Vies de Médiévaux #1 – Dhuoda, mère et intellectuelle
Découvrez le premier épisode d’un nouveau format, Vies de Médiévaux !
Dans Passion Médiévistes nous aimons bien vous montrer le Moyen Âge autrement, loin des clichés et des images d’épinal. Avec les jeunes chercheurs en histoire du blog Actuel Moyen Âge, que nous avons reçu dans le troisième hors série du podcast, nous vous proposons un nouveau format, Vie de Médiévaux.
Dans chaque épisode découvrez en quelques minutes un homme ou une femme médiévale qui mériterait d’être plus connu. Pour ce premier épisode, Pauline Guéna vous parle de Dhuoda, mère et intellectuelle du IXème siècle.
Dhuoda est un personnage paradoxal de l’époque carolingienne. On sait peu de chose sur la vie de cette femme de la haute aristocratie, qui a vécu en Septimanie, dans l’actuel sud de la France, une génération après Charlemagne. Et pourtant on sait beaucoup de choses sur sa manière de penser, de voir le monde et de s’exprimer. En effet, elle a dicté un livre célèbre. Entre autres parce que c’est l’un des rares textes produit par une femme laïque qui nous soit parvenu pour le Haut Moyen Âge. Pour donner une idée : ce type de texte, fragments compris, doit se compter sur les doigts des deux mains entre la fin de l’Antiquité, où ils n’étaient pas vraiment plus nombreux, et le XIIe siècle, où ils commencent à se multiplier.
Il s’agit d’un manuel qu’elle envoie à son jeune fils Guillaume, âgé de 16 ans, et séparé d’elle. Dhuoda qui a alors une quarantaine d’années et doute de le revoir un jour, lui adresse ce livre pour remplacer l’éducatrice qu’elle ne pourra pas être.
En effet, la vie de Dhuoda est prise dans une grave crise politique de l’époque. En 824, elle a été mariée à Bernard de Septimanie, un duc important au service de Louis le Pieux, fils de Charlemagne. Deux ans après naît son premier fils Guillaume, tandis qu’elle accompagne son époux dans plusieurs déplacements que sa charge implique. Puis, à une date inconnue, elle se retire à Uzès, près de Nîmes. Elle indique qu’elle le fait à la fois par fatigue, et sur le commandement de son mari. Il doit lui rendre des visites, puisqu’en 841 elle accouche d’un deuxième garçon.
Mais à ce moment-là, l’Empire est entré en guerre interne. Louis le Pieux est mort en 840, et ses fils se partagent la succession. La guerre va se poursuivre jusqu’en 843, date du Traité de Verdun, qui partage en trois l’Empire Carolingien, et attribue à Charles le Chauve la Francie Occidentale. Dans cette guerre, l’époux de Dhuoda, Bernard de Septimanie, a commencé par défendre un autre des fils de Charlemagne, avant de se rallier à Charles le Chauve. Mais il doit lui envoyer en guise de fidélité son fils aîné, Guillaume, alors âgé de 16 ans, que son père gardait jusque-là auprès de lui. Immédiatement Bernard fait demander à sa femme le nouveau-né, sans doute tout jeune parce qu’il n’est pas encore baptisé.
Lorsque Dhuoda dicte le Manuel à son fils Guillaume, entre 841 et 843, elle est donc une femme d’environ quarante ans, à qui son dernier-né vient d’être enlevé, et qui a de très sérieux doutes sur ses chances de revoir jamais son mari et ses fils, pris dans les affaires politiques de l’époque. D’autant plus, elle le répète souvent, qu’elle se sent elle-même fatiguée et prête à mourir. Par conséquent, elle écrit avec l’idée que ce livre doit la remplacer auprès de son fils aîné. Elle le dit dans un passage très émouvant :
« Constatant que la plupart des femmes en ce monde ont la joie de vivre avec leurs enfants, et me voyant moi, Dhuoda, ô mon fils Guillaume, éloignée de toi, et par là angoissée et toute animée du désir de te rendre service, je t’envoie cet opuscule transcrit en mon nom […] je serais heureuse si ce livre, par sa présence, pouvait te remettre en esprit lorsque tu le liras ce que tu dois faire par amour pour moi. […] les paroles sont de moi, la mise en œuvre sera de toi. »
Elle a aussi une pensée pour son plus jeune fils, dont elle ne connaît toujours pas le nom, en demandant à Guillaume de lui faire lire le livre s’il parvient à l’âge d’homme. Enfin, elle demande à ses fils de prier pour elle, de faire inscrire sur son tombeau en épitaphe un poème qu’elle a composé en latin. Elle demande aussi qu’ils paient ses dettes en son nom après sa mort. Bref le livre sert à la fois de manuel d’éducation et de testament.
Pourtant, seules l’ouverture et la conclusion sont aussi personnelles. Le reste de l’ouvrage est composé de conseils surtout religieux et même politiques, dont Dhuoda imagine tout à fait qu’ils pourraient être lus par d’autres lecteurs. Dans le cœur de l’ouvrage, on peut constater l’ampleur de sa culture : elle cite dans un latin non classique, mais qui montre certains termes calqués sur le grec. Elle farcit son texte de références et de citations, surtout religieuses, en très grande partie de l’Ancien Testament, ce qui est en accord avec la culture carolingienne en général, mais aussi les Pères de l’Eglise, et enfin des citations poétiques.
Comme beaucoup d’auteurs de son époque, elle s’essaie à des étymologies latines, parfois farfelues, mais pas plus que celles des grands ecclésiastiques du haut Moyen Âge. Par exemple, elle propose plusieurs étymologies pour le mot manuel : au lieu de s’en tenir à l’idée qu’il doit être tenu dans la « main » (manu), elle va le lier à la « main » de Dieu : son manuel doit rappeler que tout dépend de Dieu, et que la vie entière de son fils doit lui être consacrée.
Elle ajoute des conseils politiques qui vont dans le sens de la tempérance : obéissance d’abord à son père, puis à son seigneur Charles. L’ordre n’est pas anodin : au moment où elle écrit, elle doit craindre de voir un jour son fils, au service de Charles, se retrouver à combattre son propre père si les alliances devaient changer, comme cela arrive parfois. Elle insiste aussi sur le devoir de conseil envers le seigneur, ce qui correspond aux devoirs de type vassaliques dans le système de l’aristocratie franque.
En fait, tout son texte montre la pensée d’une femme extrêmement cultivée et pieuse, qui considère que la vie militaire à laquelle son fils est appelée ne doit pas être coupée de ses devoirs religieux et d’une solide culture biblique, religieuse et classique, qu’elle condense pour lui en un ouvrage. Tout ce qui, pour nous, en rend la lecture difficile (les citations incessantes et pas toujours identifiées) est en fait au cœur du message : les textes doivent modeler les attitudes de vie : « Tu as et tu auras des livres à lire et à feuilleter, à méditer, à approfondir, à comprendre, et tu pourras même trouver très facilement des docteurs qui t’instruiront ».
Tout son texte montre comment une femme privée de la présence de ses enfants y pallie à travers l’élaboration d’un ouvrage de haute culture, à moins que justement cette haute culture ne trouve dans un sujet lié à sa maternité une voie pour s’exprimer.
On ignore sa date de mort, mais on sait que son mari est décapité sur l’ordre de Charles le Chauve en 844, un an environ après la fin de l’écriture du Manuel. Guillaume, auquel le livre était destiné, meurt six ans après. Quant au nouveau-né, il a peut-être eu une descendance sous le nom de Bernard Plantevelue. Mais la seule descendance certaine de Dhuoda reste son ouvrage, copié dans plusieurs manuscrits jusqu’au Moyen Âge tardif, et dans lequel elle s’adresse parfois aussi directement au lecteur :
« Mère de deux garçons, je te demande de prier le Créateur très bon. Qu’il élève jusqu’au ciel le père de ces enfants, et qu’il me réunisse à eux dans le Royaume. »
Pour en savoir plus sur Dhuoda, Pauline vous conseille les ouvrages suivants :
- Dhuoda, Manuel pour mon fils, éd. Jean Meyers, Paris, les éditions du Cerf, 2012.
- Peter Dronke, Women writers of the Middle Ages. A critical study of texts from Perpetua to Marguerite Porete, Cambridge, Cambridge University Press, 1984
- Jean Meyers, Dhuoda et la justice d’a près son Liber Manualis (IXe siècle), CRMH, vol 25, 2013
Ce très beau générique a été réalisé par Clément Nouguier (du podcast Au Sommaire Ce Soir).