximité des sources parce que j’étudie à l’université de Strasbourg, donc j’ai accès aux archives départementales, aux archives municipales. Et aussi, c’est parce que, à Strasbourg, il y a la première école d’accouchement d’Europe. Bien sûr, il y a l’Hôtel-Dieu de Paris à partir du XVIIè siècle où on forme les sages-femmes. Mais, comme c’est un lieu où ne sont acceptées que les sages-femmes, il n’y a aucun homme qui a le droit d’y aller, ce n’est pas reconnu comme une école légitime parce qu’il n’y a pas de médecin. Voilà, il y a la première école de sages-femmes d’Europe qui est ouverte en 1728 à l’Hôpital des Bourgeois de Strasbourg, qui est ouverte par Jean Jacques Fried, le premier accoucheur de la ville qui lui s’est formé à l’Hôtel-Dieu de Paris.
Il y a aussi 1779, l’école d’accouchement pour les sages-femmes de campagne qui est ouverte par l’intendante de la galaizière. Il y a deux écoles d’accouchement à Strasbourg, ce qui est énorme. L’école d’accouchement de l’Hôpital des Bourgeois est très réputée. C’est une école d’accouchement pour les sages-femmes mais elle est aussi ouverte aux médecins et aux chirurgiens. Il y a des médecins et des chirurgiens qui viennent d’Allemagne, qui viennent du Nord de l’Europe, qui vont aller se former là-bas.
Et aussi, en Alsace, il y a des catholiques et des protestants, il y a énormément de sages-femmes parce que souvent, les sages-femmes catholiques vont faire accoucher des femmes catholiques, les sages-femmes protestantes font accoucher les femmes protestantes, parce que les sages-femmes catholiques ont le droit de baptiser les nouveaux-nés. Mais il va y avoir des lois pour que les sages-femmes protestantes soient obligées d’ondoyer, c’est-à-dire de baptiser. L’ondoiement est le baptême domestique.
Et aussi, il y a également des spécificités en Alsace liées à l’accouchement : déjà au niveau de la technique, il y a des chaises d’accouchement qui sont utilisées, ce qu’il n’y a pas dans le reste de la France, où la position allongée va commencer à s’imposer au XVIIIè siècle parce que, justement, les médecins commencent à s’intéresser aux accouchements, donc ils vont préférer la position allongée. En Alsace, on a la chaise d’accouchement. C’est une chaise avec un siège creux où on peut s’asseoir au bord. Il y a des poignées, il y a des marches, des étriers pour mettre les pieds. Déjà, il y a cette spécificité. Et l’autre, c’est que les sages-femmes sont élues par les femmes du village. Ça, c’est en Alsace et en Lorraine. Tout ça fait que l’Alsace est une région hyper intéressante pour étudier les sages-femmes.
Après, je dis l’Alsace mais j’étudie surtout le Bas-Rhin parce que j’ai accès aux archives départementales. Dans le Haut-Rhin, l’école d’accouchement apparaît assez tardivement. Aussi, les sages-femmes du Haut-Rhin sont parfois envoyées à l’école de sages-femmes de Strasbourg, donc j’étudie surtout le Bas-Rhin.
Fanny : Commençons par le début. Comment devenait-on sage-femme aux XVIIIè siècle en Alsace ?
Johana : Il y a ces deux écoles qui vont former une minorité de sages-femmes. L’Hôpital des Bourgeois (celui qui est fondé en 1728), il est réservé aux femmes bourgeoises, donc qui ont le droit de bourgeoisie, qui habitent en ville ou dans le bailliage qui dépend de la ville. Ça va former une très petite minorité de sages-femmes qui vont être des sortes de sages-femmes d’élites parce qu’elles vont devoir faire accoucher les femmes de la ville. Donc, on attend d’elles qu’elles aient une expertise beaucoup plus poussée. Aussi, l’école est ouverte aux chirurgiens et aux médecins, donc c’est un enseignement qui est très spécialisé, qui va s’appuyer déjà sur la théorie, où Fried va lire des traités d’accouchement et il va les critiquer, les comparer avec son expérience.
L’école d’accouchement de Fried est connue parce qu’elle utilise des cas cliniques. C’est-à-dire qu’on va directement au chevet des femmes accouchées pour les examiner, pour voir les cas pratiques. Et tout ça, je pense qu’il l’a appris à l’Hôtel-Dieu auprès des sages-femmes parce qu’elles font en grande partie par la tradition orale, par la pratique, par le toucher. Fried donne une très grande importance à ça alors que les autres médecins accoucheurs et les chirurgiens d’époque vont appuyer sur l’outil.
Donc, il y a cette école de sages-femmes, on va dire un peu d’élite. Après, il y a l’école ouverte en 1779 pour les sages-femmes de campagne. Donc là, chaque village va envoyer soit sa sage-femme soit une femme qui veut se former au métier de sage-femme ou qui ne veut pas. Je pourrais parler d’une sage-femme, Marie-Sapience Caquelin, qui est choisie par les femmes du village et qui dans son carnet dit que c’est la castastrophe, elle a trop peur d’aller en ville, d’aller se former, mais c’est un devoir donc elle doit aller le remplir. Il y a cette école de sages-femmes qui, elle, s’appuie [non pas] sur la théorie et la pratique mais sur des mannequins d’accouchements, des sortes de poupées en tissu qui reproduisent l’anatomie féminine. Il y a aussi des mannequins qui reproduisent des fétus à tel ou tel mois, des nouveaux-nés, des bébés mal formés, des jumeaux.
Il y a une sage-femme qui est très connue pour les mannequins d’accouchement, c’est Marie Angélique du Coudray, qui fait le tour de France pour apprendre le métier de sage-femme aux sages-femmes des campagnes. Par contre, elle ne passe pas en Alsace (donc j’en parle pas trop dans mon mémoire) parce qu’il y a déjà l’école de sages-femmes qui est très réputée et ensuite parce qu’il y a la barrière de la langue. La plupart des sages-femmes parlent allemand.
Fanny : Mais alors que l’Alsace est censée être française à cette époque-là ?
Johana : Oui. L’Alsace est française à cette époque-là mais il y a toujours un bilinguisme dans les sources. Souvent, dans la campagne, on parle plus allemand. Donc il y a ces deux écoles de sages-femmes, mais qui vont former une minorité de sages-femmes.
La plupart des sages-femmes vont fonctionner par compagnonnage. C’est-à-dire qu’elles vont se former auprès d’une sage-femme jurée. C’est une sage-femme qui a prêté serment auprès d’un curé, qui a promis de soigner, de soutenir les femmes du village quel que soit leur milieu ou leur état et aussi, elle jure d’avoir un bon comportement et de bonnes moeurs. À partir de ça, elles sont reconnues, elles peuvent faire les baptêmes, dont j’ai parlé avant, les ondoiements. Ça leur donne un statut vraiment important. Donc elles se forment auprès de sages-femmes jurées ou ou de sages-femmes réputées, ou de la sage-femme de leur village, mais aussi auprès de leurs mères, si elles sont sages-femmes. Mais la transmission la plus courante encore au XVIIIe siècle, c’est le compagnonnage. Mais on voit qu’au cours du siècle, ça devient obligatoire de passer par les écoles d’accouchement, parce que le diplôme devient obligatoire.
Fanny : Est-ce que leur travail se résumait seulement aux accouchements ou est-ce qu’il était plus général ? Peut-être est-ce qu’elles accompagnaient les femmes enceintes ? Est-ce qu’elles donnaient des conseils avant l’accouchement ?
Johana : L’activité de sage-femme regroupe déjà beaucoup de choses : déjà, il y a un aspect médical où on va faire des soins gynécologiques. Les sages-femmes vont aussi devoir faire des soins courants comme par exemple, à la fin du XVIIIè siècle, on a l’exemple d’une sage-femme qui pose les ampoules. C’est des sortes de ventouses en verre qui servent à soigner à l’époque et ça, c’est un soin courant qui n’a rien à voir avec les femmes enceintes. Elles font aussi de la gymnastique prénatale au huitième mois pour aider les femmes à se préparer à l’accouchement, donc elles aident à accoucher les femmes évidemment. Elles s’occupent des soins du nouveau-né, des soins de la femme qui vient d’accoucher. Donc, ça c’est toute la partie médicale.
Après, il y a la partie religieuse, le soin à cette époque-là ne se résume pas à un geste médical. C’est avec la professionnalisation et l’arrivée des médecins que ça va se limiter juste au geste médical. On va montrer comme dangereux tout ce qui entoure l’accompagnement des femmes et l’aide aux femmes enceintes. Par exemple, les sages-femmes vont réciter des psaumes. Il y a aussi des rites religieux qui accompagnent l’accouchement. Par exemple, chez les catholiques, il y a des médaillons et des images qu’on va mettre près du lit. Pour rassurer la femme enceinte, on a des médaillons de Saint Anne et de Sainte Odile. Chez les juives, on utilise des amullettes et des psaumes, pareil, pour accompagner la femme enceinte et aussi pour éloigner Lilith, la première femme d’Adam et qu’on soupçonnerait de vouloir piquer le nouveau-né. Elles ont déjà ce rôle religieux-là. Et aussi, comme je l’ai dit, elles font l’ondoiement, le baptême domestique. Souvent, c’est en cas de danger, si la vie du nouveau-né est en danger. Elles vont faire un baptême d’urgence pour pas qu’il reste dans les limbes, entre le paradis et l’enfer.
Fanny : Mais il y a quand même un vrai baptême ensuite qui est fait par le curé ou ça suffit, celui-là ?
Johana : En principe, il y a un vrai baptême qui est fait par le curé, mais on voit dans les sources que les curés se plaignent parce que les gens se contentent de l’ondoiement. Ça leur suffit et du coup, ils ne vont plus à l’église baptiser leur enfant. Ils disent « Bon ça suffit maintenant, vous venez à l’église, vous venez baptiser votre enfant ».
Ça, c’est la partie religieuse, et il y a aussi une partie judiciaire qui est très importante et, au XVIIIè siècle, qui perd en importance parce que ce sont les médecins qui vont se réapproprier cette facette du métier. Déjà, elles dénoncent “les fausses couches” pour dire si c’est un avortement ou si c’est une cause naturelle.
Fanny : Là, on a du contrôle du corps des femmes par les femmes elles-mêmes, par les sage-femmes.
Johana : C’est ça. Je veux montrer que ce contrôle c’est parce que les sages-femmes deviennent l’intermédiaire entre l’État et les femmes, et c’est aussi comme ça qu’elles se font respecter. C’est quand elles exercent un contrôle sur les autres femmes, on les voit comme des sages-femmes légitimes, des sages-femmes de confiance alors que quand elles restent dans les réseaux de solidarités entre femmes, elles vont être montrées comme dangereuses.
Fanny : Montrées par qui ?
Johana : Par l’administration déjà, par les préfets, par les intendants et aussi par les médecins. Ils vont souvent dire que la pratique des sages-femmes est mauvaise, qu’elles mettent en danger les femmes. Mais en réalité, on voit dans les sources que la communauté fait vraiment confiance à leurs sages-femmes. On voit qu’elles ont une réelle expertise mais les médecins vont dénoncer les sages-femmes des campagnes parce que c’est elles qui sont les plus éloignées des lieux de pouvoir, donc c’est elles qu’on peut le moins surveiller. Pour ce côté judiciaire, elles déclarent les morts en couche, elles vont aussi vérifier le corps des femmes qui ont été victimes de viol pour les procès. Elles vont vérifier si elles ont été blessées. Cette inspection du corps pour les procès, cela va être les chirurgiens qui vont la faire plutôt au XVIIIè siècle. Ils vont commencer à le faire surtout dans les villes.
Fanny : Est-ce qu’il y a des lieux où les sages-femmes accouchent les femmes ou est-ce qu’elles vont directement chez les patientes ?
Johana : L’accouchement se fait à domicile. C’est la sage-femme qui se déplace. Elle se déplace souvent avec sa chaise d’accouchement. Dans les villages, il y a toute une procession qui est faite avec quelqu’un qui porte la chaise d’accouchement.
Fanny : Quand quelqu’un accouche c’est pas discret, tout le monde est au courant. (Rires)
Johana : Déjà, à domicile dans les villages, dans les salles d’accouchement, il y a la moitié des femmes du village, ce n’est pas quelque chose qui se fait seule. Mais tout au long du XVIIIe siècle, on essaie de réduire ça au juste minimum médical. Il y aura de moins en moins de monde dans la salle d’accouchement et il y aura de plus en plus souvent des médecins. Donc, ça se fait à domicile. En ville aussi, ça se fait souvent à domicile. L’accouchement à l’hôpital existe aussi mais il n’est pas du tout aussi courant qu’aujourd’hui, c’est plutôt pour les femmes pauvres.
Fanny : Tu as commencé un petit peu à le dire mais les sages-femmes que tu étudiais, elles accouchent les femmes de leur classe sociale? Il y a vraiment une distinction ?
Johana : Pas nécessairement. On va plus former les sages-femmes des villes parce qu’on attend d’elles qu’elles accouchent parfois des personnages importants. Par exemple, on a la sage-femme Marie Elisabeth Kautz qui est l’accoucheuse attitrée de la famille Dietrich. Le Baron Frédéric-Philippe de Dietrich, qui était maire entre 1790 et 1792, maire de Strasbourg, donc c’est la famille du maire de Strasbourg, donc une famille très haut placée. On va plus former les sages-femmes des villes parce qu’on attend qu’elles accouchent des femmes importantes.
Les femmes ne vont pas forcément les payer pour l’accouchement, c’est en fonction de leurs revenus mais elles ont une exemption de corvée. Les sages-femmes reçoivent une petite rémunération de la part soit de la communauté soit de la ville sous forme d’argent, de fagots de bois. Par exemple, les sages-femmes des villes ne vont pas chercher qu’à aider les femmes nobles ou les femmes bourgeoises à accoucher parce que la rémunération ne les intéresse pas, parce qu’elles ont déjà une rémunération fixe.
Elles vont faire accoucher tout le monde et c’est dans leur serment aussi : elles doivent promettre de venir en aide à toutes les femmes quel que soit leur milieu, quel que soit leur état. Elles vont aussi aider à accoucher les femmes pauvres et les femmes étrangères à condition toujours qu’elles les surveillent. Par exemple, les femmes étrangères, si elles les font accoucher, il faut qu’elles les dénoncent auprès des autorités pour dire : « voilà cette femme n’a pas le droit d’être dans cette ville ». Pareil pour les femmes pauvres ou les femmes célibataires, il faut qu’elles dénoncent les accouchements dits illégitimes, qui ne viennent pas d’une femme mariée.
Fanny : Est-ce qu’à cette époque, l’accouchement reste dangereux pour la mère et l’enfant ? Parce qu’à la même époque, vraiment, on a vu le cas de la reine d’Angleterre Anne Stuart, qu’on voit récemment dans le film la Favorite, qui a eu 18 enfants, dont aucun n’est arrivé à l’âge adulte (moi ça me crève le cœur cette histoire). Est-ce que le cas d’Anne Stuart est vraiment à part et est-ce qu’on a des chiffres de la mortalité infantile en Alsace à cette époque-là ?
Johana : Son cas est vraiment à part. C’est courant qu’un enfant meurt en couche, mais 18 enfants, c’est quand même un grand nombre. L’accouchement reste dangereux à cette époque. C’est pour ça que les sages-femmes ont un rôle religieux aussi important, parce que c’est une étape très importante de la vie où on est entre la vie et la mort. Il peut y avoir une naissance, en même temps il peut y avoir une mort. Il peut y avoir plusieurs morts, la mère et l’enfant. Donc l’accouchement est craint, c’est un moment où les femmes ont très peur de ce qui va se passer. C’est ça qui donne toute l’autorité aux sages-femmes aussi. C’est aux premiers mois que les enfants sont les plus fragiles. Après, il y a quand même une baisse de la mortalité infantile au XVIIIè siècle grâce aux progrès qui ont été faits, notamment pour les conditions d’hygiène.
***Extrait de Reign, Saison 4, Épisode 15***
Fanny : Tu nous as parlé tout à l’heure de carnets de sage-femme, donc on a des témoignages directs de ces femmes ?
Johana : C’est assez rare. Là, j’ai parlé du carnet de Marie-Sapience Caquelin, qui commence à être sage-femme en 1784 au Ban de la Roche dans le nord de l’Alsace. Elle a fait un carnet où elle raconte rapidement comment elle a été choisie pour être sage-femme du village. Donc les femmes ont voté pour elle. Elle était terrifiée d’aller en ville (elle raconte ça, c’est super touchant de lire ça). En fait, ce carnet est plutôt un outil de travail, ça lui sert à détailler les naissances, les naissances d’enfants illégitimes. Elle parle rapidement du cours d’accouchement, mais très peu. En fait, il n’y a pas de détail de sa pratique parce qu’encore à l’époque, l’activité de sage-femme se passe avant tout par l’oral et par la pratique.Tout ce qui est écrit, cela va plutôt être les médecins.
Bien sûr, il y a des traités de sages-femmes qui ont été faits, il y a aussi le journal de la sage-femme Marie-Elisabeth Kautz, mais c’est plus un journal religieux. Elle parle très très peu de ça. Les sources sont très souvent indirectes, on parle beaucoup des sages-femmes, on les entend très peu parler. Quand on les entend, c’est dans le cadre de procès, par exemple, où elles vont dire quand elles ont inspecté tel corps. On comprend leur rôle par bribes, il n’y a pas de mémoire spécifique de sage-femme.
Après, il y a des livres écrits, qui le sont par des sages-femmes, des traités sur les accouchements, mais qui sont écrits par des sages-femmes bourgeoises qui rendent compte de la tradition orale des sages-femmes mais qui surtout veulent se faire reconnaître des autres médecins. Elles vont plutôt faire appel à la tradition antique, à la tradition de la médecine antique pour s’imposer, pour montrer leur légitimité dans le milieu médical. Je pense, par exemple, au traité de Justina Sigmund, qui est une sage-femme allemande qui va écrire un traité d’accouchement qui est très important où elle va faire elle-même des illustrations, elle va montrer des techniques pour retourner l’enfant dans le ventre quand il est mal placé. Enfin, vraiment un traité très avancé. Mais quand ces techniques viennent de la tradition orale des sages-femmes, elle va dire que c’est son savoir à elle alors qu’on devine aisément que c’est quelque chose qui se fait couramment grâce aux autres sources, et elle va beaucoup utiliser des ouvrages des anciens.
Fanny : Est-ce qu’on sait combien il y avait de sages-femmes à cette époque-là ? Ou c’est pas possible de le savoir ? Ne serait-ce qu’à travers les écoles, on a peut-être des chiffres à travers les écoles ?
Johana : Il y a plusieurs façons de savoir le nombre de sages-femmes. Déjà, il y a une enquête de 1786, où on va recenser toutes les sages-femmes de tous les villages, de tous les cantons. Et donc là, il y a le nom de la sage-femme chez qui elle a appris l’art des accouchements etc. Dans ces dossiers où il y a des registres des sages-femmes, il y a aussi des lettres de plaintes où les administrateurs disent : « il n’y a pas tout le monde qui s’est présenté, il y a untel qui n’a pas voulu me dire qui était la sage-femme du village ». Donc on voit aussi leur importance, parce que parfois, quand il y a des sages-femmes qui n’ont pas de diplôme, qui n’ont pas passé l’examen mais qui sont connues par les gens du village, elles ne vont pas être dénoncées par le curé, par exemple. Il y a des manières de savoir, il y a aussi les registres qui disent toutes les femmes qui sont passées par l’école d’accouchement, mais bien sûr ça se recoupe avec les registres des sages-femmes.
J’ai pas les chiffres sur moi, je les ai pas notés, mais il y a au moins une sage-femme par village, ce qui est très rare parce que dans toutes les autres régions de France, il n’y a pas de sages-femmes dans tous les villages. La densité est beaucoup plus faible. Enfin, il y en a plus d’une centaine en Alsace, il y en a énormément.
Fanny : Est-ce qu’il y a un profil-type des sages-femmes au XVIIIe siècle ? Par leur âge ou par leur origine ?
Johana : Non, il y en a pas. C’est très varié. Au XVIIIe siècle, il y a une concurrence entre le modèle communautaire de soin et le modèle imposé par l’État. Dans le modèle communautaire de soin, la sage-femme qu’on va choisir est plutôt une femme mariée qui a déjà eu des enfants, qui a de l’expérience, qui est parfois âgée, qui est veuve et qu’on connait bien. Ça, c’est le profil-type de la sage-femme dans les villages qu’on va élire.
Mais avec l’apparition de la professionnalisation des sages-femmes, les médecins, ce qu’ils préfèrent, c’est des femmes jeunes qui ont des enfants ou pas, mais qui ont la vingtaine, la trentaine et qui n’ont pas beaucoup d’expérience dans l’art des accouchements, pour qu’elles puissent entièrement être formées par les médecins. Ces 2 modèles sont en concurrence au cours du XVIII siècle. Le plus courant, ce sont quand même des femmes qui ont la trentaine, la quarantaine, qui ont des enfants. Disons que leur point commun le plus important est qu’elles sont mariées et qu’elles ont des enfants. On va préférer choisir des femmes mariées parce qu’on va penser qu’elles ont des bonnes mœurs.
Fanny : D’ailleurs, il n’y a que des femmes qui sont sages-femmes à cette époque-là ?
Johana : Oui, il y a surtout des femmes qui sont sages-femmes. Au XVIIIe siècle, il apparaît les médecins accoucheurs et les chirurgiens aussi. Surtout les chirurgiens qui vont intervenir dans des situations complexes. Par exemple, s’il faut une césarienne ou si la vie de la femme est en danger. Donc ils vont intervenir à des moments qui sont très délicats, qui nécessitent l’utilisation d’outils parce que les sages-femmes, depuis 1728 en Alsace, elles n’ont pas le droit d’utiliser des outils. Ils vont avoir une vision catastrophiste de l’accouchement, c’est aussi pour ça qu’ils critiquent beaucoup les sages-femmes puisqu’ils les voient que dans des situations qui sont très complexes, ils ne voient pas trop les accouchements au quotidien.
Tout au long du XVIIIè siècle, les hommes vont s’imposer dans les salles d’accouchement. Ça reste quand même assez tabou tout au long du siècle, mais ça se normalise peu à peu. Disons que les médecins ne vont plus intervenir qu’en cas d’urgence, mais ils vont de plus en plus intervenir, par exemple, auprès des femmes nobles. Je pense, à la fin du XVIIè siècle, sous Louis XIV, il y a Madame de la Valière qui va être accouchée par un médecin accoucheur et c’est elle qui va lancer cette mode. Donc voilà, ça se normalise de plus en plus. La norme reste quand même des femmes qui accouchent d’autres femmes, des sages-femmes qui accouchent des femmes, mais ça ne va plus être aussi tabou qu’il y ait des hommes en salle d’accouchement et c’est un signe d’un certain prestige aussi.
Fanny : Tu l’as évoqué, tu travailles sur plein de sources différentes. Est-ce que tu peux un peu justement nous résumer toutes ces sources et avec quelle méthode tu travailles dessus ?
Johana : Je vais aux archives municipales et départementales. Il faut savoir qu’en histoire du genre, c’est compliqué parce qu’il n’y a pas une catégorie de sources précise qu’on va éplucher en entier. Il faut trouver des indices par ci, par là. Ça ressemble vachement à une enquête. Ça m’a beaucoup passionnée parce que j’ai l’impression de faire une enquête quand je travaille sur les sages-femmes, quand j’étais aux archives. Il faut que je trouve des traces de sages-femmes un peu partout. J’ai les dossiers de la police médicale, les registres de sages-femmes, les archives du conseil municipal aussi, où ils prennent des décisions sur les écoles d’accouchement. J’ai les procès évidemment, les correspondances. J’ai des enquêtes sur les sages-femmes, les registres de baptêmes. Enfin voilà. Il y a des indices un petit peu partout.
J’utilise plusieurs méthodes ; déjà, l’histoire des savoirs, où je m’appuie beaucoup sur ce qu’a fait Samir Boumediene pour aborder l’histoire du savoir médical, non pas sous l’angle du progrès, mais sous l’angle des rapports de pouvoir. J’utilise aussi beaucoup l’histoire sociale et la sociologie pour voir l’émergence de la profession et aussi pour voir les questions de classe au sein des sages-femmes, parce que le discours sur les sages-femmes des villes n’est pas du tout le même que sur les sages-femmes des campagnes. Elles sont beaucoup plus respectées dans les villes. C’est les sages-femmes des campagnes qui sont dangereuses vu qu’elles sont éloignées des lieux de pouvoir.
J’utilise aussi l’histoire du genre. Ce qui a été fait beaucoup dans l’histoire des sages-femmes, c’est qu’on a pris au 1er degré le discours sur les sages-femmes où on dit qu’elles sont dangereuses, et ma théorie est que, bien sûr, les accouchements sont dangereux à l’époque. Il y a beaucoup de mortalité, les sages-femmes ne connaissent pas forcément toutes les techniques d’hygiène mais elles sont très respectées par leur communauté. Souvent, les accouchements se passent bien.
En fait, tous ce discours sur les sages-femmes, il faut l’analyser, il faut le comparer avec d’autres discours sur les sages-femmes qui sont vraiment au niveau local, où on va parler de la sage-femme du village, parce que tous ces discours qui vont critiquer les sages-femmes, c’est souvent une volonté de justifier les projets d’éducation des sages-femmes de la part des médecins qui veulent opérer la paramédicalisation de l’activité de sage-femme. C’est une manière de dire « voilà elles sont dangereuses, il y a beaucoup de mortalité, elles ne font pas appel aux médecins quand il y a besoin de faire une césarienne, elles font n’importe quoi. Du coup, je suis là, je vais les éduquer, je vais contrôler ce qu’elles font. » Donc ils se présentent un peu comme des sauveurs, comme la solution mais c’est pour justifier leur travail et aussi pour avoir, par exemple, des financements pour une école d’accouchement.
Il y a l’historienne Nathalie Sage-Pranchère qui a écrit L’école des sages-femmes qui, elle, étudie aussi la professionnalisation des sages-femmes à l’échelle nationale. Et elle explique que tous les discours sur les sages-femmes prennent la forme de presque formulaire parce qu’ils se ressemblent tous. Il y a beaucoup de répétitions et on voit que c’est quelque chose qui devient un espèce de tic de langage des médecins aux administrateurs où on va toujours dire « voilà, les sages-femmes c’est pas bien, c’est dangereux » pour après introduire tous les projets d’éducation des sages-femmes.
Fanny: Est ce que tu as pu t’intéresser en parallèle aux pratiques des sages-femmes dans d’autres régions de France ou en Europe pour comparer un petit peu ?
Johana: Grâce à l’ouvrage de Nathalie Sage-Pranchère, j’ai pu voir comment ça se passe à l’échelle nationale. Il y a ce même processus de professionnalisation des sages-femmes d’une part et aussi d’homogénéisation donc on va faire des lois à l’échelle nationale.
Mon mémoire s’arrête le 18 Ventôse de l’an 11, en gros en mars 1803, parce que c’est à cette date qu’est rendue obligatoire l’obtention d’un diplôme pour exercer le métier de sage-femme. Il y a ce mouvement d’homogénéisation des lois sur les sages-femmes, parce qu’avant ça, c’est chaque région, chaque village qui a son règlement sur les sages-femmes et là, avec la révolution française, il y a cette centralisation, déjà, qui se met en place, [la] centralisation du pouvoir, et on veut vraiment que les coutumes et les lois soient les mêmes partout dans le territoire parce qu’on commence à construire une nation française, un état.
Le sujet, il a l’air spécifique. Je parle des sages-femmes mais en réalité, le rôle des sages-femmes et comment il évolue, ça reflète aussi comment s’impose l’État dans la vie quotidienne des sujets, des habitants, des citoyens plus tard parce que la sage-femme n’est plus seulement la membre de la communauté, le personnage important d’une communauté mais c’est vraiment l’intermédiaire entre les femmes et l’État. Elles vont perdre en autonomie et en autorité dans leur village pour retirer l’autonomie des autres femmes en appliquant très strictement les lois qui sont promulguées par l’État.
Il y a toujours une méfiance. C’est assez ambivalent chez les sages-femmes parce qu’il y a toujours cette méfiance, on les voit comme dangereuses mais on a besoin d’elles pour contrôler les autres femmes, pour contrôler les mœurs, pour réguler les naissances, qu’elles ne soient pas illégitimes. J’ai pu comparer aussi avec l’Allemagne. Là, on a aussi tout ce processus de paramédicalisation de la part des médecins parce qu’en Allemagne, il y a plusieurs écoles d’accouchement qui vont être fondées sur le modèle de l’école de Strasbourg, donc l’école de Fried. Donc là, il y a plus ce côté appropriation du savoir médical par les médecins qui va se développer en Allemagne. La question de la centralisation, c’est un contexte différent dans ce pays.
***Extrait du documentaire « Un jour à Cologne en 1629 » (Arte)***
Fanny : Johana, tu es donc en 2ème année de Master, quels sont les problèmes que tu as pu rencontrer pendant ces deux années de préparation de mémoire ?
Johana : Au début, j’ai eu beaucoup de mal à trouver les sources parce que je ne voyais pas ce qu’il y avait spécifiquement sur les sages-femmes et je ne savais pas qu’il fallait piocher des indices par-ci par-là. Donc ça, c’est la méthode d’histoire du genre souvent. Aussi il y a beaucoup de sources qui sont en allemand, donc c’est pas un gros problème. Le plus gros problème, c’est que c’est écrit en “deutsche schrift”, une écriture manuscrite allemande qui ne ressemble pas trop à l’alphabet latin et qui est très dure à apprendre. Donc, j’ai demandé de l’aide pour la traduction et souvent, quand j’en vois des comme ça, j’abandonne, en fait.
Du coup, ça me prive d’énormément de sources, c’est très frustrant mais il y a beaucoup de livres d’histoire d’Alsace [qui] traduisent ces sources-là, c’est super utile. Voilà, je suis privée de pas mal de sources car c’est vraiment, vraiment très dur à déchiffrer et si c’était une thèse, je me serai donnée la peine mais là, disons que si l’intitulé est vraiment hyper intéressant, je vais me pencher dessus, je vais déchiffrer, je vais demander de l’aide, mais si c’est une source dont j’ai 3 exemples différents en français je ne vais pas l’utiliser.
À la base, j’étais un peu partie sur une fausse piste. Je pensais trop que les sages-femmes étaient entièrement criminalisées, ce qui n’est pas vrai du tout. Elles ont un statut très important, comme je l’ai dit. J’essayais de trouver des indices dans quelles mesures elles sont considérées comme des sorcières, par exemple. C’est très rarement le cas pour des sages-femmes en Alsace. Et j’étais aussi partie sur la piste de l’histoire des savoirs, donc comment le savoir des sages-femmes est différent de celui des médecins. C’est hyper compliqué parce que le savoir des sages-femmes est oral et pratique, donc j’ai pas vraiment de quoi comparer. C’est pour ça que je me suis plus penchée sur la professionnalisation.
L’autre difficulté est que c’est assez dur de se mettre à la rédaction.
Fanny : D’avoir le nez plongé dans les archives à plonger sur son écran d’ordinateur.
Johana : Oui, on veut parler de tout en même temps et il y a tellement de choses à dire, il faut sélectionner. Enfin, c’est assez dur mais c’est passionnant parce qu’on met vraiment en forme la pensée et on sent qu’on avance mais c’est un peu dur de se mettre à la rédaction. Mais j’ai trouvé une méthode et une fois qu’on s’y met, c’est bien.
Fanny : C’est quoi ta méthode ?
Johana : Alors ma méthode : déjà j’aime bien être claire, carrée. Déjà, j’ai mon plan qui est prêt avant toute rédaction, bien sûr, avec une problématique et je me demande dans chaque partie ce que je veux dire. C’est quoi ma problématique ? Après, pour chaque sous-partie, par exemple “1.a”, je vais faire un plan de cette sous-partie, je vais dire plus ou moins « voilà je vais parler ça, ça et ça » et après, pour chaque partie, je vais voir toutes les sources que j’ai là-dessus et je pars de ces sources pour commencer à écrire, parce que je pense que mon défaut, si je ne fais pas ça, c’est que j’interprète trop. Je vais un peu trop loin parce que j’ai envie de dire beaucoup de choses et parfois je fais peut-être un peu trop parler les sources. Du coup, je veux vraiment partir des sources, partir du concret, pas interpréter n’importe comment, et après je complète avec la bibliographie pour mettre des éléments que je n’ai pas, pour expliquer des notions, pour développer sur le sujet.
Mais je fais un premier brouillon, je cite des sources, je dis « voilà il se passe ça, ça et ça. » Je mets mes idées, sans citer la bibliographie, et après je me relis, je développe parce que parfois je vais un peu trop vite, j’explique vraiment ce que je veux dire, comment je suis arrivée à cette conclusion. Je cite les ouvrages qui m’ont aidée à arriver à cette conclusion. Ça se fait en 2 temps, j’ai d’abord cette première étape d’écriture qui est un peu plus créative, où il y a les idées qui viennent, je commence à interpréter et après, vraiment sérieux, carré, je dis de quel auteur je sais ça. Je me justifie, j’écris bien, pour que ce soit accessible à tout le monde.
Parce que j’essaie vraiment d’écrire un mémoire qui puisse être lu, même par des gens qui ne sont pas spécialisés en histoire, parce que je trouve ça vraiment important, déjà en histoire du genre, de faire connaître un peu les travaux, et surtout que ce ne soit pas quelque chose de fermé, d’élitiste où c’est que les spécialistes qui peuvent le lire. Parce que je veux vraiment faire une histoire populaire des sages-femmes, je ne veux pas que parler des sages-femmes qui ont fait des trucs incroyables. Je ne m’arrête pas aux sages-femmes bourgeoises, je veux parler aussi des sages-femmes des campagnes, donc ça n’aurait pas de sens d’écrire un mémoire qui ne soit pas accessible à tout le monde, qui ne puisse pas être lu par tout le monde. Quand on écrit pour que ça soit accessible, ça pousse vraiment à justifier tout ce que l’on dit et à ne pas partir dans des interprétations qui ne s’appuient pas sur des faits. Je veux vraiment faire un mémoire qui soit clair et compréhensible par tout le monde, pour tout le monde. Et aussi, ça m’aide parce que je le fais relire par mes amis pour qu’ils m’aident à le corriger, donc j’ai envie qu’ils comprennent ce qu’ils lisent.
Fanny : Johana, est-ce que tu as commencé à réfléchir à ce que tu veux faire une fois que tu auras rendu ton mémoire, donc dans quelques mois à l’heure où on enregistre ce podcast ?
Johana : Oui, la recherche m’intéresse beaucoup mais je ne veux pas en faire mon métier. Je veux juste être bibliothécaire. Donc je vais faire un apprentissage pour être bibliothécaire et passer les concours. J’ai trouvé ça important de faire de la recherche parce que comme l’a dit Jacky Fleming, une autrice de BD dans sa BD Le Problème avec les femmes, elle a dit « les femmes se sortent les unes des autres de la poubelle de l’histoire depuis plusieurs milliers d’années maintenant, » et moi, je voulais faire un mémoire pour sortir les sages-femmes de la poubelle de l’histoire mais je ne vais pas faire plus de recherche que ça.
Fanny : Pour finir Johana, est-ce que tu aurais un conseil à donner aux personnes qui voudraient étudier l’histoire des femmes à l’époque moderne ?
Johana : Ce qui est très important dans les sources, quand on voit des discours qui sont faits sur les femmes, pas par les femmes, c’est de ne pas les prendre au premier degré. Il faut toujours analyser pourquoi la personne dit ça. Bon ça, c’est comme pour toutes les sources, mais c’est d’autant plus important qu’il ne faut pas se dire « si untel dit que telle ou telle femme » ou « telle ou telle catégorie de femme est dangereuse, » il faut se demander pourquoi elle dit ça.
Il faut chercher un peu partout dans les archives, même s’il y a des archives qui ne vont pas parler directement du sujet, qui ne vont pas parler directement des femmes. Il faut apprendre un peu à fouiller, à mener l’enquête un peu partout. Il faut aussi essayer de ne pas avoir trop d’a priori. Il ne faut pas partir, comme par exemple j’avais fait au début, du principe que les sages-femmes à l’époque moderne ne peuvent rien faire, qu’elles n’ont pas d’autonomie. Il faut chercher aussi ce que font concrètement les femmes, il faut essayer de trouver des traces de leur activité concrète et pas seulement le discours sur ce qu’elles font. C’est pour ça aussi qu’il faut fouiller un peu partout. Je parle beaucoup des procès parce que c’est souvent à ce moment-là que les femmes témoignent et donc, on peut voir à travers tout leur discours sur le procès ce qu’elles disent de ce qu’elles font elles-mêmes.
Ce qu’elle fait beaucoup, ma directrice de mémoire, c’est qu’elle me mène vers des ouvrages qui n’ont aucun rapport avec mon sujet mais qui appuient sur des aspects spécifiques. Je trouve que c’est toujours important de savoir comment ça se passe à l’époque, comment les gens vivent, comment se font les autres métiers, si tu fais l’histoire d’un métier, et ne pas rester bloquée que dans son sujet. Aussi, ça je l’ai beaucoup appris parce que j’étais en licence humanité, mais il ne faut pas s’arrêter qu’à des ouvrages d’histoire aussi. C’est important de voir tout ce qui est de la sociologie, la philosophie, rien que pour apprendre à interpréter les sources et pour voir de quelle pensée découle telle ou telle action d’un personnage historique. Il ne faut pas rester bloquée que sur l’histoire. C’est important.
Fanny : Maintenant, chers auditeurs, vous en savez un petit peu plus sur qui étaient et comment travaillaient les sages-femmes en Alsace au XVIIIè siècle. Donc merci beaucoup Johana.
Johana : Merci à toi.
Fanny : C’était seulement le troisième épisode de Passion Modernistes. Le deuxième était sur l’art de la bière à l’époque moderne. Le premier était sur un certain Gaston d’Orléans, donc vous avez encore plein de choses à apprendre. Et si l’histoire vous intéresse, vous pouvez bien sûr aller écouter les épisodes de l’autre podcast Passion Médiévistes qui parle, là, du Moyen Âge. Et vous pouvez retrouver tous ces épisodes sur le site passion-médiévistes.fr et dans le prochain épisode, on parlera des guerres de religion. Salut !
***Chanson d’Anaïs, La Plus belle chose au monde***
Merci à Maëlys pour la retranscription et à Élise pour la relecture !
Ce très beau générique a été réalisé par Julien Baldacchino (des podcasts Stockholm Sardou, Radio Michel, Bulle d’art…) et par Clément Nouguier (du podcast Au Sommaire Ce Soir). Un grand merci à Simon qui a aidé au montage de cet épisode, vous pouvez le retrouver dans le podcast Les Carencés !