Épisode 26 – Francesco et l’espionnage en Mésopotamie (Passion Antiquités)
Comment faisait-on de l’espionnage en Mésopotamie au IIème millénaire avant notre ère ?
Pour ce 26ème épisode de Passion Antiquités, je reçois Francesco Giannone qui vient vous parler de sa thèse soutenue le 22 mai 2024, intitulée : « « Les yeux et les oreilles du roi ». Espionnage et renseignements dans la correspondance du Proche-Orient ancien au IIe millénaire avant notre ère ». Il a réalisé ses recherches à la Sorbonne Université en cotutelle de l’université de Naples L’Orientale, sous la direction d’Alice Mouton et Gian Pietro Basello.
Cet entretien fait suite aux précédents épisodes sur la Mésopotamie que vous avez pu découvrir à travers les prismes de la religion et de la politique. Ici, poursuivez l’exploration de cette région et de son fonctionnement à travers la thématique de l’espionnage.
Où et quand ?

Pour ses recherches, Francesco Giannone s’est penché sur la Mésopotamie et l’Anatolie hittite, des territoires de l’Asie sud-occidentale qui correspondent aux actuels Turquie, Syrie, et une partie de l’Égypte. Il a inscrit son étude dans le IIe millénaire, plus précisément entre XVIIIe et XVIIe avant notre ère.
Les sources utilisées par mon invité proviennent notamment de l’ancienne ville de Mari, un site archéologique très riche, situé aujourd’hui à Tell Hariri en Syrie orientale. Dans les années 1930, des milliers de tablettes cunéiformes ont été découvertes sur ce lieu. Par ailleurs, l’équipe de fouille de Mari a appliqué une méthodologie assez pionnière lors de la mise au jour de ces artefacts : en plus de recopier les inscriptions cunéiformes, ils ont publié des translittérations et des traductions en français de nombreuses tablettes, les rendant très accessibles. De nos jours, nous ne savons pas si ces tablettes ont été détruites ou non. Elles étaient conservées au musée de Deir ez-Zor en Syrie, mais il s’agit d’une zone touchée par les attaques terroristes de DAESH dans les années 2010.
N’importe qui pouvait être espion en Mésopotamie
À Mari, durant le IIe millénaire, la pratique de l’espionnage est assez banale pour les couches supérieures de la société. Ils l’utilisaient pour avoir des avantages face à des ennemis ou contrecarrer leurs plans. Dans ses archives, Francesco Giannone se rend compte qu’il existe plusieurs sources de renseignements. Il en distingue deux types :
- Les espions : ils sont envoyés dans les territoires frontaliers de façon temporaire ou pérenne afin d’infiltrer et de collecter des informations et rendre compte à leur “maître”.
- Les informateurs : il en existe deux sortes. Il y a ceux qui donnent des renseignements en échange d’une récompense pécuniaire, et ceux qui sont vivement encouragés (forcés) à délivrer leurs informations.

N’importe qui pouvait être espion. Les rois et autres gouverneurs envoyaient les personnes les plus habilitées à se faire discrètes chez l’adversaire. Ils envoyaient des soldats, des messagers, mais aussi des bergers. Les femmes pouvaient également endosser un rôle d’espionnes : les princesses, envoyées pour épouser les monarques des pays voisins en signe d’alliance, sont au plus près du pouvoir et deviennent alors des relais d’informations pour leur pays d’origine.
Les techniques d’espionnage en Mésopotamie
Dans notre entretien, mon invité révèle que les techniques d’espionnage en Mésopotamie sont très sophistiquées, la seule limite étant la technologie. Tout moyen est bon pour récolter des renseignements ou pour contrecarrer le flux (infiltration, usurpation d’identité). Pour reprendre le cas des princesses, les échanges avec leurs familles sont fortement freinés. Par exemple, Francesco Giannone raconte que la reine hittite Puduhepa reprochait au pharaon Ramsès II de l’empêcher de voir sa fille.
La désinformation est aussi très utilisée : les rois et leurs proches savaient que leurs textes pouvaient être interceptés ou falsifiés. Francesco Giannone explique que beaucoup de lettres retrouvées ne sont destinées ni au gouverneur ni à un membre de l’administration de Mari, mais à un autre roi ou vassal. Pour faire délivrer leurs véritables messages, ils font appel à divers stratagèmes, tels que : donner un faux renseignement à un messager à l’oral et écrire sur la tablette le vrai message prévenant le destinataire. Et vice versa, le véritable message à l’oral et le faux à l’écrit.

Pour les expéditions, ils utilisent la désinformation d’une autre manière : comme les armées prenaient du temps à se déplacer pour partir en guerre, l’adversaire avait déjà des échos de l’arrivée de l’ennemi. On faisait alors courir des rumeurs sur le nombre de soldats, les rendant bien plus nombreux dans le but de faire peur à l’ennemi. C’est la guerre psychologique.
Pour en savoir plus sur le sujet de l’épisode, on vous conseille de lire :
Sur les renseignements au Proche-Orient Ancien :
2e millénaire
- Alp, Sedat. « Hethitisch šapašiya-/*šaušiya– „spähen » und šapašalli– „Späher » in den Maşat-Texten ». In Documentum asiae minoris antiquae Festschrift für Heinrich Otten zum 75. Geburtstag, par Erich Neu et Christel Rüster, 1‑4. Wiesbaden: O. Harrassowitz, 1988.
- Butterlin, Pascal. « Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie et ses chausse-trappes ». In Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, édité par Éric Denécé et Patrice Brun, 57‑80. Histoire mondiale du renseignement 1. Paris: Ellipses, 2019.
- Charpin, Dominique. « To Write or Not to Write: The Duty of Informing the King in the Amorite Near East (20th-17th centuries BC) ». Papyrologica Vindobonensia, no 8 (2015): 32‑41.
- Cohen, Raymond. « Intelligence in Amarna ». In Amarna Diplomacy. the Beginnings of International Relations, édité par Raymond Cohen et Raymond Westbrook, 85‑98. Baltimore, London: The Johns Hopkins University Press, 2000.
- Dossin, Georges. « Secrets d’État… » Akkadica, no 25 (1981): 1‑7.
- ———. « Signaux lumineux au pays de Mari ». Revue d’Assyriologie et d’archéologie orientale 35, no 3/4 (1938): 174‑86.
- Ghouti, Michael. « Témoins derrière la porte ». In Recueil d’études en l’honneur de Michel Fleury, édité par Jean-Marie Durand, 61‑68. Florilegium Marianum 1. Paris: SEPOA, 1992.
- Lafont, Bertrand. « Messagers et ambassadeurs dans les archives de Mari ». In La circulation des biens, des personnes et des idées dans le Proche-Orient ancien. Actes de la XXXVIIIe Rencontre Assyriologique Internationale, Paris, 8-10 juillet 1991, édité par Dominique Charpin et Francis Joannès, 167‑83. Paris: Éd. Recherche sur les civilisations, 1992.
- Moreno Garcia, Juan Carlos. « Le renseignement en Égypte pharaonique (3100-525 avant J.-C.) » In Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge, édité par Éric Denécé et Patrice Brun, 81‑96. Histoire mondiale du renseignement 1. Paris: Ellipses, 2019.
1er millénaire
- Dubovský, Peter. Hezekiah and the Assyrian spies. Reconstruction of the neo-Assyrian intelligence services and its significance for 2 Kings 18-19. Biblica et orientalia 49. Roma: Pontificio Istituto Biblico, 2006.
- ———. « Sennacherib’s Invasion of the Levant Through the Eyes of Assyrian Intelligence Services ». In Sennacherib at the Gates of Jerusalem. Story, History and Historiography, édité par Isaac Kalimi et Seth Richardson, 249‑91. Culture and history of the ancient Near East 71. Leiden, Boston: Brill, 2014.
- Dvornik, Francis. Origins of intelligence services. The ancient Near East, Persia, Greece, Rome, Byzantium, the Arab Muslim Empires, the Mongol Empire, China, Muscovy. New Brunswick, N.J.: Rutgers University Press, 1974.
Ouvrages généraux :
- Beckman, Gary. Hittite diplomatic texts. Writings from the Ancient World 7. Atlanta: Society of Biblical Literature, 1999 (1e édition 1995).
- BRUN Patrice (dir.), DENÉCÉ Éric (dir.), Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge, Ellipses, 2019
- Bryce, Trevor. Letters of the Great Kings of the Ancient Near East. The Royal Correspondence of the Late Bronze Age. London, New York: Routledge, 2003.
- ———. Warriors of Anatolia: A Concise History of the Hittites. London ; New York: I.B.Tauris, 2019.
- Charpin, Dominique. Lire et écrire à Babylone. Paris: Presses universitaires de France, 2008.
- Liverani, Mario. The Ancient Near East. History, Society and Economy. Traduit par Soraia Tabatabai. London, New York: Routledge, 2014.
- Meier, Samuel A. The Messenger in the Ancient Semitic World. Harvard Semitic monographs 45. Atlanta: Brill, 1988.
- Mouton, Alice. Rituels, mythes et prières hittites. Littératures anciennes du Proche-Orient 21. Paris: Éditions du Cerf, 2016.
- Sasson, Jack M. From the Mari archives. An anthology of Old Babylonian letters. Winona Lake: Eisenbrauns, 2015.
- Sauvage, Martin, éd. Atlas historique du Proche-Orient ancien. Paris, Beyrouth: Les Belles lettres, Institut français du Proche-Orient, 2020.
Bibliographie de l’invité :
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Relief égyptien de Ramsès II au Ramesseum de Thèbes concernant la bataille de Kadesh (au milieu à gauche, espions hittites malmenés par les Égyptiens). Source : Breasted, J. H. The Battle of Kadesh: A Study in the Earliest Known Military Strategy. Decennial Publications 5. University of Chicago Press, Chicago, 1903. pl. 1. Giannone, Francesco. « Naming of Messengers and Intelligence Matters in Hittite Correspondence ». Die Welt des Orients 53, no 1 (2023): 27‑45.
Autres :
- MOOC “À la découverte de la civilisation hittite”, dirigé par Alice Mouton : https://www.canal-u.tv/chaines/umr-8167-cnrs/mooc-a-la-decouverte-de-la-civilisation-hittite-chapitre-1#videos
- UNESCO, Mari (Tell Hariri), [en ligne] URL : https://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/1294/
- ABC News, The fight to save Syria’s antiquities from the hands of ISIS, . (2015, September 16), [en ligne ], URL : https://abcnews.go.com/International/fight-save-syrias-antiquities-hands-isis/story?id=33776060
Dans cet épisode vous avez pu entendre les extraits des œuvres suivantes :
- Astérix et Cléopâtre (1968)
Si cet épisode vous a intéressé vous pouvez aussi écouter :
Merci à Baptiste Mossiere pour le montage et à Lisa Rasamy-Manantsoa pour la rédaction de l’article ci-dessus !