Épisode 17 – Thibaud et l’économie en Mésopotamie (Passion Antiquités)
Comment était organisée l’économie en Mésopotamie et sur quels principes reposaient-elle ?
Dans cet épisode de Passion Antiquités, mon invité Thibaud Nicolas, spécialiste de la période paléo-babylonienne et d’Histoire économique et réligieuse vous parle d’économie en Mésopotamie au IIème millénaire avant notre ère. Désormais docteur en Histoire économique et sociale de l’Antiquité à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS) et au Collège de France, Thibaud Nicolas vous présente sa thèse sur le sujet Le trésor du Soleil : rôle et fonctionnement socioéconomique du temple de Šamaš (Ebabbar) à Sippar à l’époque paléo-babylonienne. Il l’a soutenue le 4 janvier 2023, sous la direction de Grégory Chambon (EHESS) et Dominique Charpin (Collège de France).
Après l’épisode 2 sur les Naditum au cours duquel vous avez pu explorer la Mésopotamie à travers son histoire religieuse, poursuivez votre voyage à la découverte de son histoire économique.
La Mésopotamie au IIème millénaire avant notre ère
Vous voici en Mésopotamie, Irak actuelle, dans la ville de Sippar, au coeur de l’empire d’Akkad. Véritable carrefour commercial et stratégique, cité marchande très prospère, Sippar est idéalement située près des centres du pouvoir. Comme l’explique Thibaud Nicolas, elle est en effet proche de toutes les capitales, à quelque 80km de Babylone et 30km de Bagdad. Sippar abrite également l’Ebabbar – traduisez, la demeure brillante. Il s’agit d’un temple dédié au culte de Šamaš – prononcez shamash – le dieu du soleil.
Thibaud Nicolas a étudié la Mésopotamie au cours de la première moitié du IIème millénaire avant notre ère, soit à l’époque amorrite, aussi appelée époque paléo-babylonienne. Aux débuts de cette période, l’empire Akkadien vient de s’effondrer et a été supplanté par la dynastie néo-sumérienne, centrée autour la ville d’Ur, dans le sud de l’Irak actuelle. Puis, vers 2004 avant notre ère, cette dynastie tombe à son tour sous le coup de plusieurs facteurs internes ainsi que sous la pression des Amorrites. Ces derniers fondent Babylone à la suite de la chute de la dynastie néo-sumérienne et ce sont donc ces deux évènements qui donnent leurs noms à la période. Les Amorrites, première dynastie de Babylone, exercent alors une souveraineté importante dans la région jusqu’à l’effondrement de la cité à la suite de l’invasion des Perses, 1500 ans plus tard, au XIème siècle avant notre ère.
L’économie en Mésopotamie
“On ne sait pas vraiment comment était pensée l’économie babylonienne parce qu’il y a très peu de textes réflexifs sur le sujet… En fait, il n’y en a pas.” — Thibaud Nicolas
S’il y a peu de sources théoriques, les études montrent cependant que l’économie de Mésopotamie est partiellement centralisée. Il s’agit d’une économie encastrée, c’est-à-dire qu’elle s’imbrique étroitement dans la sphére politico-religieuse. En ce sens, Thibaud Nicolas indique que la Mésopotamie est très proche du Moyen Âge en terme de fiscalité.
“La fraude fiscale n’est pas une invention contemporaine ! Le roi est souvent obligé d’aller tirer l’oreille pour récupérer ce qu’on lui doit.” — Thibaud Nicolas
L’objectif de l’économie babylonienne c’est également la stabilité. L’économie est ainsi basée sur une vision conservatrice de l’univers. Thibaud Nicolas va jusqu’à employer le terme “fixiste” pour théoriser cette conception de l’économie. Les Babyloniens recherchent donc une stabilité dans l’organisation de l’État. Il en est de même dans l’organisation du Panthéon, puisque religion et économie sont liées.
Dans le royaume de Babylone, à l’époque étudiée par Thibaud Nicolas, l’économie se pense aussi comme une composante de la justice. Est ainsi considéré comme économiquement viable ce qui est juste. Par exemple, les poids et mesures, qui servent de monnaie d’échange, se doivent d’être exacts car il n’y a pas encore de monnaie frappée – elle apparait au XIème siècle avant notre ère. On paie alors en argent (métal), en grains d’orge ou encore en fûts de bière. Les prix du marché sont fixés par la loi, du moins en théorie car, dans la pratique, Thibaud Nicolas confie qu’il semble y avoir quelques arrangements.
Dans les faits, ce système économique vise à créer un équilibre entre les catégories de population les plus riches et les catégories les plus pauvres, de sorte que les plus riches ne le soient pas outre mesure ; et pour éviter que les plus pauvres soient miséreux. Thibaud Nicolas précise que c’est le rôle des grands organismes, comme les temples ou les palais, de s’assurer de cet équilibre. Cela se traduit par une redistribution des richesses. Dans la pratique, le roi efface régulièrement certaines dettes et le temple accorde des prêts. Dans la ville de Sippar, objet de la thèse de Thibaud Nicolas, le temple de l’Ebabbar est un parfait exemple de préservation de l’équilibre. D’un côté, il fait affaire avec de riches marchands et est au coeur de très gros enjeux ; de l’autre il prête aux pauvres et leur vient ainsi en aide.
En ce qui concerne les prêts, Thibaud Nicolas explique le concept du prêt de charité. Ce type de prêt relie un créancier et un débiteur, avec les dieux eux-mêmes comme témoins. Cette garantie divine n’en est pas moins durable puisque les dieux sont éternels. Outre l’enrôlement des divinités dans le contrat de prêt, une close est particulièrement frappante : le débiteur est convié à rembourser le prêt uniquement lorsqu’il sera dans une situation économique stable et en bonne santé financière. Thibaud Nicolas vous révèle ainsi qu’il s’agit davantage d’un don déguisé. Pour cause, il ne retrouve pas de trace de remboursement dans les archives.
Les sources et les enjeux de la thèse de Thibaud Nicolas
“Moi je travaille sur les tickets de caisse et les factures de l’antiquité mésopotamienne [rires]” — Thibaud Nicolas
Thibaud Nicolas a donc étudié la Mésopotamie, et plus précisément l’économie babylonienne en Mésopotamie, à travers l’organisation du temple de l’Ebabbar, dans la ville de Sippar. Dans sa thèse, il cherche à comprendre l’organisation interne du temple, soit la façon dont il s’inclut dans une ville, au sein d’un royaume, et au coeur d’un certain nombre de réseaux économiques et de sociabilités. Il démontre que le temple de l’Ebabbar est une charnière énocomique, religieuse et anthropologique, un véritable point d’articulation entre un grand nombre de composantes de la société babylonienne.
“[En terme de taille,] ça tient dans la paume d’une main. Certaines tablettes sont même de la taille d’un téléhone portable voire d’un cadran de montre, et d’autres, prestigieuses, sont au format A4.” — Thibaud Nicolas
Thibaud Nicolas vous parle des sources qu’il a pu consultées pour mener à bien sa thèse, les tablettes. Cela inclut les tablettes conservées à l’époque, celles mises au rebus, et celles qui ont été abandonnées suite à des circonstances particulières – lors d’une fuite, pour échapper à une guerre, ou des suites d’un incendie, par exemple.
Dans le cas de la ville de Sippar, Thibaud Nicolas mentionne qu’assez peu de tablettes ont été retrouvées dans le temple de l’Ebabbar. Il n’y a en effet pas eu de destruction violente ni d’évènement majeur ayant favorisé la conservation des tablettes. Il note que le temple de Šamaš a été actif pendant 2000 ans et que cette stabilité favorise davantage la destruction ou le recyclage des tablettes d’argile, ce qui explique le petit nombre des tablettes retrouvées.
Thibaud Nicolas a donc étudié des tablettes gravée en écriture cunéiforme. Il précise qu’à l’époque, il n’y a pas de standardisation des signes ce qui implique que chaque scribe pouvaient avoir sa manière de représenter les signes. De plus, parce qu’elles n’ont pas toutes été exhumées dans les règles de l’art archéologique, ou bien avec des moyens précaires, les tablettes sont souvent abîmées et peuvent avoir été classées sans contexte. Cependant, Thibaud Nicolas rappelle qu’il y a tout de même plusieurs milliers de tablettes disponibles, et que certaines ont parfois été copiées ou traduites.
Enfin, Thibaud Nicolas mentionne que les textes des tablettes qu’il a pu analyser sont des textes assez formalisés, d’une vingtaine de lignes tout au plus, dans lesquels il est donc facile de trouver l’information que l’on cherche. Il vous confie également s’être rendu au British Museum pour consulter des tablettes souvent inédites, sur lesquelles personne n’a jamais travaillé, et avoue son émotion à la découverte de ces morceaux d’Histoire antique.
Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de consulter :
Quelques liens et contenus :
- Entendez-vous l’éco ? sur France Culture – Épisode 1/4 : Babylone et l’avènement de la propriété privée
- Le Cours de l’histoire sur France Culture – Épisode 1/3 : Irriguer la Mésopotamie, quand l’eau rugit entre le Tigre et l’Euphrate
Ouvrages généraux :
- Charpin, Dominique & Edzard, Dietz Otto & Stol, Marten (2004). Mesopotamien. Die altbabylonische Zeit, = Attinger, Pascal & Sallaberger, Walther & Wäfler, Markus (éd.), Annäherungen 4, OBO 160/4, Fribourg/Göttingen.
- Lafont, Bertrand / Tenu, Aline / Joannès, Francis / Clancier, Philippe (2017). Mésopotamie -De Gilgamesh à Artaban, Paris.
À propos de l’Ebabbar à Sippar et son rôle socioéconomique :
- Charpin, Dominique (2017). La vie méconnue des temples mésopotamiens, Paris.
- Harris, Rivkah (1975). Ancient Sippar, PIHANS 36, Leyde.
- Nicolas, Thibaud (2023a). « Où se réunir à l’époque paléo-babylonienne ? Le cas de l’Ebabbar de Sippar comme lieu de rassemblements cultuels, juridiques, sociaux et économiques », in : Cahier des Mondes Ancien 17, [en ligne].
- Nicolas, Thibaud (2023b), « A rational god : rationality and religion in an Old Babylonian temple’s business management », in : Günther, Sven & Oetjen, Roland (éd.), Muziris 1, Modern Economics and the Ancient World: Were the Ancients Rational Actors?, Münster.
- Tanret M. (2011), « Officials of the Šamaš Temple of Sippar as contract witnesses in the Old Babylonian period », ZA 101, p. 78-112.
À propos de l’économie babylonienne au IIème millénaire av. J.-C. :
-
Chambon, Grégory (2011a). Normes et pratiques — L’homme, la mesure et l’écriture en Mésopotamie. I. Les mesures de capacité et de poids en Syrie Ancienne, d’Ébla à Émar, BBVOT 21, Gladbeck.
- Földi, Zsombor (2014): “On Old Babylonian Palastgeschäft in Larsa. The meaning of sūtum and the ‘circulation’ of silver in state/private business”, in: Csbai, Zoltán (éd.), Studies in Economic and Social History of the Ancient Near East in Memory of Péter Vargyas, ANEMS 2, Budapest, p. 79-117
- De Graef, Katrien (2018a). “Puppets on a String? On Female Agency in Old Babylonian Economy”, in Svärd, Saana & Garcia-Ventura, Agnès, Studying Gender in the Ancient Near-East, Philadelphia, p. 133-156.
- Goddeeris, Anne (2002). Economy and Society in Northern Babylonia in the Early Old Babylonian Period (ca. 2000-1800 BC), OLA 109, Louvain.
- Lipiński, Edward (éd.) (1981). State and Temple Economy in the Ancient Near East. Proceedings of the International Conference organized by the Katholieke Universiteit Leuven from the 10th to the 14th of April 1978, ZSSR 98, Louvain.
- Mynářová, Jana & Alivernini, Sergio (éd.), Economic Complexity in the Ancient Near East: Management of Resources and Taxation (Third-Second Millenium BC), Prague.
- Peyronel, Luca (2014). “Between Archaic Market and Gift Exchange: The Role of Silver in the Embedded Economies of the Ancient Near East During the Bronze Age”, in Carlà, Filippo & Gori, Maja (éd.), Gift giving and the embedded economy in the ancient world, Heidelberg, p. 355-376.
- Renger, Johannes (1994). “On economic structures in Ancient Mesopotamia”, in Orientalia NS 63, p. 157-208.
- Veenhof, Klaas R. (2020). Law and Trade in Ancient Mesopotamia and Anatolia Selected Papers by K.R. Veenhof, Leyde.
Spécialistes d’anthropologie économique utilisant les travaux des assyriologues :
- Graeber, David (2014). Debt, the first 5000 years, Brooklyn/London.
- Polanyi, Karl (1944). The great transformation, New York.
Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :
- C’est pas sorcier – Louvre 2 : les trésors du Grand Louvre
- Générique de Babar
Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :
Merci à Clément Nouguier qui a réalisé le magnifique générique du podcast et Alizée Rodriguez pour la rédaction de l’article !